• Aucun résultat trouvé

P REMIER CHAPITRE

3. La question paléontologique, l’autre passion de Faujas

Au moment où Faujas parcourt les chemins de la vallée de Boscodon, non loin de Montélimar, un jardinier du nom de Ballard, déterre le 28 août 1775, de bien étranges pierres ressemblant à des bois de cerfs. Cette découverte arrive aux oreilles de Joseph Cuchet, libraire grenoblois qui fait alors appel à Faujas, savant local qu’il avait certainement connu lorsqu’il résidait dans la capitale des Alpes. On apprend dans l’avant-propos rédigé par Cuchet, qu’il est allé de lui-même voir Faujas chez lui - lors d’un voyage à Montélimar - pour obtenir ce mémoire. Page v, le libraire grenoblois se fend d’une note de bas de page publicitaire pour les ouvrages de Guettard et de Faujas en préparation. Il nous renseigne aussi sur le fait que Faujas n’avait pas signé son mémoire et qu’il se sent alors obligé de révéler aux lecteurs qui est à l’origine de cette étude. Cuchet ouvre, avec cette publication, une collaboration avec le savant qui va durer de nombreuses années.

La question paléontologique au XVIIIe siècle

La question des fossiles est depuis l’Antiquité, une énigme insoluble pour les savants. Bien que les Grecs admettent l’hypothèse que les mers avaient jadis recouvert les montagnes et que les coquilles étaient des animaux disparus, le retrait des eaux était encore difficile à appréhender. Avec l’avènement de l’ère chrétienne, la doctrine diluvienne règle relativement

1

bien le problème que toutes les théories sur la terre étaient autant de moyens de comprendre le

livre de la Genèse1. Mais comme affirme Maria Susana Seguin, les savants « se heurte à la

déconcertante complexité de la nature »2 et ne peuvent expliquer comment les coquillages se

sont retrouvés en haut des montagnes alors qu’ils auraient dû couler ! Ainsi la question du transport des fossiles devient centrale, car en plus de devoir comprendre ce qu’étaient ces animaux avant d’être des empreintes gravées sur des roches, les savants doivent aussi saisir

comment ils ont pu atterrir en haut des montagnes. Au milieu du XVIIIe siècle, Buffon reprend

le flambeau de l’étude sur les fossiles dans ses Théories de la terre et tente de prouver qu’on peut les trouver soit sur, soit dans les montagnes. Donc, d’après lui, le diluvianisme n’expliquerait qu’en partie la présence d'animaux pétrifiés. Le problème quand on parle des débats sur les fossiles, et particulièrement sur la conchyliologie, c’est que cette dernière est étroitement liée aux théories sur l’élévation des montagnes. Les Neptuniens affirment que les montagnes primitives (hautes) sont constituées de résidus fossilisés. Buffon, lui, est un des précurseurs du plutonisme, car il pense que les reliefs sont arrivés avant le Déluge. Enfin une

autre théorie monte au cours de la fin du XVIIIe : le volcanisme, qui, lui, démontre que la

formation des montagnes est plus récente et que le basalte est une création des volcans.

Pour en revenir à Faujas, il ne semble pas encore appartenir à un camp particulier, mais comme il l’écrivait en 1773, avant de créer des systèmes, il faut observer la nature. C’est ce qu’il a fait toute l’année 1775 avec sa compagnie savante. Faujas entame l’étude des bois de cerfs fossiles directement après être rentré des Alpes : « On me fit part à mon arrivée des Alpes, d’une découverte qu’un jardinier nommé Ballard, venoit de faire […] à un quart de lieu

de Montélimar3. » Cela nous permet de comprendre qu’il n’a certainement pas suivi ses

collègues à Orange comme le suggère Villars, mais qu’il serait tout simplement rentré chez lui.

L’observation et la chimie des corps fossiles

Cet opuscule d’une trentaine de pages est intéressant, car on y découvre rapidement la méthodologie d’analyse utilisée par Faujas. Ce mémoire fait exactement 24 pages de texte plus une planche. Les six premières pages, soit 25% du total, sont consacrées aux observations.

1

Sur ce sujet, voir Maria Susana SEGUIN, Science et religion dans la pensée française du XVIIIe siècle : le mythe du déluge universel, Paris, Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », n˚ 52, 2001.

2 Ibid., p. 143.

3 Barthélemy FAUJAS DE SAINT-FOND, Mémoire sur des bois de cerfs fossiles, trouvés en creusant un puits, dans les environs de Montélimar en Dauphiné, Grenoble, J. Cuchet, 1776, 24 p.

