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L’écosystème : un concept quantifiable

Chapitre 3. Des connaissances aux concepts

3.1. L’écosystème : un concept quantifiable

3.1.1. Du qualitatif au quantitatif

Figure 39. Pyramide trophique marine. A chaque niveau trophique de l’énergie est perdue, ce qui explique les différences de biomasse entre les producteurs primaires et les niveaux trophiques

supérieurs.

Le concept d’écosystème s’est construit lentement, reflétant la transition progressive de l’approche scientifique écologique. En 1920, Charles Elton (l’un des pionniers du concept de la niche écologique), propose que les espèces vivant au même endroit possèdent des tolérances aux conditions environnementales similaires et sont liées entre elles par des relations proie/prédateur en une unique unité fonctionnelle (Elton, 1927). C’est le britannique Tansley, en 1935, qui utilise le terme « écosystème » pour désigner l’ensemble composé de la biocénose (ensemble des êtres vivants), du biotope (ensemble des facteurs abiotiques non vivants) et des interactions qui les lient et maintiennent l’état du système (Tansley, 1935). Lindeman (1942) précise cette définition en ajoutant que l’écosystème est indépendant, voire autosuffisant, et qu’il est soumis à des flux énergétiques et des relations trophiques, qui en font un système thermodynamique, réalisant des échanges avec son environnement. Lotka (1956) développa les premières équations modélisant les échanges d’énergie entre des composantes (e.g. des espèces) en se basant notamment sur le premier principe de la

thermodynamique: l’énergie ne peut pas se perdre, ni se créer, elle peut seulement se transformer. Chaque élément d’une chaîne trophique correspond à un niveau trophique. La quantité d’énergie ne se conserve pas entre les niveaux trophiques, puisque de l’énergie est constamment perdue à chaque transfert, d’où la diminution généralement observée du nombre de prédateurs par rapport aux proies et représentée sous forme de « pyramide trophique » (Figure 39).

Au sein d’un même niveau trophique, l’étude des variations dans le temps de l’énergie consommée, transformée et perdue s’appelle la bioénergétique (Brandt et Hartman, 1993; Jobling, 1993). Le principe de base est que toute énergie acquise lors de l’ingestion de nourriture est soit perdue sous forme de déchets (excrétion), soit assimilée après digestion. La respiration est une perte d’énergie qui s’applique sur l’énergie assimilée. Cette perte permet l’incorporation du reste de l’énergie, qui est utilisée dans des processus métaboliques (e.g. la reproduction) ou intégrée à la masse corporelle (croissance). Cela se définit mathématiquement par la formule : R=F+U+M+P, où R est l’énergie ingérée, F et U sont les pertes énergétiques en fèces et excrétion, M l’énergie perdue dans le métabolisme et P la production (Jobling, 1993, Figure 40). M peut être sous-divisée en pertes d’énergies correspondant à différents métabolismes : maintien du fonctionnement basal (métabolisme standard), activité, digestion, absorption et transformation de la nourriture (métabolisme de routine ou métabolisme actif selon

le niveau d’activité, Thompson et Bayne, 1972).

La mathématisation des liens et des échanges de matière qui existent au sein d’un écosystème a permis leur modélisation. La première étape pour cela est de les représenter sous la forme d’un schéma conceptuel.

3.1.2. Du concept à

l’équation

Un modèle se construit au sein d’un système. Ce système est défini par un ensemble d’éléments choisis, et les relations qui les relient. Il est

Figure 40. Succession des différents catabolismes entre l’ingestion et l’incorporation d’énergie pour la croissance et

la reproduction. Les flèches bleues représentent des transferts d’énergie, les flèches rouges, des pertes

limité, c’est-à-dire qu’on peut catégoriser quelque chose comme faisant partie du système, ou n’en faisant pas partie. Il n’est pas forcément clos : des échanges avec l’extérieur du système peuvent exister.

Un schéma conceptuel peut s’appliquer à tous types de modèle et permet de visualiser les interactions et les liens qui existent entre les différents éléments, ou « variables d’état » du système étudié. Les variables d’état du système sont dans une unité quantifiable, par exemple une biomasse, une température, une densité, une concentration. Elles croissent ou décroissent en fonction d’interactions (Breckling et al., 2011). La plupart des interactions écologiques concernent des transferts de matière ou d’énergie (Soetaert et Herman, 2008) d’une composante « A » à une composante « B ». Il existe plusieurs façons de décrire ces interactions.

