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Un champ hydrothermal au cœur d’une dorsale lente

Chapitre 2. Au milieu de l’Atlantique, 23 ans de découvertes sur l’édifice Tour Eiffel

2.1. Un champ hydrothermal au cœur d’une dorsale lente

2.1.1. Contextes géologiques le long de la MAR

La ride médio-atlantique est une dorsale lente voire ultra lente (10-40 mm/an), ce qui explique la longévité des systèmes hydrothermaux (Früh-Green et al., 2003), et, la fréquence des champs hydrothermaux y est plus faible que dans le Pacifique (Baker et al., 1995, Figure 19). Les systèmes hydrothermaux le long de la MAR ont été classés en trois catégories (Kelley et Shank, 2010).

Sur les champs basaltiques, comme TAG et Lucky Strike, la source de chaleur provient d’une chambre magmatique en refroidissement. La chimie y est impactée par la séparation de phase en profondeur, et le pH des fluides est acide et enrichi en CO2 d’origine magmatique.

Le deuxième type de système apparait dans des contextes ultramafiques et présente des fluides enrichis en CO2, CH4 et H2, comme sur les champs Logatchev et Rainbow ;

Le troisième type de système se trouve au sein des contextes géologiques à péridotite. Les fluides sont de moins fortes températures et proviennent soit du refroidissement de matériel du manteau soit de réactions de serpentinisation. Le pH est plutôt basiques, et le fluide pauvre en CO2, mais riche en CH4 et H2. C’est le cas du site de Lost City (Kelley et al., 2005).

2.1.2. Fonctionnement du champ hydrothermal Lucky Strike

Figure 20. Contexte géographique et géologique du champ Lucky Strike. (A) : position le long de la dorsale médio-Atlantique ; (B) : position du mont hydrothermal dans la vallée axiale ; (C) : coupe transversale de la vallée axiale au niveau du mont ; (D) les trois cônes volcaniques entourant le champ

hydrothermal Lucky Strike ; (E) : champ hydrothermal Lucky Strike, avec les édifices autour du lac de lave. Cartes adaptées de Ondréas et al., 2009, sauf la E, tirée de Husson et al., 2016.

2.1.2.1. Géologie

Le mont Lucky Strike se situe au sud du point triple des Açores, jonction entre les plaques tectoniques nord-américaine, africaine et eurasienne (Desbruyères et al., 2001, Figure 20A). Il forme une large plateforme de presque 11 km (Humphris et al., 2002, Figure 20B) entre 1800 et 2000 m de profondeur, entrecoupée de nombreuses failles. Le centre de la plateforme est occupé par un mont surmonté par 3 cônes volcaniques encerclant une dépression de 750 m est-ouest et 550 m nord-sud où se situe le champ hydrothermal Lucky Strike, à 1690 m de profondeur moyenne (Figure 20C et D). Les cônes volcaniques présentent de grandes failles, ce qui montre que le volcanisme est antérieur au tectonisme à cet endroit. Un ancien lac de

lave au centre de la dépression, en revanche, semble être plus récent que l’activité tectonique (Figure 20D). La roche au centre des trois cônes est basaltique et forme des laves en coussins (Humphris et al., 2002). La vallée de la dorsale au niveau du volcan est coupée à l’est et à l’ouest par deux failles normales, et constitue un fossé tectonique appelé graben. La faille à l’est plonge à pic (45-50°) jusqu’à une chambre magmatique à environ 3 km de profondeur (Singh et al., 2006). Barreyre et al. (2012) ont décrit trois types de substrats sur ce champ hydrothermal : des dalles de conglomérats de sédiments hydrothermaux de moins de 20 m de diamètre, des dépôts hydrothermaux massifs de 10 à 20 m, et les escarpements des failles qui bordent le graben, qui peuvent atteindre environ 100 m.