D’abord, il avertit directement le lecteur que ces bois ne sont pas, selon lui, de véritables fossiles, car leur « coloris » et leur « légèreté » ne correspondent pas à une pétrification ancienne. Il les compare certainement aux fossiles de coquillages, très en vogue, et dont l’aspect minéral est évident. Ensuite il décrit chaque pièce en sa possession :

I°. En une portion de mérain, de 11 pouces de longueur, sur six pouces & demi de tour, ce bois devait être considérable. Ce mérain, qui est garni de sa fraise, porte avec lui un cornichon de 6 pouces ; il en existoit un autre, mais ce dernier […] a été détruit. Ce mérain […], est recouvert, dans certaines parties, de leur écorce qui est forte & bien perlée, mais que sa vétusté a fait soulever & même entièrement détacher dans quelques endroits. Cette écorce, dans les bois de cerfs non fossiles, ne paroît jamais distincte du tronc ; elle fait au contraire un corps inséparable avec lui […], mais ici elle se dépouille & s’enlève d’une épaisseur toujours égale, l’exemple de certains arbres trop desséchés ou prêts à tomber en pourriture, dont l’écorce se détache à grandes lames avec une facilité singulière. Cette observation […] prouve l’analogie très-rapprochée du bois avec les substances ligneuses & confirme que le bois du cerf participe peut-être autant de la nature végétale que celle de l’animal1.

Cette posture très descriptive est symptomatique de la pensée linnéenne qui place l’observation à nu comme première étape de l’analyse d’un objet d’histoire naturelle. Enfin, Faujas prélève quelques échantillons dans le but de réaliser des analyses chimiques. Il en soumet un échantillon au feu pour tester sa résistance aux fortes chaleurs. Il le plonge ensuite dans un bain d’acide « nitreux » (nitrique) qui dissout totalement le morceau d’écorce.

L’importance du contexte naturel

Après les descriptions des objets in-situ, Faujas se livre à une longue analyse du terrain où les bois ont été trouvés (environ 41% du volume total du texte). Il commence par une observation stratigraphique des lieux en nous donnant les mesures des couches étudiées. Il dégage quatre strates, une de terre de 5 pieds (environ 1m62) et trois de sables de moins en

moins purs sur 11 pieds et deux pouces (environ 3m63), les fossiles apparaissant entre le 13e

et le 14e pied de profondeur. Pour finir, il note que les ouvriers n’ont alors rien trouvé d’autre

à partir du niveau de l’eau.

Faujas conclut de cette analyse des sols que les bois ont certainement été transportés par les eaux de la rivière voisine et que la terre a recouvert ces bois au fil du temps par

1 Ibid., p. 2 à 4.

Figure 11. Bois de cerf fossile, planche par Dagoty le Mémoire sur

l’action des eaux. Il se montre donc plutôt « actualiste », car il admet l’idée que la situation hydrogéologique puisse peu à peu transformer le paysage.

Les actualistes font partie d’une branche du plutonisme et a fortiori du vulcanisme qui pense les modifications paysagères constantes et sur la durée. Ils s'opposent donc aux tenants de la Genèse qui induit que Dieu par son action a remodelé toute la terre lors du Déluge et que la formation des paysages en est une conséquence immuable. Il ajoute même qu’il est « superflu de s’occuper ici d’une de ces révolutions antiques & primordiales qui se perdent dans l’éloignement du temps ». On reconnaît clairement ici les théories de Buffon sur la multiplicité des « révolutions » qui ont modelé la planète au cours des Époques de la Nature.

« Mais d’où viennent ces bois ? » continue Faujas, et comment sont-ils arrivés dans une région où il n’y a pas de cerfs ? Le naturaliste tente d’abord de comprendre comment a évolué le site. Pour ce faire il se comporte en véritable historien :

« Je n’ai donc pas négligé de faire des recherches dans les archives anciennes pour tâcher de découvrir si cette rivière n’avoit pas été autrefois plus rapprochée du terrain dont il s’agit, & j’ai eu à ce sujet la satisfaction de me convaincre par de bons documents, tels que les reconnaissances seigneuriales & les procédures de limites que le Roubion n’étoit pas éloigné de 80 pas des possessions du jardinier, il y a trois cents ans & quelques années1… »

Ici, Faujas mêle histoire et histoire naturelle en étudiant les « archives de la nature » à la lumière des archives humaines. Il constate que le lit du Roubion s’est déplacé au cours des siècles. Il insiste aussi sur le fait que la rivière étant assez impétueuse, il n’est pas impossible que les bois de cerfs aient été transportés jusque-là et déposés par un débordement pour ensuite être recouverts par le temps. Faujas décide alors de remonter le lit des cours d’eau environnants et notamment le Roubion. Ce cours d’eau est une large rivière passant par

