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5.2. Deuxième niveau d’analyse : les gestes pédagogiques!

5.2.11. Geste d’écouter

Contexte

MI fait le lien entre le fait de s’être sentie écoutée et ce qu’elle a appris de la situation.

MI (17:17 - 17:47)

Je sentais vraiment qu’il m’avait écouté, qu’il m’avait montré c’était quoi, que la perfection ça n’existait pas, que j’essayais de m’en demander beaucoup ... de réussir toujours à satisfaire les autres sauf moi ... Parfois je me sacrifie, je me pile sur la tête pour une autre personne ... Ça servait plus à rien de se piler des- sus.

Que se passe-t-il pour moi quand j’écoute MI ? C’est ma propre histoire qui résonne. Il me semble que la chose la plus difficile pour moi, comme pédagogue, est de faire la distinction entre l’intolérance et le respect de moi-même. Je suis constamment interpellé par des cho- ses qui me dérangent, qui me heurtent. Prenons le cas d’un élève qui perturbe constamment

le cours. À un moment je n’en peux plus, j’explose. Je vois bien que cet élève a besoin d’aide, qu’il cherche à répondre à un besoin, mais d’une manière qui évite ce besoin proba- blement inconscient, ou alors innommable. Mais ses gestes sont aussi un manque de res- pect à mon égard, à l’égard des autres élèves, à l’égard du travail. Et puis, je peux tenter de travailler avec cet élève sur ce qui lui fait problème mais, tel qu’il a été dit précédemment, mon temps est restreint, mon mandat ne couvre pas cette démarche et mon rôle est ambigu du moment où je mélange la fonction d’autorité et la fonction d’accompagnateur. Alors je peux appliquer des règles de vie, mais cela me semble souvent participer davantage à ali- menter le problème qu’à le résoudre. Et tout ce temps, je vis la situation comme un respect que je ne m’offre pas, ce qui m’amène à devenir intolérant et à gérer plutôt qu’éduquer. J’explose, je me fragmente. Tous ces petits morceaux de moi sont répandus dans la classe.

Deux choses ici se croisent et entravent l’articulation du sentiment d’éduquer avec le geste pédagogique. D’abord, le fait de ramener à moi, de vivre comme un manque de respect, le comportement indiscipliné d’un élève. Dans une telle situation, c’est d’abord l’élève qui ne se respecte pas. C’est ma propre histoire qui résonne au point que je n’entende plus rien de la situation présente. Ensuite, le manque de temps est une limite incontournable de ma réa- lité. Voir chaque groupe une heure par semaine fait d’une dizaine de minutes passées à ac- compagner un élève en difficulté un luxe que je ne peux me permettre très souvent. Ma perception de déborder de mon mandat et de tenir un rôle ambigu découle entre autres de ce manque de temps. J’ai le mandat d’aider les élèves sur une base de besoins individuels, mais je n’en ai guère le temps.

Mais le véritable malaise se situe dans ce paradoxe : Si je situe la problématique de l’élève dans un rapport adéquat / inadéquat, alors je ne manque plus de temps, mon mandat et mon rôle sont clairs, mais j’ai conscience de ne pas travailler sur ce qu’il y a à éduquer chez cet élève. Comme si je me disais : « Je n’arrive pas à éduquer cet élève, donc ce n’est pas mon problème ». Mais si je situe le problème dans une perspective plus complexe d’un être hu- main en formation qui, tout comme moi, fait ce qu’il a appris, alors il me semble que je dé- borde de mon mandat pour entrer dans des considérations psychosociologiques. Mais

l’ambiguïté ne vient-elle pas plutôt de ma crainte personnelle de m’affirmer et de prendre position en ce sens ? Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais qui a vraiment la capacité de prendre en considération une des contradictions majeures du système scolaire, soit la mis- sion d’éduquer conjuguée avec l’impossibilité de le faire ?

Alors la seule voie qu’il me reste à exploiter est bien souvent l’autorité, autorité qui ne m’a jamais donné quoi que ce soit de bénéfique lorsque j’étais moi-même en difficulté. L’auto- rité ne semble bénéfique qu’à ceux qui réussissent et qui se conforment. Et je suis en posi- tion d’autorité. J’ai horreur de jouer ce rôle duquel il ne sort jamais rien de bon.

Mais est-ce que je mélange autorité et abus de pouvoir ? L’autorité consiste à installer des règles de vie pour tous, pour faciliter la vie. L’abus de pouvoir est d’installer des règles de vie qui vont me rapporter à moi. Souvent l’enfant a le sentiment que les règles ne servent qu’aux professeurs. Il n’a pas le sens de la communauté mais est bien souvent lui-même rejeté par cette communauté. Il est alors centré sur un rôle de victime. Dans mon cas, c’est une autorité qui semble profiter au plus grand nombre et qui permet d’identifier plus faci- lement les rebelles. Mais comme je remets en question ma légitimité d’éducateur, c’est que je remets également en question l’autorité qui me la confère. Alors, je ne peux pas plus avoir confiance en la légitimité de ma propre autorité. Et si je remets en question cette légi- timité, c’est justement parce que je vois ces enfants se désagréger eux-mêmes sous cette autorité.

