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5.1. Premier niveau d’analyse : les moments du sentiment d’éduquer!

5.1.3. Moment transcendant

La première chose qui m’est venue, c’est l’image de mon fils

MD (3:27) Contexte

Au tout début de l’entretien, lorsque je propose à MD de laisser revenir un mo- ment où il a eu le sentiment d’éduquer.

La première chose qui me vient, c’est que le sentiment d’éduquer est indissociable du fait d’être parent, de l’expérience d’éduquer ma fille. Est-ce que le fait d’avoir eu ma fille avant de commencer à enseigner, avant même de m’inscrire au baccalauréat en éducation y est pour quelque chose ? La naissance de ma fille a même été la raison qui m’a fait choisir l’éducation comme activité professionnelle, pour la stabilité qu’elle permettait, moi qui étudiait alors en composition. Ce que je veux dire, c’est que ça me pose la question d’un éducateur sans enfant, ou dont les enfants sont arrivés après le début d’une carrière en en- seignement.

Mais en ce qui me concerne, je dirais plutôt que le sentiment d’éduquer est indissociable du sentiment d’éduquer ma fille, et peut-être de m’éduquer moi-même. Je le ressens comme une connexion à quelque chose de plus grand, qui évoque le miracle de la vie.

Éduquer est un métier pernicieux, où l’on peut croire facilement que l’on est important, voire indispensable. On peut certainement jouer un rôle important auprès de certains en- fants ou à certains moments, comme on peut se retrouver complètement impuissant. La plupart du temps, j’ai le sentiment de naviguer dans une zone de confort relatif, où mon im- puissance demeure en arrière plan, mais où je donne à vivre aux enfants, sachant que mon sentiment d’être éduqué, mon moment d’éduqué, passe par une suite d’expériences qui m’ont façonné au gré de mes perceptions et de mes interprétations.

Le sentiment d’éduquer serait un sentiment d’harmonie avec la vie qui éduque. Quelque chose de bien plus grand que tous les éducateurs et qui veille constamment. J’entendais il y a de cela quelques années à la radio des personnes à qui on demandait pourquoi ils avaient décidé de retourner à l’école pour ré-apprendre à écrire. La réponse était simple et unanime : il n’y a qu’à l’école que l’on peut ne pas savoir écrire. Toutes ces personnes, une fois sur le marché du travail, avaient dû faire face à la dure réalité qu’il est inacceptable de ne pas savoir écrire.

Et qu’en est-il de mon sentiment d’éduquer ma fille ? Ce qui me sidère le plus, c’est de voir combien ma proximité peut faire de moi un éducateur complètement incompétent, dé- raillant complètement au moindre grain de sable sur les rails. J’ai bien plus souvent l’im- pression de perdre tous mes moyens avec ma fille que de vivre le sentiment d’éduquer. Mais ce n’est pas la réalité. Avec ma fille, le sentiment d’éduquer se trouve plutôt dans la banalité du quotidien, dans une présence commune, sans plus. Tandis que les moments où je dois prendre position, je m’enchevêtre dans la proximité affective et je perds tous mes moyens. À l’école, la banalité quotidienne semble trop vide à mon goût. Ce sont dans des moments plus intenses que je peux canaliser ma présence, à l’enfant ou à la classe et à moi- même, et poser des gestes pédagogiques dans un sentiment d’éduquer.

Journal, avril 2007

Ma fille repart chez sa mère et je sais qu’elle oublie toujours quelque chose et laisse sa chambre en bordel. Et à chaque fois je me dis que je vais régler ça la prochaine fois, mais, comme à chaque fois, près du départ, elle devient un peu

absente et, finalement, il faudrait que je l’accompagne dans chaque pièce de la maison, mais elle a 11 ans et ça ne me semble pas une bonne approche. Je sais qu’elle fait comme moi, elle se coupe d’elle-même pour ne pas sentir sa peine de partir. Je me reconnais. Même que je dois moi aussi être vigilant à son dé- part pour ne pas me retrouver déconnecté. Alors il y a une partie de moi qui voudrait la sauver de cet état et une autre qui se dit qu’elle en a besoin. Mais d’une manière ou d’une autre, je demeure incapable de trouver une position so- lide. Il y a le mélange de sa peine qui me touche et sa manière de la vivre qui me fait sentir coupable de lui avoir montré et encore plus coupable de ne pas pouvoir l’aider à en sortir.

Journal de pratique, avril 2005

J’ai invité MR, un rappeur, à venir animer une période de musique. Il s’agit d’un jeune d’une vingtaine d’années qui a eu beaucoup de difficultés à l’école mais qui manie les mots avec grâce et passion. Je suis très heureux de pouvoir l’inviter parce qu’il me semble que ça doit être bon pour lui de revenir à l’école non pas comme un élève en difficulté mais comme un spécialiste. Presque ins- tantanément, MR se prend d’affection pour MJ, un jeune qui vit lui aussi l’école très difficilement. Je trouve cela plutôt fantastique, j’ai l’impression qu’il y a là une sorte de double résilience qui se joue. J’interviens à peine de tout le cours.

Ce qu’il y a de commun dans ces deux récits, c’est le fait de se reconnaître chez l’autre, en

l’autre. Pour ce qui est de ma relation à ma fille, ce n’est pas très étonnant, mais c’est bien

ce qui me paralyse, qui me rend la tâche bien plus compliquée.

Ce qui me frappe, c’est que dans ma problématique, c’est la distance avec l’élève qui sem- ble poser problème. Pourtant, avec ma fille, c’est la proximité qui semble poser problème. De ce point de vue, c’est ma distanciation face à l’élève et au groupe qui me permet de po- ser mon geste pédagogique dans un sentiment d’éduquer. De la même façon, cette distan- ciation m’amène parfois à me sentir incompétent. De plus, il se dégage un sentiment d’éduquer lié à un moment intense et un sentiment d’éduquer par osmose. Deux natures d’une même essence ?

Pour Gadamer (1960), la distanciation de l’expérience constitue une perte de la vérité de cette expérience mais en constitue néanmoins une condition de sa compréhension. Chez Ricoeur (1990), la rencontre de soi-même n’est possible qu’à travers la rencontre d’un au-

tre. Soi-même, c’est l’être. Se rencontrer, c’est se rencontrer comme altérité, à travers l’autre, par un souci de l’autre. Le sentiment d’éduquer serait-il une rencontre de soi- même, dans son besoin de s’éduquer, de saisir le monde et de s’y déployer, à travers un au- tre, dans le souci de l’autre ? Autrement dit, la supposée distance d’avec les élèves devien- drait plutôt circonstancielle. La distance de moi à moi, par exemple, pourrait être beaucoup plus déterminante.