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Le long du gradient de mélange, les communautés s’organisent

Chapitre 1. Du minéral à l’animal : unicité et diversité des écosystèmes hydrothermaux

1.4. Les oasis de vies des fonds marins

1.4.1. Le long du gradient de mélange, les communautés s’organisent

1.4.1.1. Distribution en assemblages le long du gradient

La limitation dans l’espace des édifices, mais aussi de la zone d’influence du fluide, sont à l’origine de fortes densités et de fortes biomasses autour des édifices actifs (e.g. Bergquist et al., 2007; Gebruk et al., 2000; Marcon et al., 2013; Sarrazin et al., 1999). Les communautés s’organisent en assemblages, où une espèce domine visuellement, et forment des patchs plus ou moins denses (Cuvelier et al., 2009; Govenar et al., 2005; Sarrazin et al., 1997; Tsurumi et Tunnicliffe, 2001; Tsurumi et al., 2003). L’espèce dominante est en général une espèce symbiotique. En effet, les invertébrés qui ont réussi à développer cette association dominent en biomasse les habitats hydrothermaux (Leveille et al., 2005; Tsurumi et Tunnicliffe, 2001), et ont peu de prédateurs (Bergquist et al., 2007; De Busserolles et al., 2009; Fisher et al., 1994). Ces assemblages sont eux-mêmes organisés le long du gradient de dilution du fluide (e.g. Gebruk et al., 1997; Marsh et al., 2012a; Sen et al., 2013; Figure 13). Dans le bassin de Lau, par exemple, les gastéropodes provannidés Alviniconcha spp. et leurs espèces associées dominent à proximité des sorties de fluide, tandis que les gastéropodes Ifremeria nautilei et les modioles Bathymodiolus brevior se partagent le pôle froid du gradient. Le long de ce gradient, la richesse spécifique diminue lorsque la température, et donc la proximité au fluide, augmente (Luther et al., 2001; Marsh et al., 2012a; Podowski et al., 2010; Sarrazin et al., 2015). Un phénomène probablement dû aux conditions inhospitalières à proximité du fluide (Hourdez et Lallier, 2006; McMullin et al., 2000).

1.4.1.2. Le fluide hydrothermal : premier moteur de la distribution des

espèces

Le fluide hydrothermal peu dilué, sortant d’une sortie ponctuelle ou diffusant hors d’un substrat poreux est chaud, acide et riche en composés réduits et en métaux. Il est donc à la fois favorable à la production primaire par les microorganismes, et défavorable aux taxa qui ne sont pas adaptés à ces conditions hostiles.

Rechercher la proximité du fluide : la course à la ressource

Distribution de la production primaire

Les apports de matière organique provenant de la production de surface dépendent de la profondeur (Yorisue et al., 2012) : 50% environ de la production des sites hydrothermaux peu profonds est d’origine photosynthétique (Tarasov et al., 2005), tandis que seuls 5 à10% de cette production atteint 2000-3000m (Karl, 1995). Ces apports peuvent cependant influencer certaines espèces hydrothermales à certains stades de vie : les crevettes se nourriraient de la production photosynthétique au début de leur vie (Gebruk et al., 2000; Pond et al., 1997 mais cette hypothèse est actuellement débattue: cf. Hernández-Ávila et al., 2015), et cette production aurait également une influence sur la reproduction saisonnière de Bathymodiolus azoricus (Dixon et al., 2006).

Figure 13. Modèle schématique de la distribution des assemblages du champ hydrothermal E9, dans le Pacifique. Cette zonation spatiale est valable horizontalement (A) et verticalement (B). Tirée de Marsh

D’autres études montrent une contribution négligeable de la photosynthèse dans la chaîne trophique hydrothermale (e.g. De Busserolles et al., 2009). L’essentiel de la production primaire des sources hydrothermales est alors assurée par les microorganismes libres et les symbiontes chimiosynthétiques. Les concentrations en composés réduits étant plus fortes dans les fluides hydrothermaux moins dilués, la production est potentiellement une fonction croissante de la température. Les microorganismes colonisent tout le gradient, mais aussi l’intérieur des cheminées et les zones de sub-surface, où la faune n’a pas toujours accès. Il y a donc probablement une part de la production primaire qui n’entre pas dans le réseau trophique hydrothermal (Govenar, 2012). D’autre part, les microorganismes sont souvent associés aux invertébrés qui profitent alors exclusivement de leur production primaire (Figure 14).

