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3.4. La conscientisation": du geste au sentiment!

3.4.2. La présence en tant qu’acte de conscience

Cet engagement à adopter une posture réflexive va, d’une manière ou d’une autre, se tra- duire par une présence accrue à son vécu. La présence est un aspect qui touche à la fois la conscience et l’engagement. Être présent à soi, à l’autre, à la situation, signifie faire l’effort d’être plus conscient de ce qui se vit. La présence est porteuse d’une exigence : « dans la présence, je mets ce que je vis à l'épreuve pour m'assurer que j'existe. C'est la qualité de mon expérience vécue à ce moment et en ce lieu, dans cet environnement avec les autres, que j'interroge » (Honoré, 1992, p. 112). Cette interrogation que pose la présence ne va pas de soi. En éprouvant la situation, c’est moi-même que je mets à l’épreuve et je n’ai aucune garantie que je suis en mesure de soutenir cette épreuve. Mais interroger sa qualité de pré- sence implique également d’être plus conscient de la situation. Comment, en effet, être plus présent sinon en étant plus conscient ? À la limite, le simple fait de poser la question peut me rendre plus conscient de mon « manque » de présence. Mais que peut-on dire des processus de conscientisation qui sont à la base de cette présence ? L’approche énactive de Varela offre un terrain de réflexion complémentaire à celui de la présence et propice à la conscientisation du geste pédagogique.

Pour bien saisir l’approche développée par Varela, commençons avec un exemple banal : Je marche dans la rue, me rendant à mon travail. Soudainement, je prends conscience que je n’ai pas mon portefeuille dans ma poche. Je me raidis, ralentis mon pas et m’arrête. Je

passe alors en mémoire les derniers instants où je l’ai tenu dans mes mains, etc. Ce qui se passe ici, Varela (1996) le nomme « microrupture ». J’habite d’abord un « micromonde » bien connu de moi, la marche qui me sépare de mon travail, et j’habite alors une « micro-i- dentité » qui constitue un ensemble de savoirs-faire et de manières d’êtres qui sont habituel- lement mobilisées dans cette situation. Lors d’une microrupture, nous en vivons des cen- taines chaque jour, se joue alors une intense activité neuronale qui se stabilise sur un schème sensori-moteur : la micro-identité qui nous semble la mieux adaptée au micro- monde que nous percevons. « Et ce sont les ruptures, les charnières qui articulent les mi- cromondes, qui sont la source de l'autonomie et de la créativité dans la cognition vivante. Il faut donc examiner ce sens commun sur une micro-échelle, car c'est pendant les ruptures que la naissance du concret a lieu » (Varela, 1996, p. 28).

Varela définit donc l’approche énactive de la cognition selon ces deux propositions corré- lées : « 1- la perception consiste en actions guidées par la perception ; 2- les structures cognitives émergent des schémas sensori-moteurs récurrents qui permettent à l'action d'être guidée par la perception » (Varela, 1996, p. 29). Varela situe ainsi la cognition comme un processus incarné. La conscience d’une situation passe par une interaction entre ce que les sens perçoivent et des schémas sensori-moteurs, c’est-à-dire des façons de faire et d’être que j’ai apprises et qui sont imprégnées dans mon système nerveux. Varela définit ainsi la nature virtuelle de soi qui tient au fait que ce que nous percevons comme étant « soi- même » est une multitude de micro-identités récurrentes jamais présentes toutes à la fois. Lorsqu’au chapitre 2 je me reconnais quatre co-identités d’enseignant (prof-clown, prof-sa- vant, prof-police et prof-expert), on pourrait maintenant dire que je me reconnais quatre micro-identités. Celles-ci correspondent effectivement à des schèmes élaborés préalable- ment, tout en étant le fruit de ma perception des élèves in situ,

Comme c’est le cas à propos des actions éducatives, Varela soulève que la plupart de nos actions éthiques sont le fruit d’une aptitude « à faire face immédiatement aux événements » (Varela, 1996, p. 18). Ainsi, être présent, c’est se donner la possibilité de faire varier notre perception de la situation et ainsi de se donner la possibilité de « choisir » une micro-identi-

té plutôt que de prendre celle qui apparaît spontanément. C’est ce qui se passe dans le cas du récit de pratique qui ouvre la section 3.3.2 sur le geste et l’impulsion. Au début, je suis rigide, pris au piège, en quelque sorte, de ma micro-identité, cette dernière oriente mon at- tention et filtre ma perception en accord avec ma conception de ce micro-monde. Puis, ce mouvement de recul de ma part, accompagné de cette suspension de mon intention, permet une micro-rupture, une mise à jour de ma perception de la situation et un nouveau micro- monde m’apparaît, de même qu’une nouvelle micro-identité.

La mise en relation de l’approche énactive et du moment socio-historique apporte égale- ment un éclairage très intéressant de part et d’autre. Dans les deux cas, notre perception nous renvoie, sans nous demander notre avis, à nos schèmes connus, qu’ils soient sensori- moteurs ou bien socio-historiques, et conditionnent, du même coup, notre perception. Un moment socio-historique n’est-il pas vécu de la même manière qu’une micro-identité ? La perception d’un micro-monde est-il vécu différemment d’une définition de la situation ? Si le moment socio-historique favorise la prise de conscience de nos institutions, l’approche énactive favorise la prise de conscience des actes au niveau psycho-phénoménologique, in- vite à être plus conscient du rapport entre ses perceptions et l’émergence de nos micro-iden- tités. Être plus près, en somme, de ses sens.