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5.1. Premier niveau d’analyse : les moments du sentiment d’éduquer!

5.1.4. Moment de création

J’ai l’impression que je les ouvre à quelque chose de nouveau

MD (5:14) Contexte

MD donne une formation à des directeurs d’écoles secondaires. Il associe le sentiment d’éduquer à un moment particulier de cette formation où il a l’im- pression de les ouvrir à quelque chose de nouveau pour eux.

L’ouverture à la nouveauté, l’ouverture par la nouveauté, une nouvelle ouverture. Amener chez l’autre une ouverture face à quelque chose de nouveau. Permettre à l’autre de créer en lui une ouverture pour accueillir quelque chose de nouveau. Donner du nouveau à l’autre de telle manière que celui-ci ouvre sur une nouvelle vision des choses ou de lui-même. La

création d’une ouverture qui permet un dépassement de ses propres limites. Ce mouvement

est fondamental au processus de création, mais aussi au processus de l’autoformation par le biais de l’acte créateur. C’est bien ce que semble suggérer Tymieniecka :

Ainsi, l'essor créateur en faisant reculer les limites du monde extérieur, répond à une poussée intérieure vers le dépassement non-seulement des limites que le monde fixe comme cadre à notre expérience, mais avant tout, des moules que nous nous sommes forgés nous-mêmes par nos façons de sentir, de voir, d'éva- luer ce que nous perpétuons passivement comme les formes de notre participa- tion au monde, à autrui, à notre propre intériorité. [...] En cherchant à le dépas- ser, c'est le monde que l'acte créateur vise mais en visant le monde, c'est par ricochet, au moi qu'il ramène, à cette intériorité d'où l'on était précisément parti. Tymieniecka, 1972, p. 6

Voilà un type de moment où une rétroaction spontanée et évidente vient me confirmer que je suis investi dans un acte d’éducation, qui vient confirmer la justesse de mon geste péda- gogique. Mon sentiment d’éduquer, pour sa part, vient de ma propre création du geste pé- dagogique. Je recherche, comme pédagogue, cet espace de nouveauté, de création. Je me place dans une posture de pédagogue-compositeur. Au lieu de composer avec des sons, je compose avec des enfants.

Le but est d’amener aux élèves un élément de nouveauté de telle manière que ceux-ci voient une ouverture dans leur conception et créent du même coup de la place pour ac- cueillir cette nouveauté, tout en étant ébranlés par cette révélation.

Journal de pratique (octobre 2006)

J’enseigne à une classe de sixième année et j’ai beaucoup de difficulté à leur faire conserver une attitude d’écoute parce qu’il y en a toujours un et un autre pour parler sans lever la main. Il y en a même qui lèvent la main et qui parlent en attendant d’avoir le droit de parole. Alors je prends un temps pour leur ex- pliquer ce que signifie le geste de lever la main et je termine en disant que moi- même, lors de réunions avec les autres enseignants, je lève la main lorsque j’ai quelque chose à dire, parce que c’est la meilleure méthode que je connaisse. Et alors, il y a un moment de silence mêlé à de la surprise, je vois des grands yeux ouverts dans le vide, il y a comme un temps d’arrêt, de suspension. Et je réalise que les élèves réalisent que le fait de lever la main n’est pas lié au fait qu’ils soient jeunes. Pour eux, c’est quelque chose qu’ils ont appris sans jamais en saisir le sens. Je viens de faire comprendre à des élèves de sixième année ce que signifie de lever la main pour parler !

Ce petit discours improvisé aurait bien pu tourner court ou bien avoir un effet nul. Je savais que je devais leur dire d’une manière nouvelle, sinon à quoi bon répéter ce qu’ils savent. J’ai écouté cette situation. Que me disait-elle ? Elle me parlait de moi, elle m’écoutait. Quand je ne fais pas quelque chose, c’est que cela n’a pas de sens pour moi. Alors je leur ai expliqué quel sens cela avait pour moi, sens que j’ai découvert en leur expliquant. C’est comme si l’écoute acousmatique devient, pour moi, un mode de création pédagogique. Re- cevoir le son pour ce qu’il est : faire la même chose pour le geste pédagogique. Le recevoir pour ce qu’il est et ainsi lui donner un sens m’amène à ressentir le sentiment d’éduquer

comme dans un travail de composition l’écoute des gestes sonores amène à découvrir la figure qui permet de leur donner du sens.

Le moment pédagogique de Meirieu (1995) conceptualise une rencontre de l’enseignant et de l’élève, les axes de cette rencontre étant l’intention pédagogique de l’enseignant et la résistance de l’élève. La rencontre s’effectue par le biais de ce travail sur la résistance, tra- vail lui-même dirigé par l’intention pédagogique et dont le médiateur est un certain savoir en cause. Il ne s’agit pas nécessairement d’une résistance pathologique. Le plus souvent, c’est une résistance normale au changement, qui peut être en revanche amplifiée, voire exa- cerbée, par la souffrance de ne pas comprendre, de se sentir exclu de la communauté appre- nante qu’est la classe. Quoique Meirieu pose la résistance du côté de l’élève, mon mémoire de maîtrise (de Champlain, 2004) posait la question du travail de l’enseignant face aux ré- sistances et aux souffrances qu’il rencontre en lui-même.

L’ouverture dont il est ici question me semble renvoyer à une rencontre où la nouveauté déjoue la résistance. L’enseignant se positionne dans son intention pédagogique. L’élève porte sa résistance. Mais l’ouverture à la nouveauté place la rencontre sur un autre niveau. L’enseignant crée une ouverture en dépassant les limites du monde établies dans le cadre en question comme l’artiste, chez Tymieniecka, dépasse les limites du monde, et par le fait même ses propres limites, par son travail de création.