2.1.2.2. Hydrothermalisme

Figure 21. Hydrothermalisme de Lucky Strike. (a) : Modèle conceptuel de la circulation hydrothermale en profondeur : un seul panache remonte de la chambre de magma axiale avant de s’étendre dans une zone

plus perméable le long des fractures du graben, (b) zoom du carré noir de la figure (a) montrant une interprétation de l’origine des émissions froides (LT : low temperature), intermédiaire (IT) et chaude (HT : high temperature). Les émissions HT émanent directement de la source principale. Les émissions IT sont

formées par le mélange avec l’eau de mer en sub-surface. Les émissions LT sont soit plus fortement mélangées avec l’eau de mer (hyp. 1) soit réchauffées par conduction (hyp. 2). Tirée de Barreyre et al.,

2014b.

L’activité hydrothermale du champ Lucky Strike est ancienne, remontant potentiellement a plusieurs milliers d’année (Humphris et al., 2002; Langmuir et al., 1997). Le fluide au sud-est semble être différent des autres fluides du champ (Charlou et al., 2000; Langmuir et al., 1997), et pourrait provenir d’une deuxième zone de réaction (Barreyre et al., 2012). L’autre hypothèse est qu’il existe une source unique et profonde, et que la chimie des fluides est affectée par la nature des roches qu’ils traversent (Barreyre et al., 2012; Charlou et al., 2000, Figure 21a). Les fluides peuvent diffuser : (i) à travers les dalles de la croûte océanique (ii) à travers des fractures dans la roche, (iii) à travers les flancs des édifices hydrothermaux ou (iv) au bas des fortes pentes (Barreyre et al., 2012). Ces sorties de fluides sont principalement contrôlées par

la perméabilité de la croûte océanique transversalement par rapport à l’axe de la vallée du graben (Fontaine et al., 2014; Rouxel et al., 2004). Les émissions diffuses semblent majoritaires. En effet, 75 à 90% du flux de chaleur total seraient libérés par les fluides diffus (Barreyre et al., 2012).

2.1.2.3. Composition des fluides

La chimie des fluides purs du champ Lucky Strike est fortement influencée par la séparation de phase (Von Damm et al., 1998), et leur composition varie selon les édifices (Charlou et al., 2000). La géochimie du fluide pur est contrôlée par la zone de réaction située entre 1 à 3 km de la surface du plancher océanique (Fontaine et al., 2014). La température des sorties de fluide chaud varie entre 170 et 325°C (Barreyre et al., 2014a; Charlou et al., 2000). Les mesures obtenues sur trois ans montrent qu’elle reste stable, avec un signal semi-journalier correspondant à celui de la marée, même à distance du fluide (Barreyre et al., 2014a; Khripounoff et al., 2000, 2008). Les températures élevées sont principalement liées à la pression de la marée, car la croûte océanique, poreuse et élastique, réagit au signal tidal et module les sorties de fluides. Ces fluides ressortent plus chauds, avec des vitesses verticales plus importantes (Barreyre et al., 2014a). En revanche, les températures plus faibles résultent d’une réponse plus complexe aux signaux de marée, étant influencés à la fois par l’effet de la pression et celui du courant (Figure 21b). Les flux de basse température (3 - 33.5°C) diffusent à des vitesses de 0.9 à 11.1 cm/s, tandis que les flux plus chauds (200-300°C) sortent en panache à des vitesses de 22 à 119 cm/s (Mittelstaedt et al., 2012; Sarrazin et al., 2009). Les fluides du champ Lucky Strike sont moins concentrés en hydrogène et moins réduits que ceux de la plupart des champs de la MAR (Charlou et al., 2000, 2002).

2.1.3. Un champ hydrothermal sous surveillance

Les nombreuses recherches menées sur Lucky Strike en font l’un des champs hydrothermaux les mieux connus de l’Atlantique. Dans le cadre du programme international InterRidge (International Cooperation in Ridge Crest Studies), un projet de suivi multidisciplinaire, MoMAR (Monitoring the Mid Atlantic Ridge), est lancé en 1998. Il privilégie une approche intégrée combinant plusieurs disciplines, de la géophysique à l’écologie, pour l’étude long terme de la dynamique des écosystèmes hydrothermaux du champ Lucky Strike. MoMAR fait partie du programme européen, EMSO (European Multidisciplinary Seafloor and water column Observatory) suite à la mise en place en 2010 de son observatoire grand fond, maintenant appelé « EMSO-Açores ». L’observatoire consiste en un ensemble d’équipements branchés sur deux plateformes (les « nœuds » SEAMON ouest et SEAMON est), équipées de batteries autonomes (Figure 22). Le nœud géophysique SEAMON ouest est placé sur le lac de lave au