Figure 14. Premiers niveaux trophiques des sources hydrothermales : les microorganismes utilisent les réactions chimiques du fluide hydrothermal pour créer de la matière organique. Les microorganismes libres sont consommés par les consommateurs primaires, tandis que d’autres

Les consommateurs primaires

Les consommateurs primaires se nourrissent des micro-organismes et de leur production primaire. Il s’agit principalement de polychètes, crustacés, gastéropodes, nématodes et copépodes (Colaço et al., 2002; De Busserolles et al., 2009; van Dover et Fry, 1989; Fisher et al., 1994; Van Dover et Fry, 1994; Vereshchaka et al., 2000; Zekely et al., 2006). La répartition de cette faune ainsi que de la faune symbiotique sont régies par la nécessité de se situer à proximité de la zone de production chimiosynthétique. Podowski et al. (2010) ont montré que les faibles concentrations en sulfures réduits limitaient la distribution des modioles symbiotiques Bathymodiolus brevior. Tunnicliffe (1991) distingue 3 guildes de consommateurs primaires.

(1) Les brouteurs se nourrissent sur les tapis microbiens. Ils se repèrent en général par l’observation d’un appareil buccal adapté à gratter le substrat dur. Des analyses visuelles des occurrences des tapis et de différentes espèces fournissent quelques indices. Par exemple, Cuvelier et al. (2011) ont montré que l’occurrence des tapis bactériens était anti-corrélée à la présence et à l’abondance de la macrofaune, en particulier des gastéropodes. Les analyses d’isotopes stables (voir Encart 4) menées sur les tapis microbiens et le reste de la faune permettent également d’identifier les potentiels brouteurs (De Busserolles et al., 2009)

(2) Les suspensivores se nourrissent de bactéries libres ou de matière particulaire émise par les fluides. Cette matière particulaire le long du gradient est principalement minérale (Klevenz et al., 2011). Une étude menée sur la fraction organique (POC) montre que celle-ci présente la même signature isotopique que le carbone inorganique dissous (DIC), indiquant qu’elle est bien dérivée de la fixation par chimiosynthèse du CO2 (Levesque et al., 2006).

(3) La même étude observe une faible fraction microbienne, ainsi que la présence de nombreux débris, suggérant un très rapide « turn-over » des micro-organismes et un recyclage détritique potentiellement important par les détritivores et charognards. Une autre étude menée par Limén et al. (2008) montre que la matière détritique représente une part importante du régime des consommateurs quand l’influence hydrothermale est faible.

Les prédateurs

Des prédateurs se retrouvent parmi la méiofaune et la macrofaune. Certains nématodes (e.g. Paracanthochus sp.) et copépodes (Euphilomedes climax, Limén et al., 2008) ont été identifiés comme étant carnivores. Chez la macrofaune, il s’agit principalement de crabes et de certains polychètes, en particulier les polynoïdes pour les espèces endémiques, et de poissons

zoarcidés, de poulpes (Voight, 2005), et de buccins pour les espèces non-hydrothermales (Micheli et al., 2002; Sancho et al., 2005; Voight et Sigwart, 2007). Les écosystèmes hydrothermaux sont également peuplés de nombreux parasites, mais leur rôle dans les réseaux trophique est encore très mal compris (Buron et Morand, 2004; Govenar, 2012).

Si la production primaire est potentiellement plus importante à la sortie du fluide, favorisant ainsi le réseau trophique dans les zones plus chaudes du gradient par un effet « bottom-up », la toxicité et la chaleur du fluide, au contraire, limitent l’installation de la faune.

Encart 4 : Etude des réseaux trophiques

Les réseaux trophiques s’étudient en milieu hydrothermal principalement par l’analyse des isotopes stables du carbone et de l’azote. Les consommateurs utilisent préférentiellement les isotopes légers (12C, 14N) et stockent les isotopes lourds dans leurs tissus (13C, 15N). Les valeurs mesurées sont standardisées par une valeur de référence internationale (δ13C, δ15N). Le δ15N augmente d’environ 3‰ entre chaque niveau trophique (Minagawa et Wada, 1984) tandis que le δ13C est un indicateur relativement stable de la forme de carbone assimilée (Conway et al., 1994). Ces valeurs sont en lien avec le contexte géomorphologique, le substrat organique utilisé, le métabolisme employé, et la physiologie (Levesque et al., 2006; Reid et al., 2013). Par exemple, le méthane d’origine microbienne a une signature en carbone plus faible que le méthane d’origine thermogénique, signature qui varie également en fonction de l’enzyme utilisée (Fisher, 1995), ce qui permet de distinguer les deux origines dans le δ13C mesuré. Cependant, la variabilité spatiale de la composition du fluide et l’opportunisme trophique de nombreuses espèces favorisent la variabilité des signatures (Colaço et al., 2002; De Busserolles et al., 2009).

