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Chapitre 2. Au milieu de l’Atlantique, 23 ans de découvertes sur l’édifice Tour Eiffel

2.5. Conclusion

Les campagnes océanographiques régulières et la mise en place de l’observatoire grand fond EMSO-Açores ont permis de mieux comprendre l’écosystème du champ hydrothermal Lucky Strike, et plus précisément de l’édifice Tour Eiffel. Le contexte basaltique est à l’origine sur ce champ hydrothermal de fluides relativement pauvres en hydrogène, et riches en sulfures dissous. La lenteur d’expansion de la dorsale en fait un champ à l’activité volcanique et sismique plutôt stable, ce qui se reflète dans la faible variabilité des conditions thermales et chimiques à l’échelle de plusieurs années. La faune qui s’est développée sur Lucky Strike et sur Tour Eiffel en particulier semble avoir atteint un stade de climax, dominée par la modiole Bathymodiolus azoricus.

La large gamme de sources possibles de nourriture pour B. azoricus lui confère une grande plasticité trophique qui lui permet de s’adapter aux différentes conditions environnementales que présente le milieu hydrothermal, et assure sa compétitivité au sein de la communauté. Il est probable que son abondance sur l’édifice traduise une importance primordiale dans les processus de l’écosystème.

La stabilité des conditions environnementales font de Tour Eiffel un laboratoire naturel idéal pour l’étude de la réponse de l’écosystème face aux changements de petite ampleur dans la composition physico-chimique du fluide. Les études temporelles réalisées grâce à l’observatoire grand fond ont abouti à des modèles théoriques de cette réponse. La modélisation numérique peut permettre de confronter ces théories aux données quantitatives récoltées sur l’édifice, et ainsi améliorer la compréhension de la dynamique de l’écosystème de Tour Eiffel.

Construction du

modèle

La modélisation est un outil émergent dans l’océan profond où l’expérimentation est difficile et où les impacts anthropiques sont de plus en plus présents (Glover and Smith, 2003). Cette méthode est déjà largement utilisée pour la représentation des processus physiques et chimiques, mais a rarement été appliquée aux processus biologiques, principalement par manque de données (Shea et al., 2008). Les modèles écosystémiques déjà existant concernent principalement les réseaux trophiques (e.g. Kones et al., 2006; van Oevelen et al., 2011a, 2011b; Savenkoff et al., 2001), et la plupart utilisent un type de modèle particulier : les modèles linéaires inverses (van Oevelen et al., 2009; Vézina et Pahlow, 2003). Ceux-ci sont particulièrement adaptés à des écosystèmes difficiles à modéliser car pauvres en données (Soetaert et van Oevelen, 2009).

D’autres modèles portent plutôt sur la dynamique et les processus au sein d’un individu (individual based model : IBM). Certains de ces modèles concernent les vers polychètes siboglinidés des sources froides de l’espèce Lamellibrachia luymesi, connus pour leur longévité (Bergquist et al., 2000; Fisher et al., 1997), et présentant une endosymbiose très intégrée avec des bactérie thiotrophes. Une première étude a permis d’estimer les apports en sulfures nécessaires au maintien d’un agrégat de L. luymesi (Cordes et al., 2003). Le modèle a montré que le recyclage du sulfate produit par les symbiontes par le consortium de bactéries et d’archées présentes dans le sédiment, et rejeté par les racines enfouies des siboglinidés, était suffisant pour assurer la survie de l’agrégat pendant plusieurs centaines d’années. Un second modèle a utilisé les données récoltées sur le recrutement et la croissance dans un modèle IBM, et a permis de mieux comprendre la biologie de cette espèce et son impact sur son environnement en fournissant des estimations des taux de consommation de sulfure des agrégats (Cordes et al., 2005).

