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Chapitre 3. Des connaissances aux concepts

3.2. Application à l’édifice Tour Eiffel

3.2.1. Problématique et conceptualisation

La conceptualisation du modèle doit se baser sur une problématique claire, et définir les limites spatio-temporelles du système.

3.2.1.1. Sélection des processus : problème et hypothèse de travail

Un modèle est construit pour répondre à un problème. Ce problème doit être gardé en mémoire à chaque étape de la construction du modèle et lors de son utilisation, car celui-ci ne pourra représenter que les processus impliqués dans le problème. Cette thèse s’intéresse à la réponse de la faune hydrothermale aux changements physico-chimiques. Cette réponse est la résultante complexe des différentes relations qui existent entre les espèces et leur environnement. Une hypothèse de travail est que les variations du fluide vont principalement impacter la faune de deux façons:

En faisant varier la quantité et la qualité de la production primaire localement, ce qui va influencer le reste du réseau trophique par un effet « bottom-up », des faibles aux forts niveaux trophiques ;

En influençant le métabolisme des espèces présentes, notamment par la potentielle toxicité du fluide hydrothermal.

Cette hypothèse est une première étape dans la conceptualisation de l’écosystème, puisqu’elle ne prend pas en compte, par exemple, les interactions biotiques non trophiques qui vont également intervenir dans la dynamique de l’écosystème.

3.2.1.2. Définition des dimensions du modèle

Le modèle doit s’intégrer dans un cadre spatio-temporel limité, où les conditions sont uniformes dans l’espace et où l’évolution du système est observable. Dans le cas de ce modèle, il faut choisir une échelle spatiale à laquelle les conditions environnementales sont relativement homogènes, et une échelle de temps sur laquelle une réponse de la faune peut être observée.

Les deux processus sélectionnés dans l’hypothèse de travail vont se traduire à une échelle spatiale locale, par des variations d’abondance d’espèces, qui vont partir ou arriver, ou des variations de biomasse, avec des individus qui vont grandir ou mourir, selon les conditions environnementales. Le modèle doit reproduire cette variation « locale ». Il s’applique donc en un point, correspondant à une communauté et un point du gradient de mélange définis. On dit

alors que le modèle est 0-D pour «zéro-dimension », c’est-à-dire qu’il ne prend pas en compte les variations spatiales. Il considère également des conditions homogènes sur une certaine surface. La variabilité spatiale du fluide hydrothermal est particulièrement forte le long des premiers centimètres du mélange, mais les moules n’occupent que la partie distale du panache de dilution du fluide hydrothermal, où les conditions sont relativement stables (e.g. Sarradin et al., 1999; Sarrazin et al., 2015). Les assemblages de moules couvrent des surfaces de plusieurs cm², mais les densités d’espèces sont en général données en m². Une surface de référence convenable pour le modèle serait donc 1 m².

Les variations de la faune ont été observées sur Tour Eiffel par Cuvelier et al. (2011b) d’une année sur l’autre, mais il est fortement probable que la réponse de la faune à l’environnement soit plus rapide que cela. Des mouvements de modioles ont été observés grâce aux caméras du module d’observation biologique TEMPO en l’espace de quelques jours (Sarrazin et al., 2014). De plus, l’abondance de certaines espèces hydrothermales varie selon un rythme tidal, semi-diurne (Sarrazin et al., 2014; Lelièvre et al., soumis). Enfin, les processus trophiques sont en général de l’ordre de la journée. Le modèle représentera donc des processus s’étendant du jour à l’année. Le pas de temps utilisé sera cependant plus petit, afin de reproduire la dynamique des symbiontes bactérien, qui est plus rapide. Ce pas de temps est fixé à 10-3

jours.

Une fois ces limites posées, le modèle peut-être conceptualisé. Selon les hypothèses de travail choisies, deux éléments sont à prendre en compte : le réseau trophique, et les liens entre la faune et son environnement

3.2.1.3. Conceptualiser le réseau trophique

La construction de ce modèle est basée sur les informations issues de la bibliographie (voir 2.3.1.1). La Figure 28 est déjà une conceptualisation assez simplifiée du réseau trophique de Tour Eiffel. Les compartiments correspondent aux types trophiques, et incluent plusieurs espèces, familles, classes, et les flux ne montrent le transfert de matière que d’un grand type trophique à un autre. Une version plus détaillée de ce réseau trophique devrait montrer chaque taxon individuellement et des flux allant des ressources/proies spécifiques au consommateur/prédateur. Cependant, l’état actuel des données et la forte fréquence d’opportunisme trophique observée chez les espèces hydrothermales ne permettent actuellement ce niveau de détail que pour quelques espèces. Il faut donc sélectionner les taxons à utiliser dans le modèle sur la base (i) de leur abondance dans l’écosystème (ii) des données disponibles sur leur régime trophique et (iii) de leur caractère emblématique (au sens de représentatif) de l’écosystème de l’édifice Tour Eiffel.