Fuir ou résister au fluide : des adaptations variées

Il a été suggéré que la faible diversité du pôle chaud du gradient de mélange serait due à la nécessité pour la faune hydrothermale de développer des stratégies pour résister aux fortes températures, aux périodes d’hypoxie/anoxie, et à la toxicité (McMullin et al., 2000). Ces adaptations expliquent le fort endémisme de la plupart des espèces des sources hydrothermales (85% des espèces, Ramirez-Llodra et al., 2007). Les tolérances et besoins physiologiques ont été identifiés comme d’importants moteurs de la diversité microbienne et faunistique (Desbruyères et al., 2001; Karl, 1995; Luther et al., 2001; Podowski et al., 2010, 2009, Sarrazin et al., 2002, 1999; Shank et al., 1998).

Impacts des conditions de température

La variabilité des températures a été souvent observée comme étant plus contraignante pour les espèces que les températures moyennes (Cuvelier et al., 2011a; Johnson et al., 1988b;

Podowski et al., 2010; Sarrazin et al., 1999). En effet, en quelques centimètres, ou quelques secondes, le fluide hydrothermal peut gagner plusieurs dizaines de degrés (Desbruyères, 1998). Les espèces sessiles doivent développer des stratégies physiologiques et morphologiques plus poussées pour survivre aux variations de la physico-chimie du fluide. Dans ce contexte, la méiofaune est désavantagée par rapport à la macrofaune : sa petite taille et ses faibles barrières à la diffusion la rendent plus vulnérable au stress chimique ou thermique, au contraire de la macrofaune qui peut présenter des coquilles ou des carapaces qui la protègent (Gollner et al., 2015a). Les adaptations peuvent ne pas être morphologiques, mais comportementales. Les espèces mobiles ont l’avantage de pouvoir éviter les fortes températures ou chercher activement des zones plus froides (Bates et al., 2010; Shillito et al., 2001). En outre, plusieurs alvinellidés vivent dans des tubes qu’ils créent eux-mêmes et qu’ils refroidissent en pompant l’eau de mer environnante (Chevaldonné et al., 1991; Le Bris and Gaill, 2006), ce qui leur permet de coloniser le pôle chaud de l’écosystème. Paralvinella sulfincola (Figure 15) est une espèce colonisant les jeunes édifices dont le tube est recouvert de sulfure de fer qui le protègent des fortes températures (Juniper et Martineu, 1995).

Figure 15. Exemple de deux espèces adaptées aux conditions hydrothermales.

A gauche : Paralvinella sulfincola, in situ : ses tubes lui permettent de se protéger des fortes températures. Tirée de Desbruyères et al., 2006. En haut : le

gastéropode à pied écailleux,

Chrysomallon squamiferum (Chen et al.,

2015). Tirée de Warén et al., 2003.

L’hypoxie

La concentration en oxygène, plus forte dans l’eau de mer, diminue avec l’augmentation de la température. La faune hydrothermale peut donc connaitre des périodes plus ou moins prolongées d’hypoxie, voire d’anoxie. Les stratégies décrites plus haut permettent donc également de survivre pendant ces périodes. La chimiosynthèse nécessite plusieurs moles d’oxygène pour oxyder les composés réduits (Tableau 2), c’est pourquoi le métabolisme

symbiotique est très exigeant en oxygène (jusqu’à 80% de la consommation, Girguis et Childress, 2006). La faune symbiotique se positionne donc souvent à l’interface oxique/anoxique : une partie de leur corps capte l’oxygène tandis que l’autre capte les composés réduits. Les hôtes d’endosymbiontes se sont aussi adaptés morphologiquement en développant des organes hypertrophiées, comme le panache branchial des vers tubicoles, ou les branchies des modioles, qui permettent d’augmenter la surface d’échange et la capacité de ventilation (Hourdez et Lallier, 2006). Physiologiquement, il a été montré que chez Riftia pachyptila et Alvinella spp., des hémoglobines à forte affinité avec l’oxygène facilitent le transport vers les symbiontes même sous de très faibles concentrations en oxygène (Toulmond et al., 1990). Une autre stratégie consiste à utiliser un métabolisme anaérobie, mais ce dernier, moins énergétique que les processus aérobies, est une solution temporaire (McMullin et al., 2000).

Les conditions hydrothermales sont aussi propices à la formation de dérivés réactifs de l’oxygène (DRO : radicaux libres, H2O2, O3, O2-, O2*) capables d’oxyder les composés nucléotidiques (ADN) et les protéines. La faune hydrothermale est munie d’enzymes anti-oxydantes pour lutter contre ces DRO, comme la superoxyde dismutase, et la catalase, bien connues chez les espèces qui vivent en aérobie (e.g. Bebianno et al., 2005).

Le soufre et les métaux

En plus du stress thermique et la faible disponibilité en oxygène, la faune développe de nombreuses adaptations pour se prémunir contre la toxicité du fluide chaud, en raison des fortes concentrations en soufre et en métaux (Desbruyères et al., 2000).

