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Travaux précurseurs

Dans le document Uniformisation des surfaces de Riemann (Page 35-40)

On ne peut pas aborder l’étude du théorème d’uniformisation sans commencer par une description des méthodes de Riemann et de ses successeurs immédiats(1). C’est le but de cette première partie.

Riemann est sans aucun doute celui qui a marqué le plus profon-dément la théorie des courbes algébriques, au milieu du dix-neuvième siècle. Voici par exemple les premières phrases de Hermite dans sa préface aux œuvres complètes de Riemann.

L’œuvre de Bernhard Riemann est la plus belle et la plus grande de l’Analyse à notre époque : elle a été consacrée par une admiration unanime, elle lais-sera dans la Science une trace impérissable. Les géomètres contemporains s’inspirent dans leurs travaux de ses conceptions, ils en révèlent chaque jour par leurs découvertes l’importance et la fécondité.

Dans ce chapitre préliminaire, nous voudrions présenter succincte-ment deux thèmes qui étaient encore récents à l’époque de Riemann (en 1851) et qui ont probablement servi de « détonateur » pour les travaux de Riemann...

– L’utilisation par Gauss des nombres complexes encartographieet le théorème d’uniformisation « locale » permettant de paramétrer localement n’importe quelle surface par une « carte conforme ».

1. Même si la correspondance entre Klein et Poincaré reproduite à la fin de cet ou-vrage montre clairement que Poincaré n’avait pas lu Riemann au début de ses travaux sur les fonctions fuchsiennes !

– Le développement de la théorie desfonctions elliptiques, initié par Euler et qui a atteint sa maturité avec les travaux d’Abel et Jacobi juste avant la thèse de Riemann.

Avant de revenir sur la cartographie et les fonctions elliptiques, nous présentons très brièvement la naissance de la vision géométrique des nombres complexes comme points du plan.

I.1. À propos du développement des nombres complexes

L’histoire des nombres complexes est d’une grande richesse et a été étudiée en détail dans de nombreux ouvrages, comme par exemple [Mar1996, Neue1981]. Notre but n’est certainement pas ici de revenir sur cette histoire mais plutôt de rappeler quelques étapes importantes, pour que le lecteur puisse avoir conscience du caractère novateur des travaux de Gauss, Abel et Jacobi que nous décrirons dans les paragraphes suivants.

Pour plus de détails, nous nous référons à[Mar1996], pages 121–132.

Même si Euler avait repéré un point du plan par un nombre complexe x+i y dès 1777, cette vision géométrique des nombres complexes ne sera pas formalisée avant le début du dix-neuvième siècle (Wessel en 1799, Argand, Buée, en 1806), et elle mettra du temps avant de s’imposer défi-nitivement « comme allant de soi ».

Bien sûr, Gauss avait compris beaucoup de choses avant les autres... Sa première « preuve » du théorème fondamental de l’algèbre, dès 1799, ne peut se comprendre qu’avec une approche géométrique et topologique des nombres complexes(2). Selon[Mar1996], ce n’est qu’après un article de Gauss de 1831 (Theoria residuorum biquadraticorum) que le concept de nombre complexe vu comme un point du plan a reçu un accord una-nime.

La théorie des fonctions analytiques, ou holomorphes, a elle aussi mis beaucoup de temps avant de se stabiliser, tout au moins dans son aspect géométrique. Le grand acteur de la théorie est Cauchy. Toujours selon[Mar1996], la route qu’il a suivie fut longue et compliquée. En 1821, il parle encore d’expressions imaginaires :une équation imaginaire n’est

2. Pour montrer que le polynôme non constantPs’annule dans le plan complexe, il étudie le comportement à l’infini des courbes ReP=0 et ImP=0. Il en déduit qu’elles se coupent nécessairement[Sti2002].

que la représentation symbolique de deux équations en deux variables. Ce n’est qu’en 1847 qu’il change de terminologie et qu’il parle de « quantités géométriques » et qu’il envisage enfin une fonction visuellement comme nous le faisons aujourd’hui, transformant un point mobile dans le plan de départ en un autre point mobile dans le plan d’arrivée.

Le concept d’intégraleR

f(z)d z le long d’un chemin, la dépendance de cette intégrale par rapport au chemin, la théorie des résidus : tous ces théorèmes familiers ont eu également une longue période de gesta-tion, essentiellement sous l’impulsion de Cauchy. Le premier article de Cauchy sur ces questions date de 1814 mais la théorie des résidus date de 1826–1829.

Sur ce point également, Gauss avait de l’avance mais il n’avait pas publié non plus ses idées. Une lettre de Gauss à Bessel datant de 1811 montre qu’il avait une idée claire de l’intégrale sur des chemins et qu’il avait compris le concept de résidu correspondant aux pôles des fonc-tions à intégrer.

