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Comme nous l’avons vu, l’étude d’un homme de science tel que Faujas au tournant des Lumières relève de nombreux champs historiographiques et méthodologiques. Mais, pour construire notre objet historique sur des fondations solides, il nous a fallu nous appuyer sur un corpus multiforme permettant de répondre à tous les enjeux d’une vie de naturaliste. Les sources étudiées peuvent être regroupées en trois grands types. D’abord des sources « scientifiques », qui ont trait à la compréhension intellectuelle du naturaliste, puis les sources administratives et politiques qui nous permettent d’étudier le statut du savant et ses rapports avec le pouvoir, et enfin les sources plus intimes qui nous aideront à nous rapprocher de l’être humain qu’était Faujas de Saint-Fond.

1 Stéphane VAN DAMME, Paris, capitale philosophique : de la Fronde à la Revolution, Paris, Jacob, coll. « Histoire », 2005, 311 p ; Stéphane VAN DAMME, « La grandeur d’Édimbourg », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008, vol. 55, no 2, p. 152 à 181 ; Bruno BELHOSTE, Paris savant : parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, Colin, 2011 ; Bruno BELHOSTE et Nicole EDELMAN (dirs.), Mesmer et mesmérismes : le magnétisme animal en contexte, Montreuil, Omniscience, coll. « Histoire des savoirs », 2015.

2 Jean-Luc CHAPPEY, Ordres et désordres biographiques: dictionnaires, listes de noms, réputation: des Lumières à Wikipédia, Seyssel, Champ Vallon, coll. « La chose publique », 2013, 394 p ; Antoine LILTI, Figures publiques : l’invention de la célébrité 1750 - 1850, Paris, Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 2014.

Les sources scientifiques

Les sources dites « scientifiques » ou « savantes » constituent le premier grand type de

documents et tiennent une place prépondérante dans cette recherche. Ces sources nous ont permis d’analyser le processus intellectuel de l’acteur qu’est Faujas. C’est vers le manuscrit

qu’il faut se tourner pour reconstituer ses itinéraires intellectuels et physiques. Or, une belle collection des manuscrits de Faujas de Saint-Fond

avait été réunie au XIXe siècle par Eugène Chaper,

un notable grenoblois. Ces fonds, ensuite conservés par les archives départementales de l’Isère, nous ont permis, pendant les premiers mois de recherche, de repérer les différentes méthodes et les objectifs que se fixe Faujas en amont de son travail de publication. Ce dernier a laissé un certain nombre de journaux de voyage qui permettent de se représenter la manière dont il appréhende sa passion de naturaliste quand il se trouve dans le laboratoire à ciel ouvert que sont les montagnes. Les journaux de voyage de Faujas retrouvés aux archives départementales de l’Isère à Grenoble1 ainsi qu’au Muséum national d’histoire naturelle2 et à la BNF3 à Paris, relatent généralement les déplacements et la vie du naturaliste en voyage. En fonction des circonstances, il prend plus ou moins bien en note ses observations naturalistes dans les cahiers étudiés. Parfois, il précise tenir un autre journal plus savant ou bien avoir écrit de

« petits mémoires » spécifiques sur les objets qui l’intéressent le plus. Ce sont certainement

ces documents, comme l’analyse Marie-Noëlle Bourguet avec le carnet de Humboldt, qui sont démembrés et utilisés comme base de travail pour une partie des ouvrages. Ces textes permettent de comprendre comment Faujas appréhende à chaud le monde et la nature dans lesquels il évolue. Bien entendu, nous sommes conscients des temporalités de l’écriture des

1 Barthélemy FAUJAS DE SAINT-FOND, « Voyage de Paris », 1782 ; « Voyage dans la Belgique », 1794, « Voyage d’Italie », 1805, A.D. Isère J546.

2

Barthélemy FAUJAS DE SAINT-FOND, « Voyage en Angleterre », 1784, Bibliothèque centrale du M.N.H.N., ms 3384.

3 Barthélemy FAUJAS DE SAINT-FOND, « Voyage dans les Alpes », 1775 ; « Journal de mon voyage [en Vivarais et Velay] », 1777 ; « Voyage de Montélimar à Toulon », 1777 ; « Quatrieme voyage en Vivarais », 1778 ; « Voyage dans le midi », 1779 ; « Dixième voyage en Vivarais », 1779, BNF NAF 749.