centre de Lucky Strike. Il alimente un sismomètre grand fond (Ocean Bottom sismometer) et une sonde de pression et de température. Le nœud SEAMON est (Figure 22B), quant à lui, est installé près de l’édifice hydrothermal Tour Eiffel. Il constitue le nœud écologique de l’observatoire et alimente deux modules.

Le premier est un dispositif de colonisation microbiologique, CISICS (Connected In Situ Colonizing System). Il a été développé en 2013 et permet d’effectuer une expérience de colonisation et de prélever en parallèle des échantillons de l’eau environnante à des intervalles de temps programmables dans huit poches de prélèvement sous vide. Le colonisateur mesure en permanence la température.

Le deuxième module est un module d’observation biologique, TEMPO (Figure 22C). TEMPO est composé d’une caméra HD et de quatre projecteurs à LED. Il héberge un module de capteurs comprenant une optode mesurant l’oxygène, et une sonde de température, et un analyseur chimique in situ, CHEMINI, mesurant les concentrations en fer dissous (Sarrazin et al 2007). Le champ d’observation de la caméra, qui englobe un assemblage de modioles, est éclairé 3 min toutes les 6 heures. Une partie des données récoltées par l’ensemble des capteurs sont envoyées par acoustique à une bouée en surface, BOREL (Bouée Reliée), qui les renvoie par satellite à la station Ifremer de Brest (Figure 22A).

Figure 22. Représentation schématique de l’observatoire EMSO-Açores. A : la bouée Borel reçoit en surface les signaux acoustiques provenant de deux nœuds placés sur le champ Lucky Strike. B : l’un des nœuds, SEAMON Est, est situé à proximité de l’édifice Tour Eiffel et alimente des instruments

2.1.4. Tour Eiffel : un édifice au cœur de la recherche

Figure 23. Emissions de fluide sur Tour Eiffel. (A) : Photomosaïque de l’édifice construite à partir d’image prises à ~10 m d’altitude au-dessus du plancher océanique par le ROV Victor 6000 (Barreyre et al., 2012). Les fluides diffusent à travers des fractures larges (en vert) ou fines (en bleu). Des tapis bactériens sont visibles sur l’édifice (en rouge) et sur le plancher océanique autour (en rose) ; (B) et

(C) : reconstruction 3D de l’édifice. Tirée de Mittelstaedt et al., 2012.

L’édifice Tour Eiffel est un dépôt massif de sulfures situé au sud-est du champ hydrothermal Lucky Strike. Il culmine à 11 m du plancher océanique et est formé d’une large base qui s’étend sur 20 m (Ondréas et al., 2009). Des sorties de fluide sont visibles sur tout l’édifice, excepté sur le flanc est (Cuvelier et al., 2009). Les émissions diffuses libèrent de la chaleur qui totalise 91 à 98% du flux hydrothermal total de l’édifice (Mittelstaedt et al., 2012). Ces sorties diffuses se manifestent sous forme de fractures fines ou larges, ou de patchs, autour de l’édifice (Figure 23). Par ailleurs, l’édifice compte au moins huit fumeurs par lesquelles des fluides de hautes températures s’échappent (Barreyre et al., 2014a). Le fluide pur de Tour Eiffel a un pH assez acide (3.7), est riche en sulfures (2100 µmol/L) et relativement pauvre en méthane (680 µmol/L). Sa température moyenne est d’environ 324°C, et tout comme sur l’ensemble du champ Lucky Strike un signal diurne et semi-diurne est observable dans les séries temporelles de températures prises sur l’édifice (Matabos et al., 2015; Sarrazin et al., 2014).

Tour Eiffel est l’édifice le plus connu de Lucky Strike, ce qui en fait un site idéal pour l’étude de la dynamique de son écosystème.

2.2. La faune hydrothermale et sa distribution sur