Les taxons qui remplissent ces critères sont en général des espèces de la macrofaune, plus facilement observables car plus volumineuses, et les espèces les plus abondantes. Trois espèces emblématiques de Tour Eiffel sont la modiole Bathymodiolus azoricus et les crevettes Mirocaris fortunata et Chorocaris chacei, qui sont les espèces-clés des 6 assemblages repérés par Cuvelier et al., (2009) (voir 2.2.2). Il serait donc intéressant de les inclure dans le modèle trophique. Alors que le régime trophique des deux premières espèces est relativement bien connu, des recherches en cours (thèse de Vincent Apremont, Ifremer, LMEE) ont mis en évidence la présence d’une symbiose bactérienne chez Chorocaris chacei. Comme peu de données peuvent contraindre cette alimentation, et puisque cette espèce est plus rare que l’autre crevette M.fortunata, elle sera écartée du modèle, jusqu’à ce que de plus amples informations soient obtenues. La faible sélectivité des consommateurs primaires et surtout de leurs prédateurs en font un groupe dont il est difficile de sélectionner des espèces importantes pour le modèle. Une dernière espèce emblématique du site et dont le régime alimentaire est globalement connu est le crabe Segonzacia mesatlantica.

Figure 42. Schéma conceptuel du réseau trophique de Tour Eiffel. Rectangles blancs : variables d’état du modèle. Rectangles bleus : variables de forçage du modèle. Flèches pleines : transferts trophiques de carbone. Flèches en pointillés : transferts de carbone par mortalité et excrétion. Flèches en tirets :

transfert de carbone des symbiontes à B. azoricus.

Tout ce réseau repose sur trois sources de matière organique : les producteurs primaires que sont les bactéries libres et les symbiontes, ainsi que toute la matière organique, particulaire

ou dissoute, issue de la production primaire ou de la décomposition de la production « secondaire » (i.e. les consommateurs et prédateurs du réseau trophique), que l’on désignera désormais « matière recyclable » (Figure 42). Les flux trophiques représentent des transferts de carbone. Les variables d’état sont donc exprimées en biomasse carbonée.

Le modèle trophique ne prend ainsi en compte que peu de compartiments. A la base de ce réseau trophique, la production primaire n’est pas caractérisée sur le site de Tour Eiffel. Il est cependant possible de modéliser la production microbienne potentielle grâce à un modèle biogéochimique actuellement en cours de finalisation, qui modélisera également les conditions environnementales auxquelles la faune devra faire face (Perhirin et al., en préparation).

3.2.1.4. Influence de l’environnement sur le réseau trophique et le

métabolisme des espèces.

Notre modèle de réseau trophique sera forcé par des variables issues d’un modèle biogéochimique. Tel qu’il a été imaginé au début, le modèle biogéochimique comprend 7 variables d’état : le méthane, les sulfures dissous, le fer, l’oxygène, le manganèse et le magnésium comme traceurs du fluide hydrothermal et de l’eau de mer respectivement, et la matière organique particulaire « POM » (Particulate Organic Matter). Une hypothèse de départ est que cette matière particulaire est principalement produite in situ et que les apports de surface sont inexistants.

L’évolution de ces variables d’état est modélisée en leur faisant subir plusieurs processus de transport/ réaction :

La dilution

Les réactions chimiosynthétiques Les réactions de respiration

Les réactions d’oxydation chimique

Ce modèle biogéochimique est défini sur 1 dimension (« 1-D ») conique verticale et résulte en une évolution des concentrations des variables d’état en fonction de la dilution. Il permet ainsi de prédire les conditions environnementales en un point du gradient.

Il est par ailleurs possible de retracer l’origine de la matière organique particulaire créée in situ. Cette production primaire potentielle (PP) prédite par le modèle biogéochimique correspond à l’ensemble de la production primaire par les microorganismes et symbiontes le long du gradient de mélange (ainsi que les microorganismes et les symbiontes eux-mêmes). Une façon de forcer le modèle trophique est donc de le coupler au modèle biogéochimique en utilisant sa PP comme forçage d’entrée alimentant la biomasse de symbiontes et de

microorganismes libres. Il faut cependant faire la distinction entre les deux types de microorganismes.