Montélimar et augmentée par le torrent du Jabron. Il a, selon Faujas, accumulé le même type de sable que les ouvriers ont trouvé dans le puits de fouille. Cela prouve pour lui que les bois de cerfs ont été transportés depuis un lieu lointain par l’action des eaux. Notons que Faujas précise que les bois ont été trouvés après la jonction entre les deux rivières, et nous permet de situer le site assez précisément, car on sait aussi que la maison du jardinier est située à un quart de lieu de Montélimar (environ 1km). Mais ne sachant pas sur quelle rive se situe la maison, le jardinier devait vraisemblablement habiter soit dans le hameau des Combes soit dans celui de Ravière. Dans de but d’émettre des hypothèses sur la provenance de ces

1 Ibid., p. 9.

Figure 12. Zone de découverte du bois fossile, Carte Cassini 1740 via IGN

bois de cerf, le naturaliste remonte d’abord le lit du Jabron qui prend sa source à Comps. Il traverse des zones plutôt boisés, notamment vers Taulignan qui possède encore une vaste forêt. Toutefois Faujas avoue que cette zone ne compte plus de cerfs, mais imagine qu’ils aient pu vivre dans ces bois il y a quelques centaines d’années. Il fait de même pour le Roubion qui prend sa source à Chaudebonne et qui lui aussi traverse des espaces encore plus boisées que son affluant. La rivière est proche de la forêt de Guisan qui est alors très vaste et peu éloignée de la montagne d’Angelle où vivent ces animaux.

Faujas conclut donc que ces bois de cerfs semi-fossiles si l’on peut dire viennent d’une des zones boisées que ces rivières traversent et que l’action du courant les auraient transportés jusqu’à la maison du jardinier Ballard. Un débordement les aurait alors fait sortir du lit du Roubion juste avant son entrée dans le Rhône. Enfin, c’est tout simplement le temps et aussi la vie des hommes qui auraient permis d’enterrer peu à peu ces bois sous quatre strates successives.

Des justifications méthodologiques appuyées par une riche bibliographie

Après ces conclusions, Faujas nous livre ses intentions méthodologiques. Il rappelle qu’en histoire naturelle, rien ne doit être négligé si on veut se rapprocher de la vérité. Il reproche même à « certains », c’est-à-dire aux « faiseurs de systèmes », d’avoir oublié le travail sur le terrain1 ce qui leur fait commettre des erreurs sur les temporalités terrestres. Comment ne pas voir ici Buffon, qui comme le pense François Ellenberger n’est plus, à la sortie des Époques de la Nature, « un écrivain de cabinet. »

Mais Faujas reste tout de même sur une note amère : il avoue « qu’il est à la vérité, bien difficile & même impossible de fixer exactement [des époques], mais dont on peut quelques fois fixer des degrés de probabilité ». Cette humilité face à la nature est assez intéressante, car elle est une prémisse aux travaux dits régionalistes de Faujas que Gabriel

Gohau analyse dans son ouvrage de 19902. Et on voit que quelques années avant la

publication de ces deux grands ouvrages, Faujas adopte déjà une posture proche de celle de Guettard. Il termine enfin son mémoire dans la même veine, avec une note plus personnelle :

Je me suis particulièrement attaché, dans plusieurs voyages minéralogiques que j’ai faits, à étudier sur les lieux cette partie pénible & rebutante, mais très instructive de l’histoire naturelle, & je commence à m’apercevoir qu’il est possible, avec beaucoup de patience, & d’après l’examen fréquent & réitéré de cette multitude d’atterrissements qui se font voir sous tant d’aspects […] qu’il est possible, dis-je dans quelques-uns des cas, d’établir des probabilités satisfaisantes qui tendroient si non à fixer les époques, au moins à faire voir qu’on peut établir

1 Ibid., p. 16. 2

des différences dans la série des révolutions qu’a éprouvée & qu’éprouve journellement la planète que nous habitons1.

