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5.2. Deuxième niveau d’analyse : les gestes pédagogiques!

5.2.1. Geste d’amour

Contexte

Réponse de MI à la question « Qu’est-ce que c’est pour toi l’éducation ? » MI est une élève de sixième année)

MI (1:45 - 3:06)

Apprendre à quelqu’un à aimer, ça c’est la plus grande éducation ... faut que tu lui montres comment aimer ... il faut aussi que l’enfant soit en sécurité avec toi, ça c’est très important. Il faut qu’au début tu mets des relations, parce qu’au début, l’éducation, c’est juste de lui apprendre les choses les plus importantes dans la vie. Après, ça va commencer, l’école et pis tout ça ... le plus qui se fait de l’éducation, pour moi, c’est à la maison, mais aussi un petit peu à l’école parce qui nous apprend les maths et pis toute ça mais le plus important qui se passe c’est à la maison ... lui apprendre toutes les choses les plus importantes dans la vie, se sentir en sécurité, savoir comment être indépendant, savoir con- trôler ses choses, pas être toujours timide ... avoir pas de problème dans la vie, ça se peut pas mais ...

Je suis donc face à deux possibilités. Soit l’enfant se sent aimé et en sécurité à la maison, et alors je peux être conscient que ce que j’ai à lui enseigner ne sera jamais plus important que cela, soit ce n’est pas le cas, et alors je peux être conscient que ce que j’ai à lui enseigner ne correspond pas à ses besoins fondamentaux, ne peut donc faire aucun sens pour lui, sauf s’il trouve au travers de cela l’amour et la sécurité qui lui manquent. Dans le second cas, je n’ai aucune garantie que je peux lui apporter ce qui lui manque. Dans le premier, je n’ai aucune garantie que mon enseignement aura du sens pour l’élève non plus.

Dans le cas d’un élève insécure, il y a en plus de fortes chances, d’après la logique de l’énaction (Varela, 1996), qu’il perçoive l’école comme un lieu insécurisant. En effet, selon cette approche, notre perception guide notre perception tout en se basant sur des schèmes sensori-moteurs, jusqu’à nous faire adopter une « micro-identité » (Ibid.) qui serait la mieux adaptée à la situation. Ainsi, l’élève dont les schèmes sont liés à l’insécurité va avoir tendance à percevoir le monde comme étant menaçant, sur un mode pré-réflexif. Cette in- sécurité risque donc de faire obstacle à sa capacité à réussir à l’école, c’est-à-dire à répon- dre à ce qu’on attend de lui, tant face à l’institution qu’à ses pairs. Si l’enseignant est con- scient de cela, peut-il alors différencier sa façon de faire pour répondre aux besoins de cet enfant ? Probablement. Sauf qu’il n’est pas qualifié pour une telle tâche, pas plus qu’il n’en est mandaté. Les enseignants sont formés pour développer des stratégies didactiques mais pas pour intervenir sur des aspects psychologiques ou socio-affectifs. Un enseignant

qui le fait joue à l’apprenti sorcier, mais aucun enseignant ne peut pourtant ignorer cette dimension.

Ceci nous ramène au coeur de la problématique de légitimation qui est à l’origine de cette recherche. Des professionnels qui doivent jour après jour poser des gestes pour lesquels ils ne sont ni formés, ni mandatés. En effet, si un enseignant pose un tel geste, les parents de l’enfant concerné pourront alors lui dire que cet aspect n’est pas de son ressort et, d’un point de vue légal, ils auront raison. C’est la tâche des psychoéducateurs, qui eux non plus n’ont pas les moyens de leur mission, faute de temps. D’un point de vue éthique, tout cela me semble inacceptable, mais « Que voulez-vous que je vous dise, c’est comme ça ! Il faut faire avec ce qu’on a ! » répondent les directions d’école et la commission scolaire. Alors d’un côté je vois des enfants vivre à l’école semaine après semaine, année après année, des problématiques dont ils n’arrivent pas à se sortir mais qui ne sont du ressort de personne en particulier, au point où ils doivent être convaincus qu’ils en sont responsables et qu’ils mé- ritent leur châtiment (de Gaulejac, 1996). De l’autre, j’entends des enseignants bien inten- tionnés dire : « Lui, il est temps que je le casse. » Cela est dit sans agressivité, plutôt un mélange de honte et de résolution ferme. C’est le point de vue honnête de l’enseignant qui n’est pas formé pour intervenir avec des problématiques qui débordent le cadre académique de l’apprentissage et qui doit quand même enseigner.

Par conséquent, dans le meilleur des cas, entendant par là que l’enseignant a une vision juste et profonde de la situation, celui-ci pourra tenter de minimiser l’impact de la problé- matique vécue par l’élève, souvent sans espoir d’arriver à vraiment aider cet enfant. J’ai vu des enseignantes fondre en larmes à force d’essayer sans espoir. J’en ai vu bien plus, y compris moi-même, choisir plutôt de se protéger de ce désespoir, tenter d’accepter que ce ne soit pas de notre ressort puisqu’on ne peut mélanger l’autorité de l’enseignant et l’ac- cueil du thérapeute, ce que l’enseignant n’est pas de toutes manières. Voilà la base d’une éducation sans amour. Quand aimer est trop souffrant.