La plus simple est la description verbale des interactions. Elle indique tout à la fois les variables d’état impliquées dans le transfert (ex : A, B et C, Tableau 4), le type de transfert (ex : ingestion et prédation, Tableau 4), et l’incidence du transfert sur la quantité d’une des variables d’état (ex : « A » augmente, « A » diminue, Tableau 4).

Cette phrase est ensuite facilement transférée en schéma. Dans le tableau, un lien existe entre « A » et « B », qui va faire diminuer « B » et augmenter « A » et s’appelle l’ingestion. Dans ce cas, on dit que « B » est une « source » et que « A » est un « puits ». De même, « A » est la source du puits « C » dans le transfert « Prédation ». Les flèches qui arrivent à une variable d’état vont augmenter sa quantité, tandis que les flèches qui en partent vont la diminuer. C’est pourquoi elles peuvent se traduire quantitativement par des « + » et des « - ». Cette écriture quantitative permet de comprendre que si le transfert prédation (un transfert « perte ») est supérieur au transfert ingestion (un transfert « gain »), alors la quantité de « A » va diminuer, alors que dans le cas contraire, elle augmente.

Une nouvelle notion apparait lors de l’écriture de la forme mathématique : celle de la variable indépendante. Il s’agit de la variable à travers laquelle s’effectue le changement. Ici, l’on s’intéresse à la variation entre un état initial et un état final, et la variable indépendante est le temps. L’écriture mathématique est une équation différentielle : la variable « dépendante » est A et la variable « indépendante » est t, le temps. Elle s’applique sur la surface définie par les dimensions du modèle. La différence entre les pertes et les gains définit la vitesse à laquelle la quantité « A » évolue dans le temps.

Tableau 4. Différentes formulations permettent de traduire une connaissance des relations entre les variables d’état d’un modèle en une expression mathématique.

Verbalement « La quantité de « A » augmente par l’ingestion « B »et diminue par la prédation de « C » »

Visuellement

Quantitativement 𝑞𝑢𝑎𝑛𝑡𝑖𝑡é 𝑑𝑒 𝐴= (+ )𝐼𝑛𝑔𝑒𝑠𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑒 𝐵−𝑃𝑟é𝑑𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑝𝑎𝑟 𝐶

Mathématiquement 𝑑𝐴

𝑑𝑡 = (+ )𝐼𝑛𝑔𝑒𝑠𝑡𝑖𝑜𝑛𝑃𝑟é𝑑𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛

3.1.3. Écriture des processus : paramétrisation du modèle

Lorsque la variable indépendante est le temps, les processus sont des flux, c’est-à-dire des quantités qui transitent entre les variables, par unité de temps et d’espace. Il faut alors convenir d’une unité de base, qui constitue la devise, la monnaie d’échange du système. Par exemple, un flux d’eau entre deux récipients s’exprimera en m3 d’eau/s, tandis que les récipients auront une capacité exprimée en m3 d’eau. Dans le cas de flux migratoires, l’unité est en nombre d’individus par unité de temps qui transitent entre deux populations. Dans le cas de modèles étudiant les relations trophiques, comme c’est le cas ici, les variables d’état sont des biomasses d’espèces (en gramme de poids sec ou de carbone, ou en mole de carbone, par exemple) et les flux sont des transferts de matière par unité de temps qui s’appliquent à une surface définie.

Une première formule pour décrire un flux, une interaction ou un processus, est :

𝐼𝑛𝑡𝑒𝑟𝑎𝑐𝑡𝑖𝑜𝑛 = 𝑡𝑎𝑢𝑥 𝑚𝑎𝑥𝑖𝑚𝑢𝑚 × 𝑄𝑢𝑎𝑛𝑡𝑖𝑡é 𝑑𝑢 𝑐𝑜𝑚𝑝𝑎𝑟𝑡𝑖𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑎𝑖𝑙𝑙𝑒𝑢𝑟 Eq.1

où le compartiment « travailleur » est celui qui effectue le transfert (Soetaert et Herman, 2008). Plus il y a de travailleurs, plus l’interaction, l’échange sera élevé, c’est pourquoi la formule exprime l’interaction comme proportionnelle (d’un facteur « taux maximum ») à la quantité représentée par le compartiment (biomasse, abondance, etc.). Cependant cette interaction peut aussi être limitée ou inhibée par d’autres éléments, d’où la formule générale des interactions en écologie :