On se rapproche encore une fois du modèle méthodologique énoncé dans l’article de

17732. Faujas est déjà un régionaliste, non pas au sens politique qu’on lui donne aujourd’hui,

mais au sens scientifique. C’est un explorateur local qui pense que la science doit partir du particulier avant de se diriger lentement vers des généralités appuyées sur des faits précis. On est dans un type d’expérimentation totalement en accord avec l’esprit newtonien qui régit les sciences des Lumières, mais placé hors des murs. Le laboratoire des sciences naturelles est dehors, et le bon naturaliste se doit de sortir de son cabinet pour observer l’agencement de la nature. Il reprend même purement et simplement la formule qu’il utilisait dans son article de 1773, mais son « on commence à s’apercevoir » est devenu « je commence à m’apercevoir » que les études locales et répétées, etc.

Faujas nous donne aussi dans ce texte, qui fait clairement écho au précédent, quelques références bibliographiques qui nous permettent de positionner le savant dans le champ scientifique de son époque. Il cite de nombreux auteurs entre 1646 et 1768 dont Guettard et son ouvrage sur les sciences et les arts. Il s’en inspire d’ailleurs, particulièrement du

« Troisième Mémoire » traitant des os fossilisés trouvés sur la route d’Orléans vers 17483.

Guettard déjà, disait aimer observer les lieux, les couches et les strates de sable, et la minéralogie environnante. Il y a fort à parier que Faujas, venant de rentrer de voyage avec son premier mentor, qui était alors en pleine cartographie régionale du Dauphiné, soit influencé par cette pratique minutieuse de l’étude des productions terrestres.

Pour finir, les derniers mots de ce passage illustrent parfaitement le fait que Faujas est un géologue de son temps, pas forcément visionnaire, mais en tout cas situé dans une frange avant-gardiste du champ minéralogique. D’abord, quand il parle « d’époque », Faujas fait référence aux Époque de la Nature qu’il entend étudier par le biais d’observations sur le terrain comme il le fait avec Guettard. Il entre parfaitement dans cette mouvance des savants explorateurs qui doivent aller constater les faits géologiques et fouiller ce que l’intendant du Jardin du Roi appelle « les archives du monde ». De même, il reste dans une position duale quand il dit vouloir mesurer « les révolutions » qui ont fait les paysages. Il adopte ainsi le modèle catastrophiste des Plutonistes ou peut-être même des vulcanistes. Ensuite, au moment

1 Barthélemy FAUJAS DE SAINT-FOND, Mémoire sur des bois de cerfs fossiles, trouvés en creusant un puits, dans les environs de Montélimar en Dauphiné, op. cit., p. 17.

2 Barthélemy FAUJAS DE SAINT-FOND, « Essai sur l’étude des montagnes », op. cit.

3 Jean-Étienne GUETTARD, « Troisième mémoire sur des os fossiles d’animaux terrestres », in Mémoires sur différentes parties de la physique, de l’histoire naturelle, des sciences et des arts, Tome I, Paris, Laurent Prault, 1768, p. 29 à 77.

où Faujas réalise ses premières études, Nicolas Desmarest a déjà publié, en 1771, son

Mémoire sur l’origine des Basaltes. De fait, l’influence des idées de Guettard et de Desmarest

sur la compréhension géognostique du monde est sans doute très importante pour le jeune naturaliste. Enfin, Faujas adopte également une posture plutôt actualiste quand il nous dit que la planète subit « journellement » des révolutions par l’érosion, les vents et les hommes.

C’est dans ces lignes de pensée que Faujas s'inscrit au début de sa carrière d’amateur de science. On sent avec ces quelques lectures préliminaires qu’il tâtonne : il se place, il réfléchit à sa propre manière de décrire une nature qui, à n’en pas douter, le passionne et le fascine. Il est d’autant plus difficile de se positionner dans ce champ, car peu de spécialistes des sciences de la terre et de son histoire replacent ce jeune Faujas. François Ellenberger est un des seuls à avoir étudié le texte de 1773 et surtout à avoir senti qu’il s’agissait de Faujas.

Dans un article de 19821, il parle du jeune naturaliste comme de quelqu’un d’enthousiaste et

de passionné, puis dans le second tome de son Histoire de la Géologie, il revient sur cet

article en plaçant Faujas parmi les cartographes « utopiques »2.

Faujas n’est considéré, par les historiens de la géologie, comme un véritable savant à part entière à partir de la parution de ses deux grands ouvrages sur le Dauphiné et sur les volcans. Pourtant, avant d’écrire les deux « études » qui le rendent célèbre, le naturaliste s’est livré à de nombreuses expérimentations sur le terrain, comme il le préconise depuis le début. C’est aussi grâce à ses rencontres et amis qu’il commence peu à peu à se hisser dans la hiérarchie des savants respectés.

1 François ELLENBERGER, « Les premières cartes géologiques en France : projets et réalisations », op. cit. 2