Figure 1. Journal de voyage à Paris (1782-1783), A.D. Isère, J546

manuscrits : sur place, le soir à l’auberge, en voiture. Cependant, la surprise et l’émerveillement révèlent un certain amour pour les milieux naturels visités.

Ces textes offrent donc la possibilité de reconstituer une histoire concrète des pratiques savantes pendant les excursions, mais également pendant les temps de repos, de stagnation, les visites de cabinets, les conversations, etc. Le

Voyage de Paris, texte très statique, nous aide par

exemple à retracer le « Paris savant » et mondain de Faujas. Ce texte est une porte d’entrée sur ses réseaux sociaux, sur son degré d’intégration dans les cercles mondains parisiens ainsi que sur sa relation avec son mentor, le comte de Buffon, avec lequel il travaille sur l’Histoire Naturelle des

minéraux. Les manuscrits de voyages dans les

Alpes, le Vivarais et le Velay montrent bien, quant à eux, comment le naturaliste s’est construit son identité voyageuse. Écrits entre 1775 et 1777, ces textes, conservés à la Bibliothèque nationale de France, sont les premières traces des excursions scientifiques du jeune Faujas. Enfin, les journaux des missions en Belgique, Allemagne, Pays-Bas et Italie dépeignent des voyages savants en temps de guerre, contraints par une gestion étatique plus regardante.

Avec la découverte très tardive du manuscrit de voyage en Angleterre, c’est une autre utilisation du manuscrit qui s’est offerte à nous. Pour la première fois dans le cours de nos recherches, la comparaison directe entre le manuscrit et l’imprimé est devenue possible et a alors révélé l’ampleur des montages littéraires et éditoriaux de Faujas. Ce manuscrit, que nous avions cru perdu pendant presque toute la durée de nos recherches, a été retrouvé

quasiment par hasard. Grâce à Pierre-Jacques Chiappero, maître de conférences en

minéralogie au Muséum national d’histoire naturelle, qui nous a communiqué les photographies du manuscrit que nous avons ensuite retranscrit, ce très beau document a pu être récemment valorisé et coté par les services patrimoniaux du Muséum.

Figure 2. Journal de voyage dans le Vivarais (1777), BNF, NAF 749

Figure 3. Journal de voyage en Angleterre et en Écosse, manuscrit relié cuir rouge, Bibliothèque centrale du M.N.H.N.°ms/3384

La correspondance savante permet quant à elle d’identifier la nature collective du processus d’écriture des sciences à l’époque moderne. Les lettres de Dolomieu ont notamment permis de reconstituer toute une partie de la création de l’Essai sur les volcans éteints et de d’observer comment les deux naturalistes ont construit leur relation d’amitié autant que leur

perception des volcans. La correspondance savante sert à enrichir le volet « conversations »,

pour reprendre le terme employé par Christian Topalov. Les lettres mettent en exergue la nature des échanges entre savants et, parfois, la perception d’autres acteurs du même champ. C’est grâce à une lettre personnelle de Dolomieu que l’on comprend pourquoi Faujas se détache du duc de Chaulnes, que l’on sait d’où lui viennent les informations sur la paléontologie américaine ou comment il est perçu avant et après son passage en Grande-Bretagne. Cette correspondance dévoile aussi comment le petit monde des naturalistes perçoit Faujas et quelle est sa réputation. De plus, la correspondance savante peut aider à reconstituer les blancs dans les journaux de voyage. Par exemple, la correspondance entre Faujas et Martinus van Marum, qui nous a été transmise par Lydie Touret, a été un élément primordial dans la reconstitution de l’itinéraire de Faujas aux Pays-Bas.

Enfin, les textes imprimés, traités et articles de Faujas ou d’autres savants, permettent de repérer les choix du naturaliste dans son procesus éditorial. Quelles informations

sélectionne-t-il, comment les arrange-t-il ? A-t-il une méthode éditoriale ? Ces informations et

théories sont-elles brutes ou valorisées, romancées ? Quel est son positionnement

épistémologique au sein des sciences naturalistes au cours de ses quarante ans de carrière ?

