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4.4. L’analyse des données!

4.4.4. Un moment d’écoute acousmatique

Voici maintenant un exemple plus détaillé de comment s’est constitué le premier extrait que j’ai analysé. Il s’agit de la réaction de MD face à la proposition de laisser revenir un mo- ment en lien avec le sentiment d’éduquer : « La première chose qui m’est venue, c’est l’image de mon fils ». Cette phrase m’écoute. Cette écoute se module et m’amène à me livrer, chaque modulation de l’écoute amenant un nouvel aspect.

Dans l’extrait suivant, je décris ce que je ressens, ce qui se passe pour moi et ce que je me dis. Ce que je me dis est en italique. Parfois, la frontière entre ce que je me dis et ce qui se passe pour moi est indéterminable. La pensée est parfois tellement proche du langage. J’ai tranché de la manière la plus honnête possible. L’aspect le plus difficile à rendre dans cet exemple est la manière avec laquelle la résonance progresse et me fait progresser. On pour- rait facilement croire qu’il s’agit d’association d’idées. Mais, ce qui est important à saisir, c’est que c’est la progression d’une forme intérieure qui guide cette progression, comme l’explique Vermersch (2005) à propos du sens se faisant. Ce passage vise à mettre en évi-

dence la relation entre le contenu de l’écoute acousmatique et le vécu des actes qui consti- tuent cette écoute.

La première chose qui m’est venue, c’est l’image de mon fils. Ma fille (en boucle).

La première chose qui me vient, c’est l’image de ma fille. Des images d’elle se succèdent dans ma tête, comme un diaporama. Et une sensation s’installe dans mon plexus solaire, chaude, pleine ... c’est de l’amour. Je reconnais cette émo- tion et cette émotion prend plus de place, monte dans mon thorax, dans ma gorge, dans ma tête.

Ma fille (en boucle).

Je sens comme un grand trou s’ouvrant sous mes pieds, un vertige. Éduquer,

c’est d’abord éduquer ma fille. Je réalise d’un coup que toute ma réflexion sur

l’éducation depuis que j’enseigne, et même depuis que j’ai commencé mon bacc ne s’adresse peut-être qu’à mon expérience d’être père. Non. Oui. Je ne sais pas. C’est cela mais ce n’est pas cela.

Éduquer ma fille (en boucle).

C’est plutôt que toute ma réflexion à propos de l’éducation, toute ma pratique d’enseignant ne serait-elle pas différente si je n’avais été d’abord un père ? Et les enseignants qui n’ont pas d’enfant ? Que font-ils ? Comment font-ils ? Est-ce possible d’enseigner sans être soi-même parent ? Comment peut-on y arriver sans la connaissance de cette expérience ? Je n’en sais absolument rien. Il est là mon vertige. Je suis presque paniqué à cette idée. Peut-être se basent-ils sur l’idée qu’ils s’en font ? C’est l’accouchement de ma fille qui me

revient. Non, ce serait tellement absurde. C’est impossible de s’en faire une

idée. Même dans les secondes qui ont précédé l’accouchement, je n’avais au- cune idée. Quand j’ai pris ma petite fille dans mes bras pour la première fois, je suis devenu un étranger pour celui que j’étais jusqu’alors. Cette vision

m’apaise. Comme ce geste de prendre ma fille m’a apaisé, m’a fait entrer dans

le monde de l’éducation. Éduquer ma fille (en boucle).

Des sensations se succèdent maintenant. Ces sensations sont reliées au senti-

ment d’éduquer ma fille. Mais ces sensations me renvoient à moi-même. À

tout ce que cette éducation me fait vivre. À mon apprentissage le plus exi- geant : celui d’être père. Ce sentiment d’éduquer serait-il donc lié à ces mo-

ments où, pour devoir éduquer, je dois moi-même m’éduquer ? Ou bien est-ce la manière que je m’éduque moi-même qui guide ma manière d’éduquer l’au- tre ?

M’éduquer (en boucle).