Figure 43. Schéma du modèle biogéochimique, des variables d’état aux sorties du modèle. Les variables d’état (rectangles bleus) sont initialisées au niveau du fluide pur hydrotherm al. Les concentrations évoluent le long du gradient par dilution et par différentes réactions (listées dans le

cadre vert central). En chaque point du fluide, le modèle est donc capable de prédire les concentrations des variables d’état et la quantité et l’origine de la production primaire potentielle (cadre

vert supérieur).

5. Dans un premier temps, il faut connaitre la part de la production potentielle qui est attribuable aux microorganismes libres et celle qui est produite par les bactéries symbiotiques de B. azoricus. Pour contraindre le nombre de bactéries dans leur modèle, Martins et al. (2008) utilisent l’estimation que les symbiontes ne peuvent pas constituer plus de 4% de la biomasse des branchies. Par cette donnée, si les biomasses modélisées des moules sont connues, alors la biomasse maximale de symbiontes l’est aussi. La PP prédite par le modèle biogéochimique est donc diminuée de la biomasse des symbiontes pour obtenir la biomasse de microorganismes libres.

6. Dans un deuxième temps, il faut connaitre à quel type de production il faut soustraire la production symbiotique. B. azoricus possède deux types de symbiontes : les bactéries thiotrophes et les bactéries méthanotrophes. C’est donc

de ces deux productions potentielles qu’il faut extraire la production symbiotique. Mais en quelle proportion ? Les études menées sur la symbiose de B. azoricus montrent que la proportion relative de symbiontes thiotrophes et méthanotrophes est en lien avec la disponibilité relative des deux substrats, méthane et hydrogène sulfuré, dans l’environnement immédiat de la modiole. Une hypothèse de travail serait que la proportion relative de symbiontes méthanotrophes par rapport aux symbiontes thiotrophes est égale à la proportion relative de la PP issue de la méthanotrophie par rapport à la production thiotrophe et méthanotrophe.

𝑁𝑜𝑚𝑏𝑟𝑒 𝑑𝑒 𝑠𝑦𝑚𝑏𝑖𝑜𝑛𝑡𝑒𝑠 𝑚é𝑡ℎ𝑎𝑛𝑜𝑡𝑟𝑜𝑝ℎ𝑒𝑠

𝑁𝑜𝑚𝑏𝑟𝑒 𝑑𝑒 𝑠𝑦𝑚𝑏𝑖𝑜𝑛𝑡𝑒𝑠 (𝑡ℎ𝑖𝑜𝑡𝑟𝑜𝑝ℎ𝑒𝑠 + 𝑚é𝑡ℎ𝑎𝑛𝑜𝑡𝑟𝑜𝑝ℎ𝑒𝑠)

= 𝑃𝑃 𝑖𝑠𝑠𝑢𝑒 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑚é𝑡ℎ𝑎𝑛𝑜𝑡𝑟𝑜𝑝ℎ𝑖𝑒

𝑃𝑃 𝑖𝑠𝑠𝑢𝑒 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑚é𝑡ℎ𝑎𝑛𝑜𝑡𝑟𝑜𝑝ℎ𝑖𝑒 + 𝑃𝑃 𝑖𝑠𝑠𝑢𝑒 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑡ℎ𝑖𝑜𝑡𝑟𝑜𝑝ℎ𝑖𝑒

Eq.3

De plus, le couplage permettra de connaitre les concentrations locales des différentes espèces chimiques « variables d’état ». Ces espèces chimiques interviennent dans les processus de nutrition et de respiration de la faune hydrothermale, ainsi que dans leurs preferenda d’habitat. Ce couplage permettra donc de décrire les deux processus évoqués dans l’hypothèse de travail initiale.

Pour commencer à construire un tel modèle, une espèce semble particulièrement importante : Bathymodiolus azoricus. En effet, B. azoricus est la principale espèce de macrofaune de l’édifice en termes d’abondance, et domine visuellement l’édifice Tour Eiffel (voir 2.2). De plus, il s’agit probablement d’une espèce fondatrice, dont l’activité et la simple présence vont fortement influencer le fonctionnement de l’écosystème (voir Encart 1). Paul K. Dayton (1972), l’inventeur de ce terme, mentionne qu’étudier les espèces fondatrices permet d’approcher plus simplement la réponse d’une communauté à une perturbation. La thèse se détourne légèrement ici de l’objectif initial : la totalité de l’écosystème ne sera pas modélisé pour l’instant. A la place, un modèle sur B. azoricus sera construit qui permettra néanmoins d’envisager des répercussions possibles sur le reste de l’écosystème