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Avec la présentation du journal de pratique commence la présentation des outils méthodo- logiques proprement dits qui ont été privilégiés dans cette étude. Dans le cas du journal de pratique, tout comme pour l’entretien d’explicitation qui va suivre, il s’agit d’outils qui ont servi à la collecte de données. Le journal de pratique constitue un recueil de description de moments de pratique et constitue l’outil de base de la démarche réflexive. Outre ce journal, un journal de recherche et un journal méthodologique ont aussi été tenus. Ces deux jour- naux ne seront pas présentés puisqu’il s’agissait avant tout d’outils personnels de prises de

notes par rapport à l’évolution de la recherche, leur objectif principal étant de conserver des traces de chaque étape de la recherche. Disons seulement que le journal de recherche a été particulièrement utile pour reconstruire le parcours de l’élaboration de la problématique, rassembler les diverses sources théoriques, ainsi que pour échafauder l’analyse qui a pris plusieurs formes intermédiaires. La principale utilité du journal méthodologique est laissé aux bons soins de votre imagination débridée. Le journal de pratique, en revanche, se dis- tingue par sa fréquence, sa longévité et, surtout, parce qu’il a constitué à la fois le principal outil de cueillette de données et le principal outil de réflexion sur ma pratique d’enseignant.

4.2.1. Approche psycho-phénoménologique

Mon implication en tant que chercheur demande, puisque je veux décrire de l’intérieur, de conserver des traces non seulement de mes observations, mais surtout de ma manière de voir. C’est en ce sens qu’une approche psycho-phénoménologique de l’écriture du journal de pratique a été privilégiée. Ce journal est d’abord un compte-rendu de mon vécu d’édu- cateur, c’est-à-dire ma manière de voir et de percevoir des moments de ma pratique. Les extraits inclus dans la première partie sont de bons exemples de la manière dont les conte- nus sont abordés. Par contre, en raison du contexte du présent document, ces extraits sont réduits au minimum, c’est-à-dire à la limite de l’intelligibilité, tout en prenant soin d’en conserver la saveur. De manière générale, chaque extrait est de trois à cinq fois plus élabo- ré dans sa version originale.

4.2.2. Tenue du journal

Le journal de pratique, tenu entre 2004 et 2007, est constitué de moments de pratique pro- fessionnelle, de temps forts, c’est-à-dire vécus comme tels. Il s’agit de moments intenses, ou moments d’autoformation (Galvani, 2006), en ce sens qu’ils ont été vécus comme parti- culièrement signifiants. L’écriture est de nature phénoménologique, tentant de décrire les événements, les paroles et les actions telles qu’ils me sont apparus, tel que je les ai vécus. Les commentaires, jugements et autres réflexions a-posteriori sont soit évités, soit consi-

gnés dans un espace à part. L’outil utilisé pour cela est un logiciel en ligne « Les cahiers collectifs » (http://notes.levinux.org). Ce logiciel a été développé par Augustin Schapira sous le nom de The Diary qui désirait se doter d’un outil flexible qui pourrait l’aider à tenir des notes pour son propre parcours de doctorat dont la thèse s’intitule Collaboratively Sear-

ching the Web (Schapira, 1999). J’ai traduit sa version originale et j’en assure depuis la

mise à jour et le bon fonctionnement sur le serveur de Lévinux. Son grand avantage est de permettre d’y accéder et d’y travailler par internet, ce qui est presque incontournable pour moi, étant donné que je travaille dans plusieurs écoles. J’y tiens d’ailleurs toute ma planifi- cation de cours et mon suivi pédagogique. Ensuite, sa structure permet de tenir des notes datées, d’y inclure des commentaires et aussi d’inviter des personnes à y inclure leurs pro- pres commentaires. On pourrait y voir un précurseur du maintenant ubiquiteux blog, mais ayant néanmoins l’avantage d’opérer plusieurs cahiers distincts, chacun pouvant se présen- ter en version privée, semi-privée ou publique, au choix.