Cette expérience de m’éduquer ouvre un autre espace. Je suis le premier res-

ponsable de m’éduquer. Je revois des images de ma fille qui, maintenant à 11

classes, tous doivent apprendre à s’éduquer. Quel est mon rôle ? Je sens comme un éloignement, mais de quoi ? D’eux ou bien de moi-même ? Je me sens m’éloigner de moi-même. De moi-même. Les sensations et les images intérieures deviennent plus petites, plus pâles, plus ténues, floues. La sensation qui m’habitait n’est qu’un petit point dans mon abdomen.

M’éloigner (en boucle).

M’éloigner pour ne pas sentir mon impuissance, pour qu’il ne m’étouffe pas. J’ai peur d’être étouffé par mon impuissance. Et là je me vois me tenir dans la

classe dans un sentiment de grisâtre, de clair-obscur. Non, de grisâtre, par

manque de contraste. Par le flou de l’éloignement de moi-même. Mon impuis- sance à les éduquer m’amène à leur faire vivre des expériences. Des expérien- ces qui sont porteuses de défis et de nouveauté mais par rapport auxquelles je me tiens éloigné. Peur de faire face à mon impuissance ? Ou peur d’interfé- rer ? Mais j’interfère sans cesse. Est-ce bien de la peur ? Ou un souci de ne pas y projeter mon sens ? Non. Je me revois, plus précisément, je me rappro-

che. Je suis là et je guette. Je veux être là pour ce qu’il y aura à être. Je me vois m’éloigner d’un groupe d’élève, pour les laisser chercher. Je suis vigilant

à ne pas laisser mon intention de les faire apprendre submerger leur propre be- soin d’apprendre. Je veux être là pour le moment où ce besoin doit être accom- pagné.

Accompagner (en boucle).

Des images fugaces de classe passent dans ma tête. Encore des sensations liées

au sentiment d’éduquer. Une situation se pose. Je suis là, en classe, habité par

le sentiment d’éduquer. Non. C’est quelque chose qui habite la classe. Et je le

sens. Le sentiment vient comme une vague. Accompagner comme suivre la vague qui passe. Le sentiment, c’est être conscient de ce quelque chose qui ha- bite la classe. Un moment d’éducation, un moment sacré où quelque chose est appris, compris. J’en suis d’abord le témoin. Parfois le gardien. Parfois le guide. Non. Ce n’est pas moi qui guide. C’est la structure de l’expérience. Non. Il y a quelque chose là que je ne veux pas nommer, auquel je résiste. C’est la vie qui se manifeste et qui éduque. C’est elle qui guide et moi, j’ac- compagne le mouvement comme on accompagne la vague qui passe. Je me laisse porter par elle.

Ma fille (en boucle).

La vague se brise. Encore un trou béant. Quelque chose ne va pas. Cette expé-

rience que j’ai en classe, je ne la vis pas avec ma fille. Jamais. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’ai peur à nouveau. Mais une autre peur. Vivre plus de senti- ment d’éduquer à l’école qu’avec ma fille. Des souvenirs se bousculent. Un se

pose. Un moment me revient où j’ai eu ce sentiment d’éduquer avec ma fille, un matin avant d’aller à l’école. Non. Pas jamais. Je me souviens l’avoir re- connu. Ça m’apaise. Mais il y a autre chose sous cette angoisse. Quelque

chose de vrai qui veut se nommer. Les souvenirs reviennent plus lentement. Ce

là où j’affirme et je confronte aussi facilement en classe. Ça me ramène à ma

problématique : (sur un ton pleurnichard) « Je ne peux pas éduquer les élèves,

je ne les connais pas ! » Mais voilà que je ne peux éduquer ma propre fille parce que je la connais. Mais encore quelque chose qui veut se nommer.

M’apparaissent tous ces moments quotidiens où rien ne se passe de particulier : au déjeuner alors que ni elle ni moi ne parlons, lorsqu’elle passe et monte dans l’escalier, lorsqu’elle a besoin d’aide à l’ordinateur, lorsque nous écoutons un film. Rien ne se passe, mais ça passe. Quelque chose passe alors entre nous

deux. Comme une osmose.

Le sentiment d’éduquer (en boucle).