Les productions scientifiques imprimées de Faujas sont assurément, en histoire des sciences, les textes les plus exploités. Aujourd’hui, les travaux de numérisation les ont rendus tellement accessibles que l’historien n’a même plus besoin de se déplacer pour les lire. Cependant, n’étudier que les traités et articles est un piège. Ce sont des productions finies qui répondent à

de nombreuses contraintes. Le temps, l’argent, le contexte politique peuvent influencer le produit final, comme c’est le cas de l’Histoire naturelle du Dauphiné. Les traités et articles doivent donc être mis en relation avec des productions extérieures comme les recensions, les commentaires et les attaques que l’on peut glaner dans la presse savante et généraliste de l’époque. L’épisode de l’aérostation est un exemple assez frappant de la forte médiatisation de la science dans les années 1780, passant de Mesmer à Bleton puis aux montgolfières. Ces productions doivent également être mises en relation, autant que faire se peut, avec les manuscrits antérieurs. Comparer manuscrits et imprimés, comprendre les méthodes, les constructions, les montages, et parfois, comme avec le Voyage en Angleterre, les mensonges et les arrangements, permet de retracer l’intégralité du travail de savant du terrain jusqu’à ce que la théorie finale arrive entre les mains des lecteurs. Il faut enfin mesurer l’impact et les résultats que les livres peuvent avoir sur les publics visés, et comment Faujas réutilise ses livres pour faire évoluer sa carrière.

Les documents administratifs

Les documents administratifs constituent le deuxième grand type de sources employées pour cette recherche. Même s’ils n’apparaissent souvent qu’en filigrane, l’administration des gens de savoirs est un sujet qui a suscité de notre part de nombreuses recherches d’archives, souvent infructueuses. Ces sources se concentrent sur les procédures qui émanent du savant ou des administrations qui employaient Faujas. Le fonds des Archives nationales F/17/1537-FG regroupe près d’une centaine de documents (lettres, rapports, attestations) concernant les interactions et échanges entre Faujas, son entourage et l’État. On y trouve la trace des demandes de pensions, des brevets, des privilèges, de la procédure de

liquidation de ces derniers1, de l’obtention de nouveaux postes et surtout des problèmes

financiers liés aux voyages naturalistes. Faujas, tout au long de sa carrière, est confronté à ces multiples difficultés qui le poussent à engager de nombreuses procédures visant pour la plupart à récupérer des sommes perdues ou avancées de sa propre poche. La richesse de ce fonds est complétée par la cote J547 des Archives départementales de l’Isère qui regroupe de nombreux documents, concernant ou appartenant à Faujas, comblant les blancs laissés par le

fonds des Archives nationales2. Nous avons eu l’opportunité de réaliser un véritable suivi de

1 Cette procédure consiste à étudier les dossiers de pensions et privilèges et d’estimer s’ils sont justifiés ou non. 2 D’autres documents sont également disséminés çà et là (particulièrement dans la série AJ/15 des Archives Nationales), mais ce n’est pas comparable avec le fort regroupement de documents administratif de ces deux fonds.

ces échanges tout au long de la carrière de Faujas. Ces sources administratives invitent à s’intéresser aux différents stratagèmes que le naturaliste utilise en fonction des situations et révèlent parfaitement que l’État ne se trouve plus tout à fait dans l’ancienne posture de

mécène, mais qu’il devient un véritable « responsable de ressources humaines » qui tente de

gérer tant bien que mal un personnel difficile. Elles donnent concrètement la mesure de ce qu’étaient les conditions matérielles d’exercice du métier de naturaliste.

La cote O/1/2126 et la série AJ/15 des Archives nationales concernent, de la cote 150 à 170, la comptabilité du Jardin de plantes et du Muséum et contiennent les paies de chacun des agents attachés à cette institution. Elles permettent de constater les rémunérations des professeurs et parfois de voir quand ils apparaissent pour la première fois, ce qui est synonyme d’embauche, ou quand leurs situations particulières les empêchent de toucher leur solde. Grâce à la corrélation de ces fonds, nous avons pu reconstituer le réseau de correspondance de Faujas au cours de sa liquidation et mesurer à quel point le professeur qu’il est alors en train de devenir est bien inséré dans les milieux politiques et institutionnels de l’époque. Ainsi, les sources administratives aident à évaluer le positionnement d’un personnage, non pas dans un champ seulement constitué d’intellectuels, mais également de politiques et de hauts fonctionnaires.