𝐼𝑛𝑡𝑒𝑟𝑎𝑐𝑡𝑖𝑜𝑛 = 𝑡𝑎𝑢𝑥 𝑚𝑎𝑥𝑖𝑚𝑢𝑚 × 𝑄𝑢𝑎𝑛𝑡𝑖𝑡é 𝑑𝑢 𝑐𝑜𝑚𝑝𝑎𝑟𝑡𝑖𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑎𝑖𝑙𝑙𝑒𝑢𝑟 × 𝑡𝑎𝑢𝑥 𝑙𝑖𝑚𝑖𝑡𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛 × 𝑡𝑎𝑢𝑥 𝑖𝑛ℎ𝑖𝑏𝑖𝑡𝑖𝑜𝑛

Eq.2

Cette limitation peut prendre en général deux formes : une limitation par le manque d’une ou plusieurs sources nécessaires au travail (« réponse fonctionnelle »), ou une limitation fonction du compartiment travailleur ou du compartiment puits (« capacité d’accueil » du système). Ces limitations et inhibitions peuvent prendre des formes mathématiques différentes qui correspondent à des courbes de réponse spécifiques (Figure 41). Elles sont toujours comprises entre 0 et 1, 0 indiquant une interaction nulle et 1 une interaction fonctionnant à « taux maximum », et sont sans unité. Elles sont fonction d’une variable ressource ou inhibitrice, et d’un ou plusieurs paramètres, qui sont des constantes du modèle.

Figure 41. Exemples de fonction de limitation ou d’inhibition d’une interaction en fonction de la valeur d’une composante x. Les courbes A et B montrent l’effet limitant de x sur l’interaction. Celle -ci augmente quand la valeur de x augmente et atteint la moitié de son taux maximum quand x=Ksat. Ksat s’appelle la constante de demi-saturation. (A) : Réponse type Monod ou Michaelis-Menten, (B): Réponse sigmoïde. Les courbes C et D montrent l’effet inhibiteur d’une composante x sur l’interaction. (C) : Réponse type 1-Monod. (D) : Réponse de décroissance exponentielle.

Plusieurs autres types de fonctions peuvent lier les variables d’état d’un modèle, faisant intervenir d’autres paramètres. Parfois, ces fonctions dépendront de termes imposés au système, qu’on appelle variable d’entrée, ou de forçage : il peut s’agir, par exemple, des conditions climatiques autour d’un écosystème terrestre.

La dynamique du système ne peut être modélisée que si la valeur des paramètres est connue. C’est la paramétrisation du modèle. Les valeurs des paramètres sont issues de la bibliographie déjà existante sur l’espèce ou sur des espèces proches, ou sont tirées de mesures expérimentales. Une fois les flux et les paramètres connus, on connait la valeur du terme de gauche de l’écriture mathématique (Tableau 4), à savoir la dérivée de la quantité de la variable d’état en fonction du temps. Il s’agit tout simplement du taux de variation de la quantité de la variable d’état. Or, en général c’est la quantité elle-même (biomasse, abondance etc.) qui est recherchée, et non son taux de variation. Il faut alors résoudre l’équation, l’intégrer, pour obtenir la valeur de la variable d’état en fonction du temps. Souvent, pour simplifier cette intégration, on regardera l’état du système à l’équilibre : les flux d’entrée et de sortie se compenseront, et les valeurs des variables d’état n’évolueront plus. Cet état d’équilibre représente l’état moyen du système. L’étape de validation du modèle consiste à vérifier que la sortie du modèle (valeur des variables d’état et des flux) correspond bien à la réalité. Il faudra donc pour cela les comparer à des données.

Cependant, il peut arriver, pendant la paramétrisation, que la valeur de certains paramètres ne soit pas disponible, ou pas mesurable. Dans le meilleur des cas, il existe une gamme de valeurs qui semblent plausibles, mais il est possible également qu’il n’y ait pas du tout d’indices sur la valeur du paramètre. Il est également possible que les valeurs choisies pour les paramètres ou les formes des réponses fonctionnelles ne permettent pas de reproduire correctement les données lors de la validation. Il faut alors faire de la « modélisation inverse » c’est-à-dire trouver les valeurs de paramètres qui permettent au modèle de représenter correctement les données. C’est l’étape de calibration. Elle obligera parfois à revenir sur le concept du modèle, et à repasser par les étapes précédentes. Ce n’est qu’une fois que la calibration mènera à un modèle validé que celui-ci pourra être utilisé comme outil prédictif et appliqué à des scénarios.