Avec ma fille, le sentiment d’éduquer existe dans une sorte de proximité, avec des moments d’éloignement, habituellement vécus comme pénibles et mal- adroits du point de vue de l’éducateur. Mais le sentiment d’éduquer en classe, c’est passer de l’éloignement au rapprochement. Dans des moments intenses qui le permettent.

Comme on le voit, l’écoute acousmatique prend son origine dans un élément isolé qui mo- dule cette écoute. Et chaque séquence amène un nouvel élément qui amène une nouvelle modulation. Cet élément modulant occupe, de ce fait, une fonction de pivot. Cette écoute en particulier a mené au texte suivant qui figure au tout début de l’annexe 2. Ce texte mis en relation avec la description précédente permet de comprendre le passage de l’écoute acousmatique au premier niveau de l’herméneutique acousmatique.

La première chose qui m’est venue, c’est l’image de mon fils (MD; 3:27) Première modulation : ma fille / éduquer ma fille

La première chose qui me vient, c’est que le sentiment d’éduquer est indisso- ciable du fait d’être parent, de l’expérience d’éduquer ma fille. Est-ce que le fait d’avoir eu ma fille avant de commencer à enseigner, avant même de m’ins- crire au baccalauréat en éducation y est pour quelque chose ? La naissance de ma fille a même été la raison qui m’a fait choisir l’éducation comme activité professionnelle, pour la stabilité qu’elle permettait, moi qui étudiait alors en composition. Ce que je veux dire, c’est que ça me pose la question d’un éduca- teur sans enfant, ou dont les enfants sont arrivés après le début d’une carrière en enseignement.

Deuxième modulation : m’éduquer

Mais en ce qui me concerne, je dirais plutôt que le sentiment d’éduquer est in- dissociable du sentiment d’éduquer ma fille, et peut-être de m’éduquer moi- même. Je le ressens comme une connexion à quelque chose de plus grand, qui évoque le miracle de la vie.

Troisième modulation : m’éloigner

Éduquer est un métier pernicieux, où l’on peut croire facilement que l’on est important, voire indispensable. On peut certainement jouer un rôle important auprès de certains enfants ou à certains moments, comme on peut se retrouver complètement impuissant. La plupart du temps, j’ai le sentiment de naviguer dans une zone de confort relatif, où mon impuissance demeure en arrière plan, mais où je donne à vivre aux enfants, sachant que mon sentiment d’être éduqué, mon moment d’éduqué, passe par une suite d’expériences qui m’ont façonné au gré de mes perceptions et de mes interprétations.

Quatrième modulation : accompagner

Le sentiment d’éduquer serait un sentiment d’harmonie avec la vie qui éduque. Quelque chose de bien plus grand que tous les éducateurs et qui ne veille ja- mais. J’entendais il y a de cela quelques années à la radio des personnes à qui on demandait pourquoi ils avaient décidé de retourner à l’école pour ré-appren- dre à écrire. La réponse était simple et unanime : il n’y a qu’à l’école que l’on peut ne pas savoir écrire.

Cinquième modulation : ma fille

Et qu’en est-il de mon sentiment d’éduquer ma fille ? Ce qui me sidère le plus, c’est de voir combien ma proximité peut faire de moi un éducateur complète- ment incompétent, déraillant complètement au moindre grain de sable sur les rails. J’ai bien plus souvent l’impression de perdre tous mes moyens avec ma fille que de vivre le sentiment d’éduquer. Mais ce n’est pas vrai. Plutôt, avec ma fille, le sentiment d’éduquer se trouve dans la banalité du quotidien, dans une présence commune, sans plus. Tandis que les moments où je dois prendre position, je m’enchevêtre dans la proximité affective et je perds tous mes moyens. À l’école, la banalité quotidienne semble trop vide à mon goût. Ce sont dans des moments plus intenses que je peux canaliser ma présence, à l’en- fant ou à la classe et à moi-même, et poser des gestes pédagogiques dans un sentiment d’éduquer.

Ce texte reprend le parcours de l’écoute mais tandis que l’écoute se fait sur un registre pri- vé, intérieur et très personnel, l’écriture vise déjà à ramener le discours dans une médiation plus conceptuelle, de manière à favoriser la mise en relation de l’expérience avec les con- cepts émergents.