Figure 4. État des dépenses faites pour la culture du jardin du roi, et pour l’entretien des cabinets d’histoire naturelle et des appointements étages des personnes qui y sont attachées ; pendant l’année 1787. AN O/1/2126

Figure 5. État nominatif des professeurs et employés et de l’indemnité proportionnelle à eux accordée suivant deux arrêtés du comité des finances en date du 27 messidor et 7 thermidor an troisième de la République française une et indivisible. A.N. AJ/15/151.

La série AJ/15 regroupe également tout ou partie des sources de fonctionnement du Muséum. Déjà très bien utilisés par Pierre-Yves Lacour, ces documents rendent compte des conditions matérielles du métier de savant, notamment en voyage. Lors de la mission de Faujas et Thouin dans les territoires du nord, les fonds F/17/1276, 1277, 3902 et 3979 nous ont aidés à mettre en lumière le déroulement de leur travail et à compléter les informations que Faujas donne dans son journal et dans son livre sur Maastricht. Les lettres de Bosc en Italie nous ont aussi montré la genèse du Voyage en Italie de 1805, puis comment Faujas gère les convois depuis Vérone. Les retards, les blessures, les problèmes de transports ou de batailles sont tous présents dans ce type de correspondance. En effet, à son retour le savant en retard doit justifier ses actes et utilise alors ses péripéties pour se disculper, mais sans pour autant les faire figurer dans ses journaux de voyage.

Ces sources administratives s’accompagnent des fonds d’archives notariales, des cadastres et de plans qui, en plus de nous donner des indications sur les biens matériels de Faujas, permettent aussi de se représenter ses espaces de vies et de travail. L’inventaire après décès est notamment assez intéressant, car les objets de la collection parisienne du naturaliste ainsi qu’une partie de sa bibliothèque y figurent. Ainsi, ces sources juridiques sont en quelque sorte un pont administratif qui donne accès à la dimension privée des biens meubles et immeubles, de l’agencement des pièces, de la disposition des champs et des jardins, etc.

Les sources privées et intimes

Les documents relevant de l’intime forment le troisième et dernier grand type de sources. En étudiant un personnage tel que Faujas, on ne peut se priver d’aller à la rencontre de son intimité. Il est aussi nécessaire, pour donner de l’épaisseur et du vécu au travail du savant, de s’immiscer dans sa vie privée. Toutefois, le principal problème, quand on tente de réaliser une biographie prenant en compte l’intimité, est qu’autant certains auteurs sont

prolifiques sur l’écriture honnête des sentiments et ont produit des textes devenant pour le biographe un incroyable moyen de comprendre une personne en profondeur, autant il arrive que d’autres auteurs, comme c’est le cas ici, laissent peu de traces de leur « moi » intérieur. Devons-nous alors, tout comme Arnaud de Maurepas et Florent Brayard, dans leur Anthologie

des mémorialistes du XVIIIe siècle1, placer le témoin comme « seul héros » décidant de

« s’effacer devant lui » ? On peut aussi envisager de raconter l’intimité comme Anne

Corneloup2 qui s’intéresse à l’évolution de cette histoire des émotions en se demandant si le

« dessein de l’historien » n’est pas d’analyser les émotions et perceptions des sujets étudiés ?

Cette histoire des sentiments peut être alors envisagée comme une entreprise psychologique où il faut tenter de comprendre comment ce personnage perçoit le monde et se perçoit lui-même.

Le problème, c’est que Faujas brûle ses papiers. Il le dit dans l’un de ses journaux de voyage ; il ne conserve pas les courriers qui ne l’intéressent pas assez. De fait, il faut parfois aller chercher les informations de l’ordre du privé, du goût, du chagrin, de la maladie et de l’amour dans les autres textes étudiés à la base pour leurs aspects scientifiques. Les manuscrits de voyage, et en particulier celui de Paris, s’approchent du journal intime dans lequel Faujas décrit ses états d’âme et ses problèmes de santé.