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4.3. L’entretien d’explicitation!

4.3.1. Présentation générale

Réussir, c’est comprendre en acte. Comprendre, c’est réussir en pensée.

Jean Piaget L’entretien d’explicitation est une technique d’entretien visant à aider la personne intervie- wée à s’auto-informer de son action effective. De ce fait, l’interviewer est aussi informé sur l’action de l’interviewé. La pratique de cette entretien donne également de bonnes pis- tes de travail pour en arriver à s’auto-informer soi-même, ce que l’on nomme auto-explici- tation (Vermersch, 2007). Cette technique d’entretien postule que nous n’avons pas accès pleinement au vécu de notre propre action et que l’aide d’un médiateur nous permet de combler ce manque, du moins en partie.

En effet, Piaget (1974a) a bien reconnu que l’action est une connaissance autonome, que je n’ai pas besoin de savoir ce que je sais pour faire ce que je fais. Par exemple, je sais que je vais me tenir en équilibre sur ma bicyclette mais je ne sais pas en détail comment je m’y prends, quels muscles opèrent selon quelles informations, par exemple. Entre le vécu sin- gulier, ou la connaissance en acte, et le vécu comme objet de connaissance, ou savoir expé- rientiel, il y a le processus de l’abstraction réfléchissante. Ce processus consiste d’abord en un réfléchissement, soit le passage de la connaissance en acte, ou du vécu premier, au plan du vécu représenté. Le réfléchissement implique d’établir un certain rapport intérieur avec son expérience. C’est pourquoi l’entretien d’explicitation va guider l’interviewé vers la « position de parole incarnée » (Vermersch, 2003).1 L’interviewé est alors en « évocation »

de son expérience. On peut repérer cette position de parole par divers signes extérieurs tels un ralentissement du débit de parole, des hésitations du genre du mot sur le bout de la lan- gue ou un décrochage du regard. On peut aussi repérer l’évocation par le contenu de ce qui est dit. L’interviewé va souvent parler au présent et va généralement évoquer des percep-

tions sensorielles d’au moins un sens en particulier. Mais le réfléchissement n’est que la première étape, comme le démontre le schéma suivant :

Figure 4 : Modélisation des étapes du passage du pré-réfléchi au réfléchi selon Piaget (Vermersch, 2003, p. 80)

Le vécu représenté l’est souvent sous une forme pré-langagière et doit être verbalisé. C’est la thématisation.

La prochaine étape est une nouvelle abstraction, l’abstraction réfléchie qui crée les objets de pensée. La qualité de la carte élaborée lors de la thémati- sation est fonction de la qualité du rapport à l’expérience vécue lors du réfléchissement, ce qui est particuliè- rement important lorsqu’on travaille dans une approche expérientielle.

L’étape du réfléchissement est particu- lièrement importante aussi parce que les savoirs pratiques sont de l’ordre du pré-réfléchi. Conséquemment, le ré- fléchissement en est l’acte le plus pro- che de ce pré-réfléchi.

Vécu singulier, inscrit dans l!action Connaissance en acte

Vécu représenté Signifiants intériorisés, privés

Vécu verbalisé

Habillage par les significations

Vécu comme objet de connaissance Construction de l!expérience Réfléchissement Thématisation Réflexion Étape I Étape II Étape III Étape IV

La structure générale d’un entretien va comme suit : il y a d’abord une phase d’initialisation durant laquelle il y a prise de contact et élaboration initiale d’un contrat de communication. Vient ensuite une phase de focalisation durant laquelle l’interviewé est guidé vers un mo- ment spécifié, c’est-à-dire un moment précis, circonscrit dans le temps. Vient ensuite la phase d’élucidation de l’action. C’est la phase d’explicitation de l’action proprement dite. Lors de cette étape, l’interviewer relance surtout de manière à obtenir une description de l’action : « Et ensuite, qu’est-ce que tu fais ? » ... « Et quand tu fais ça, comment tu fais ? » ainsi que des prises d’informations : « Et quand tu dis que ... comment tu sais ? » ... « À quoi tu vois ça ? » On remarque, même à travers ces phrases vides de contenu, le souci de diriger l’attention sans induire le contenu des réponses. Ces phases sont toutes ponctuées, au besoin, de phases de régulation. Soit pour établir un nouveau contrat de communication, soit pour ramener l’interviewé dans le moment spécifié, ou pour toute autre raison.