4.2.3. Un moment d’écriture du journal de pratique

Voici maintenant un exemple du vécu de l’écriture de mon journal de pratique. En fait, dans l’extrait qui suit, je décris phénoménologiquement un moment d’écriture. Plus préci- sément, il s’agit d’une approche psycho-phénoménologique des actes qui composent l’écri- ture de mon journal. Ça se passe un dimanche matin en mars 2007. Je m’assieds à mon ordinateur dans l’intention de décrire au moins un moment de pratique de la semaine qui vient de se terminer. On voit bien, au début, comment le moment intense s’impose à moi, par une impression de noeud. Le contenu de ce que j’écris n’est pas inclus dans ce pas- sage, seulement ce que je fais comme gestes intérieurs et ce que je vis en écrivant. Les pas- sages en italiques sont les phrases que je me dis au moment de l’écriture.

Je suis à la maison, dimanche matin. Il y a un moment particulier de ma se- maine qui m’habite où j’ai eu l’impression de frapper un noeud. Ce qui me reste, c’est le visage de cet élève de première année mêlé d’un sentiment que j’ai vécu à ce moment-là et que je nomme, pour l’instant, comme un noeud. Je viens donc m’asseoir à mon ordinateur et là, j’attends un peu, comme si quel- que chose me retenait. Je sens un poids s’ajouter sur mes épaules, je me sens

fatigué, en perte d’énergie. Je commence rapidement à faire autre chose pen- dant quelques minutes, puis je me force à arrêter, la fatigue est toujours plus pesante. Je me recule sur ma chaise, je bascule mon attention vers l’intérieur, je ferme les yeux, je sens graduellement le poids délaisser les épaules et se répartir dans tout mon corps. Je cherche alors le début, qui ne vient pas, alors je fixe cet enfant dans les yeux, ce sont ses yeux qui me troublent, j’y décèle une grande détresse et il me semble que tout ce que j’arrive à faire avec lui, c’est de proté- ger mon espace d’enseignement à ses dépends. Belle éducation ! Bon, il est

peut-être un peu tôt pour juger de la situation dont rien ne me revient. Ah ! Ça me revient ... le début me revient : il parle avec son voisin, je lui demande de

changer de place et il refuse ... je n’écris pas encore, je laisse ces événements m’habiter ... la suite me revient ... je deviens plus autoritaire ... menaçant même ... il y a de la honte qui monte en moi ... n’empêche que ça fonctionne, il s’écrase et je peux continuer le cours. Maintenant que j’ai une vue d’ensemble, je repasse lentement les événements dans ma tête, tout en prenant conscience des sensations que cela provoque en moi ... une sorte de fébrilité au plexus so- laire ... quelque chose de sombre et lourd à l’abdomen ... mais sans juger ou in- terpréter ... je remplis tranquillement les trous dans le déroulement de l’action et à un moment, j’ai une vision assez claire du déroulement, je visualise plusieurs détails, je recontacte mes états intérieurs, ce que j’ai vu et entendu ... comment, par exemple, je détecte la nervosité du groupe par la modulation des bruits des élèves qui bougent sur leur chaise et des petits bavardages ... comment aussi je réagis à cela. Alors je commence à écrire, lentement, au présent, ce que je vois, ce que j’entends, ce que je dis, ce que je fais, comment je me tiens, ce que je sens ... Je dois arrêter souvent, faire une pause, recontacter la situation ... par- fois, les mots viennent facilement, parfois, je fais une pause et je cherche le mot juste, je demeure en contact avec ce moment précis, je le visualise, le ressens, et j’attends que le bon mot apparaisse. Quand un mot apparaît, je le goûte, le compare avec la situation. Une fois le moment écrit du début à la fin, je relis. Je constate alors des trous, certains mots me semblent étrangers à l’expérience que j’ai vécu, je tente de reformuler ces passages. Quand je termine, je viens de passer plus de trente minutes à décrire un moment qui a duré environ 2 minutes. Alors, à ce moment, j’accueille les pensées, les prises de conscience, les idées, les interprétations et les jugements qui apparaissent (je sens dans les yeux de cet enfant la même détresse que j’ai vécu à son âge) ou qui étaient déjà apparus (la honte). Je les consigne dans un espace particulier pour les “commentaires”.