Au niveau des sources hydrothermales, peu de modèles biologiques existent, Certains modèles étudient les phénomènes de dispersion larvaire en estimant la distance parcourue par des particules transportées passivement par le courant (Marsh et al., 2001), ou les échanges d’individus migrants entre deux populations (Chevaldonne et al., 1997). Un autre modèle met à profit les données acquises sur le cycle de vie du gastéropode Lepetodrilus fuscensis afin d’étudier la dynamique de sa population (Kelly et Metaxas, 2010). La méthode repose sur la simulation de la croissance de différentes classes d’âge d’une population de L. fuscencis et utilise les données de mortalité, croissance et de fécondité par classe d’âge. Il parvient à reproduire les distributions de population des premières classes d’âge, mais moins celles des adultes, révélant ainsi que celles-ci pourraient répondre à des facteurs que le modèle ne prend pas en compte, tels que les changements de comportement avec l’âge. Enfin, un modèle de flux de carbone explore les voies de nutrition de la modiole Bathymodiolus azoricus en fonction de sa taille (Martins et al., 2008). Les résultats montrent un changement

d’une alimentation principalement basée sur la filtration de matière particulaire chez les petites modioles à une alimentation principalement basée sur la symbiose chez les adultes.

Ces modèles ne prennent pas en compte l’influence de l’environnement sur la dynamique des populations hydrothermales, un facteur qui a pourtant été identifié comme important par de nombreuses études (Desbruyères et al., 2001; Govenar et al., 2005; Hessler et al., 1988; Luther et al., 2001; Sarrazin et al., 1997; Shank et al., 1998; Tunnicliffe, 1991). L’objectif de cette thèse est de construire un modèle capable de reproduire la dynamique de l’écosystème en réponse aux changements temporels de l’environnement. Afin de représenter plus fidèlement la variabilité de la composition du fluide, un modèle biogéochimique est construit en parallèle du modèle écosystémique (Perhirin et al., en préparation). Il simule l’évolution des concentrations en plusieurs éléments selon la dilution, le transport et différentes réactions, dont la production in situ de matière organique par la chimiosynthèse. La finalité de la démarche est de combiner les deux modèles afin d’expliquer la dynamique spatio-temporelle de l’écosystème de l’édifice Tour Eiffel.

L’un des principaux intérêts de l’approche modélisatrice réside dans la démarche même de sa construction. Elle commence par une question, qui permet d’orienter les objectifs du modèle. Ici : Quelle est la réponse de la faune hydrothermale aux changements du fluide ? La deuxième étape est la conceptualisation. Cette étape permet de synthétiser les connaissances acquises sur le système, et d’en identifier les points essentiels afin d’en simplifier autant que possible la représentation. Dans cette thèse, par exemple, la totalité des composantes de l’écosystème ne vont pas être impliquées dans les mécanismes de la réponse de la faune à l’environnement. Certaines interactions seront pertinentes et d’autres non, et il faudra donc faire une sélection des processus à intégrer dans le modèle (Breckling et al., 2011). Cette démarche intégrative permet de mettre en lumière les processus pour lesquels les mécanismes sont peu compris voire inconnus, et de proposer ainsi de nouvelles expérimentations. Ensuite, la mise en équation et la paramétrisation, étapes où les processus sont quantifiés, révèlent les potentielles erreurs de fonctionnement du modèle, poussant ainsi à ré-envisager la conceptualisation, et ainsi de suite, jusqu’à l’obtention d’un modèle qui soit capable de reproduire la réalité (vérifié lors de l’étape de validation). La construction du modèle est donc une démarche itérative, au cours de laquelle les questions soulevées font avancer la connaissance et la réflexion sur le milieu étudié.

La construction de ce modèle a suivi le même processus, passant par de nombreuses versions, qu’il est intéressant de montrer.

Le premier chapitre de cette partie (Chapitre 3) explique, dans un premier temps, comment intégrer dans un modèle les connaissances acquises sur les écosystèmes hydrothermaux et

présentées dans les chapitres précédents. Dans un deuxième temps, la méthode présentée est appliquée au cas de cette thèse, et un premier modèle conceptuel est présenté. La validation de ce modèle nécessitait de comparer les sorties à des données qui n’étaient alors pas disponibles. Le chapitre 4 présente la récolte et l’analyse de ces données. Il se termine par la comparaison des prédictions du modèle avec les données récoltées. Cette comparaison a révélé un manque de données sur l’un des processus du modèle, qui ont été récoltées et analysées dans le chapitre 5. Ce chapitre se termine par une intégration des nouvelles données au modèle, et les résultats obtenus. Le chapitre 6 montre les dernières modifications apportées au modèle ainsi que son application dans des scénarios variés, permettant de répondre à la question posée initialement. Pour une question de clarté, seules les équations complètes du tout dernier modèle seront montrées.

Chapitre 3. Des