En résumé, Riemann avait à sa disposition, en 1851, une théorie géo-métrique des fonctions holomorphes encore toute récente. En créant le concept de surface de Riemann, il affranchira les fonctions holomorphes des coordonnées x et y et la théorie deviendra fondamentalement géomé-trique. Par contre, Abel et Jacobi, vingt-cinq ans plus tôt, n’avaient à leur disposition aucun des concepts de base et n’utilisaient pas par exemple la formule des résidus de Cauchy.

I.2. La cartographie

La science de la cartographie, aussi bien terrestre que céleste, a amené les savants de l’Antiquité à se poser la question de la représentation d’une portion de sphère sur une carte plane.La Géographiede Ptolémée pré-sente déjà plusieurs solutions. Il devient vite apparent que les distorsions sont inévitables et se manifestent sous différents aspects en altérant les formes, les distances, les aires, etc.

En 1569, Mercator propose une projection qu’il réalise dans une carte du monde, dont les propriétés sont particulièrement adaptées à la navi-gation. Sa méthode de construction est empirique mais ouvre la voie au rapprochement de l’analyse mathématique et de la cartographie. C’est au dix-huitième siècle qu’elles se rejoignent définitivement à la suite

d’une série de travaux de Johann Heinrich Lambert, Leonhard Euler et Joseph Louis Lagrange. Lambert publia ses travaux en 1772 ; ils donnent naissance à la cartographie mathématique moderne. Selon Lagrange, Lambert est le premier à avoir formulé certains des problèmes issus de la représentation d’un morceau de sphère sur un plan en termes d’équations aux dérivées partielles.

En 1822, inspirée par des méthodes et des problèmes cartographiques, la Société royale de Copenhague propose comme sujet pour l’attribution de son prix la question de « représenter les parties d’une surface don-née sur une autre surface de telle sorte que la représentation soit sem-blable à l’original dans les parties infiniment petites ». C’est l’occasion pour Gauss, passionné de cartographie, tant théoriquement que sur le terrain, de prouver l’existence d’une représentation conforme locale des surfaces analytiques réelles, premier pas vers les questions d’uniformisa-tion. L’explication de ce théorème est le but principal de ce paragraphe.

I.2.1. De la pratique à la théorie

Premières constructions. — Écrit par Ptolémée au deuxième siècle de notre ère, le fameux traité de cartographie La Géographie fera auto-rité jusqu’à la Renaissance. Il décrit (et applique) plusieurs méthodes pour représenter aussi précisément que possible le monde connu sur une carte plane. Les géomètres et astronomes de l’Antiquité étaient néanmoins conscients de l’impossibilité de représenter une portion de la sphère par une carte plane en préservant toutes les informations pertinentes (distances, angles, aires, etc.), c’est-à-dire isométriquement.

En termes modernes, cette impossibilité est une des conséquences de la courbure de la sphère, courbure définie par Gauss pour les surfaces.

Évidemment les astronomes ne disposaient pas d’une artillerie mathé-matique aussi sophistiquée, mais il est certain qu’une des manifestations de cette courbure s’était déjà présentée à eux. On peut par exemple pen-ser à un triangle géodésique obtenu en coupant la sphère en huit, dont tous les angles sont droits et qui de ce fait n’est pas représentable dans le plan, voir la figure I.1.

Ajoutons aussi que, même si Ptolémée et ses inspirateurs (Ératosthène au troisième siècle avant notre ère, Hipparque le siècle suivant) consi-dèrent déjà un modèle avec une planète ronde, les questions posées par

FIGUREI.1. Un triangle sphérique

la représentation de la voûte céleste posent le problème d’une représen-tation plane intelligente de la sphère indépendamment de la question de la forme de la Terre.

Les contraintes de représentation de grandes portions d’une sphère dépendent de l’usage à laquelle la carte est destinée. Un gouverneur col-lectant des impôts proportionnels à l’aire cultivée, un marin naviguant avec sa boussole et son astrolabe ou un astronome observant la voûte céleste n’ont pas les mêmes besoins. Sans prendre en compte (d’impor-tantes) questions esthétiques, il peut paraître pertinent de demander, par exemple :

– que les aires soient préservées (ou, évidemment, multipliées par une même constante) : on parle alors de carteéquivalente;

– que les angles soient préservés (carteconforme) ;

– que les distances par rapport à un point de référence soient préser-vées (carteéquidistante) ;

– que certaines courbes privilégiées soient envoyées sur des segments de droite. On pense naturellement aux géodésiques (carte ortho-dromique), mais un marin privilégiera volontiers les routes à cap constant (carteloxodromique)...

On peut évidemment multiplier les contraintes qu’on veut imposer à notre carte, ce qui donne autant de problèmes différents à résoudre ou pour lesquels on prouve qu’il n’y a pas de solutions. Le livre[Sny1993] constitue une bonne introduction à cette histoire de la cartographie.

Dans le document Uniformisation des surfaces de Riemann (Page 35-40)