En effet, les métaux peuvent s’oxyder et provoquer la production de radicaux libres, et causer entre autres l’oxydation des lipides insaturés. Les métazoaires utilisent généralement des protéines ligands des métaux qui forment des inclusions qui s’accumulent dans le corps ou sont utilisées dans le squelette (Cosson et Vivier, 1997; Kádár et al., 2007a; McMullin et al., 2000). Les espèces symbiotiques possédant des symbiontes utilisant le métal (comme Alvinella pompejana et Rimicaris exoculata) sont avantagées (Gaill et al., 1987; Zbinden et Cambon-Bonavita, 2003).

Les fortes concentrations en hydrogène sulfuré H2S peuvent inhiber la cytochrome-c oxydase, impliquée dans la respiration cellulaire aérobie des métazoaires (Powell et Somero, 1986). Les espèces symbiotiques sont particulièrement exposées puisque leurs symbiontes utilisent les sulfures pour la chimiosynthèse. Une étude menée sur trois espèces symbiotiques, Riftia pachyptila, la palourde Calyptogena magnifica, et la modiole Bathymodiolus thermophilus, a permis de détecter des activités d’oxydation des sulfures par les cellules superficielles du corps, permettant l’élimination du HS- dès son entrée dans l’organisme, un mécanisme déjà

observé chez des espèces non symbiotiques et d’autres mollusques d’habitats riches en soufre (Powell et Somero, 1985, 1986). Chez R. pachyptila et C. magnifica, des protéines ayant une forte affinité avec le sulfure d’hydrogène diminuent sa concentration et le transporte via le système circulatoire vers les symbiontes (Hand et Somero, 1983). Ces deux espèces forment également des granules de soufre inorganique (Fiala-Médioni et Métivier, 1986; Fisher et al., 1989), qui auraient à la fois un rôle de nutrition et de détoxification.

1.4.1.3. Autre moteur de la distribution des espèces : les interactions

biologiques

Lorsque les conditions environnementales sont favorables, les interactions biologiques sont probablement les principaux déterminants de la distribution des espèces (Levesque et al., 2003). Ces interactions peuvent être négatives (prédation, compétition, territorialité) ou positives (facilitation, production d’habitat).

La prédation est un moteur important de la variabilité spatiale des densités spécifiques. Gollner et al. (2015b) infèrent les relations proies/prédateurs à partir des données d’abondance : dans les assemblages de vers tubicoles, la macrofaune est plus abondante que la méiofaune, ce qui suggère une prédation par la macrofaune, au contraire des assemblages de moules, où la méiofaune est numériquement dominante. Par ailleurs, Zekely et al. (2006) ont discuté d’une probable diminution de la méiofaune due à la prédation non sélective des déposivores qui s’alimente sur la matière organique particulaire présente dans les assemblages de moules.

Comme dans le domaine intertidal (Dayton, 1971), l’espace est limitant, ce qui donne lieu à de la compétition (Micheli et al., 2002), et de la territorialité (Gaudron et al., 2015; Grelon et al., 2006). Ces interactions négatives augmentent avec le stress environnemental (Gollner et al., 2015a; Mullineaux et al., 2003). Les fortes densités laissent imaginer un fort partitionnement de la ressource (Levesque et al., 2006; Tsurumi et Tunnicliffe, 2001), qui jouerait un rôle important sur la distribution des espèces (Levesque et al., 2006; Limen et Juniper, 2006).

Les taxa symbiotiques dominants d’un assemblage joueraient aussi un rôle sur le reste de la communauté. Leur forte biomasse fait d’eux d’importants puits de composés réduits, mais aussi de métaux, qui peuvent limiter l’installation d’autres espèces (Desbruyères et al., 2000). Il a également été montré que la complexité et la surface supplémentaire offerte par la structure 3D de ces animaux augmenteraient la surface de colonisation, modifieraient la composition du fluide, et favoriseraient la disponibilité en nourriture pour les autres consommateurs (Cordes et al., 2003; Dover, 2002; Govenar et Fisher, 2007). Ces caractéristiques font que les espèces symbiotiques peuvent être considérées comme des espèces fondatrices, ou ingénieures. Les espèces fondatrices sont des espèces qui créent ou

Une étude par Cordes et al. (2010) dans le Golfe du Mexique a montré que les communautés associées étaient différentes selon les espèces fondatrices.

Disponibilité en nourriture, conditions inhospitalières et interactions biotiques sont donc les principaux moteurs de la distribution des espèces à l’échelle d’un édifice. Cette distribution n’est cependant pas figée : elle évolue en réponse aux changements du fluide, se déplace, et se disperse, engendrant ainsi une dynamique spatiale et temporelle des communautés hydrothermales.