L’élucidation de l’action implique également une certaine compréhension de la nature de l’action. À ce titre, toute action peut être conçue comme un élément d’une suite formant une action à plus large échelle. Le contraire est aussi vrai, toute action pouvant être conçue comme une suite d’actions élémentaires. Prenons un exemple au hasard : la confection de mon premier café ce matin. Je peux voir ce moment comme le premier d’une suite d’ac- tions qui a composé mon déjeuner. Je peux en revanche décomposer cette action entre un suite de plus petites actions telles qu’allumer la machine, insérer du café dans le panier, placer ma tasse, etc. C’est ce que Vermersch nomme la « fragmentation » (Op. Cit.). L’en- tretien d’explicitation vise un niveau assez fin de fragmentation puisque c’est là que réside le savoir expert, composé notamment des prises d’informations. Ainsi, poursuivant l’exemple, je pourrait m’attarder à l’insertion du café dans le panier qui a consisté en une suite d’étapes incluant le dosage et la manière de déposer le café moulu. Porter ensuite son attention sur l’action de doser le café constituerait un nouveau niveau de fragmentation de l’action comportant des précisions essentielles sur la manière de prendre le café dans le pot et d’en évaluer la quantité par rapport à la finesse des grains et leur degré de compactage. La fragmentation peut d’ailleurs s’opérer jusqu’au niveau infra-conscient des mécanismes neurologiques à la base de la cognition (Op. Cit.). Comme on le verra lors de l’analyse, le

concept de fragmentation est incontournable dans une recherche qui vise la conscientisation aux niveaux du geste et du sentiment.

L’entretien d’explicitation fournit généralement trois types de données. La première partie de l’entretien permet généralement une discussion autour d’une thématique et donne lieu à des échanges de nature habituelle, typique à la majorité des discussions et des entretiens semi-directifs. Les propos recueillis à ce moment peuvent être intéressants. Il faut par con- tre être conscient que ce sont généralement des propos d’ordre général qui peuvent différer grandement de ce que la personne fait ou vit effectivement. Puis, viennent des verbalisa- tions où l’interviewé est en évocation ou position de parole incarnée. Ce type de verbalisa- tion fournit des informations sur ce que l’interviewé a effectivement réalisé comme action dans un moment précis. Il s’agit du premier niveau de prise de conscience, le niveau des- criptif et procédural. Finalement, il y a aussi les verbalisations qui proviennent de prises de conscience provoquées par cette situation de ressouvenir. Une fois l’action décrite en détail lors de la phase d’élucidation, et parfois même pendant cette phase, l’interviewé va souvent avoir des prises de conscience en lien avec ces événements. Il s’agit d’un deuxième et d’un troisième niveau de prise de conscience. De manière assez générale, ces niveaux sont ceux des inférences cognitives, comme le fait d’y reconnaître une de ses stratégies récurrentes, et celui du sens personnel que l’on attribue aux événements, comme le fait d’y reconnaître un aspect identitaire important. À ce moment, l’interviewé n’est plus en train de décrire son action, mais ses propos sont souvent différents des propos d’ordre général tenus en début d’entretien parce qu’ils émergent en lien avec une expérience particulière. Ces trois types de données ne sont pas nécessairement plus ou moins bonnes, mais il semble important de les différencier d’un point de vue qualitatif, surtout en ce qui concerne la présente recherche qui pose la question du rapport à son expérience !