Il est certes intéressant de constater l’isomorphisme dans ce texte : je veux décrire une si- tuation dans laquelle j’ai frappé un noeud ... et je frappe un noeud en essayant de l’écrire : j’évite, je n’y arrive pas ... Ensuite, il y a tout le travail de se laisser habiter par la situation, de laisser revenir des sensations qui me remettent dans ce moment que je veux décrire. Ce-

ci constitue l’acte d’évocation, soit « le fait qu’un acte mental s’accompagne d’un contenu représenté de façon quasi-sensorielle » (Vermersch, 2003, p. 195). Cet acte d’évocation est central à la technique d’entretien d’explicitation décrite dans la section suivante. Cette pro- gression est très typique. L’évocation prend son origine d’un élément sensoriel (le visage de l’élève). Puis, plutôt que de chercher à « me rappeler », je demeure en contact en lais- sant d’autres éléments sensoriels revenir progressivement, jusqu’au moment où je peux or- ganiser ces moments qui remontent selon la logique temporelle de l’action. En me repas- sant l’action, d’autres détails émergent qui m’amènent dans un « quasi revivre » de cette situation.

Puis à un moment, il faut commencer à écrire. L’acte d’écrire me force à mettre des mots sur toutes ces sensations et ces images. Cette mise en mot constitue une étape importante dans la symbolisation de l’expérience parce que c’est par le contact avec cette expérience que j’arrive à trouver le mot juste. En me relisant, je suis alors à même de combler les vi- des et de préciser le sens de certains passages. Et l’herméneutique se met en marche : à force de décrire la situation avec le plus de justesse possible, j’en viens à comprendre un élément de mon histoire qui me fait m’attarder à cette situation, qui me fait même proba- blement sentir le noeud. C’est là que la démarche s’arrête. Déjà, quand les résonances de l’enfance montent, je suis sorti de la démarche phénoménologique en tant que telle.

4.2.4. Perspectives d’analyse

Tous les récits consignés dans le journal de pratique ont été utilisés de trois manières dis- tinctes. D’abord, comme je le mentionnais, ce travail d’écriture a été un travail de pratique réflexive en soi. Les prises de conscience que j’y ai faites, comme le fait de reconnaître ma souffrance et ma honte dans l’exemple précédent, m’ont accompagné dans ma pratique d’enseignant et m’ont aidé à affiner ma pratique.

Ensuite, mes récits de pratique m’ont servi à construire ma problématique tout en conser- vant un lien vivant avec ma pratique. À mesure que ma problématique a commencé à

prendre forme, j’ai commencé à lui associer des moments de pratique qui me paraissaient correspondre aux thèmes abordés. J’ai nommé ce document «"Moments fondateurs"» puis- que j’y reconnaissait les fondements pratiques de ma recherche. Les divers récits de prati- que que l’on retrouve dans le chapitre 2 proviennent de ce document. Cette constante mise en relation entre les niveaux conceptuel et pratique a même été, pour moi, la manière privi- légiée de comprendre et de manipuler la théorie.

Finalement, des extraits du journal de pratique m’ont servi, lors de l’analyse, à entrer en dialogue avec les éléments retenus des entretiens avec les autres éducateurs. Mais cette mise en relation sera expliquée dans la section qui vient sur l’herméneutique acousmatique.

En plus du journal de pratique, l’entretien d’explicitation a constitué mon second outil de cueillette de données.