Si je prends le temps, honnêtement, de réfléchir à ce que je connais du monde, jamais rien n’est sorti de bon de l’autorité telle que l’incarnent les diverses hiérarchies politiques et économiques. Et même si on me trouvait quelques exemples que je m’efforcerais d’occul- ter, ceux-ci pourraient-ils rivaliser avec les millénaires de guerre et d’esclavage qui compo- sent notre histoire ? Et quelles positions incarnent mieux l’autoritarisme que l’armée et l’esclavage ? Mais les enfants ne souffrent-ils pas du manque d’autorité, de limites floues, de cadres mous, de valeurs incertaines ? Manifestement. Mais ces choses ne s’inventent pas, sinon ce ne sont encore que d’autres mensonges à la coquille creuse, comme le gou-

vernement prône des valeurs et une autorité auxquelles plus personne ne croît. Les enfants ne sont pas plus fous. S’ils rejettent en masse notre autorité, c’est sans doute parce qu’ils n’y croient plus eux non plus (Benasayag et Schmit, 2006).

Voilà ! C’est pour cela que, comme enseignant, je mine constamment mon autorité. Quand les élèves ont l’air trop sûrs de moi, je me contredis, je laisse planer un doute ou je me re- mets moi-même en question. Je souhaite montrer des chemins différents. J’ai de la diffi- culté à accepter qu’on accepte mon autorité sans difficulté. On entend dire chaque jour que le monde se meurt, qu’il est en danger. Alors n’y aurait-il pas de la place pour de nouveaux paradigmes ? Cette affirmation de Philippe Meirieu exprime bien, à mon avis, la logique inhérente à nos paradigmes éducatifs :

Il convient tant aujourd'hui de mettre fin à un malentendu : la non-directivité, ça n'a jamais vraiment existé... c'est, comme le dit si bien Daniel Hameline, « un lieu dont tout le monde revient sans jamais y être allé ». Et la « pédagogie de la maîtrise », personne ne l'a jamais pratiquée, pas plus que l'évaluation formative ou formatrice, pas plus que la pédagogie différenciée !

Meirieu, 1995, p. 110 Ceci me paraît très instructif sur nos manières de concevoir la pédagogie. Ce qui est dit ici, c’est que nous avons des idées d’une pédagogie non-directive. Plusieurs enseignants ont été charmés ou stimulés par cette idée. D’autres l’ont peut-être acceptée de plus ou moins bon gré. Mais toujours est-il que les enseignants ont dû faire rapidement face à l’évidence que cette idée était impraticable. Lorsque cela arrive, on part à la recherche d’autres idées, peut-être moins impraticables ou peut-être seulement plus à la mode. Mais ne nous vient-il pas à l’idée que ce ne sont, justement, que des idées que nous nous faisons ? Pour ma part, je dirais que je pratique depuis 10 ans la pédagogie non-directive et que je ne saurais encore dire ce que c’est. Ma pratique change d’année en année. J’ose aussi croire qu’elle se raf- fine. On oublie vite que dans le terme « pratique », il y a le terme « pratique ». Un musi- cien qui pratique un instrument depuis 10 ans sait bien qu’il n’est, après tout, rien d’autre qu’un sympathique débutant. En enseignement, le terme de débutant désigne généralement l’enseignant qui en est à ses trois premières années. C’est à croire que l’éducation est

moins compliquée que la trompette.

En ce qui me concerne, ce n’est pas un hasard si je travaille si fort à développer une appro- che non-directive. Ce fut initialement une manière de faire vivre le processus de création, celui-ci s’accommodant assez mal de la directivité. En approfondissant la réflexion, j’ai été à même de réaliser que c’est aussi une manière pour moi de travailler mon rapport à l’auto- rité et au pouvoir. Et on pourrait sans doute me demander pourquoi je choisis une approche considérée par plusieurs comme désuète qui a tendance à compliquer mon rapport déjà dif- ficile à l’autorité. La réponse est qu’une autre méthode me permettrait peut-être, justement, d’ignorer cette difficulté et cette ignorance pourrait avoir comme conséquence de m’amener à polluer ainsi ma pédagogie sans m’en rendre compte.

Mais l’approche non-directive implique aussi un deuxième versant : l’encouragement et le plaisir. Y’a-t-il du plaisir dans ma pratique à enseigner la vie ou la musique ? C’est peut- être là la prochaine étape de mon processus d’éducateur en devenir.