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Felix Klein et l’illustration de la théorie de Riemann

Dans le document Uniformisation des surfaces de Riemann (Page 114-119)

Surfaces de Riemann et surfaces riemanniennes

III.1. Felix Klein et l’illustration de la théorie de Riemann

Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent, Riemann associe à chaque fonction algébrique d’une variable complexe z une surface recouvrant plusieurs fois le plan des z. Lors de la plupart de ses explications, Riemann utilise le paramètre z du plan pour décrire des objets qui sont aujourd’hui considérés comme vivant sur la surface.

Arriver ainsi à rendre à la surface ce qui lui appartient a été un processus long et difficile. Voici par exemple comment Klein en parle dans la préface de son cours[Kle1882c], professé en 1881 :

Je ne suis pas sûr que j’aurais pu développer une conception cohérente du sujet pris comme un tout si, il y a maintenant de nombreuses années (1874), lors d’une conversation opportune, M. Prym ne m’avait pas fait une com-munication qui a pris de plus en plus d’importance pour moi au fil de mes réflexions ultérieures. Il m’a dit que « les surfaces de Riemann originellement ne sont pas nécessairement des surfaces à plusieurs feuillets au-dessus du plan, mais qu’au contraire, les fonctions à valeurs complexes de la position peuvent être étudiées sur des surfaces courbes données arbitrairement exac-tement de la même façon que sur les surfaces au-dessus du plan ».

Dans[Kle1882c], Klein se propose d’expliquer la théorie des fonctions et formes méromorphes vivant sur une surface de Riemann compacte dans un langage intrinsèque, qui n’utilise plus une projection sur le plan.

Mais, plus important, il veut apprendre à ses étudiants àpenser physi-quement, car :

[...] il y a certaines considérations physiques qui ont été développées ultérieurement[...]. Je n’ai pas hésité à prendre ces conceptions physiques comme point de départ. Riemann, comme nous le savons, a utilisé à la place le Principe de Dirichlet. Mais je n’ai aucun doute sur le fait qu’il a démarré précisément de ces problèmes physiques et qu’ensuite, pour donner à ce qui était évident d’un point de vue physique le support du raisonnement mathématique, il y a substitué le Principe de Dirichlet.

Le cheminement est donc semé d’embûches entre ce qui est « physi-quement évident » et la rigueur mathématique. Et dans la marche vers cette rigueur, on risque de perdre toute intuition. C’est ce qui s’est passé dans ce cas précis, selon l’affirmation de Klein, et c’est aussi ce qui l’a motivé dans la construction de son cours :

Nous connaissons tous les considérations tortueuses et difficiles par les-quelles, ces dernières années, au moins une partie des théorèmes de Riemann dont on traite ici ont été prouvés d’une manière fiable. Ces consi-dérations sont entièrement négligées dans ce qui suit et je renonce ainsi à utiliser tout sauf des bases intuitives pour les théorèmes énoncés. En fait de telles preuves ne doivent en aucune manière être mélangées à la suite de pensées que j’ai essayé de préserver[...]. Mais elles doivent évidemment suivre celles-ci[...].

Nous ne résistons pas à citer l’extrait suivant d’une recension du troi-sième volume des œuvres de Klein par Young[You1924].

Un sujet qui intéressera le lecteur du tome III est l’attitude de Klein vis-à-vis de Riemann. Quoique Klein n’ait jamais vu Riemann, nous la comparons volontiers à celle de Platon vis-à-vis de Socrate. Maint philologue prétend que le Socrate de Platon n’est pas historique. Pour ma part, je m’exprimerais autrement. Ce que Platon nous raconte de Socrate, c’est ce qu’il a cru voir dans son maître, et, pour le voir, il a fallu le « grand front » de Platon. Ce que Klein nous raconte de Riemann, c’est ce qu’il a cru voir du maître dans ses écrits, et, j’oserais dire, que c’est l’intuition qui a fait voir à Klein des points de vue de Riemann qu’aucun des disciples de ce dernier n’avait soupçonnés.

On n’a qu’à regarder le portrait de Riemann pour voir qu’il était modeste. Je crois volontiers qu’il avait beaucoup d’idées latentes dont il n’avait lui-même pas conscience.

Il faut lire ce que Klein nous raconte à la page 479 au sujet de sa brochure

« Algebraische Funktionen und ihere Intergrale » (1882), où il prétendait révéler la vraie pensée de Riemann qui serait à la base de sa conception de la théorie des fonctions, une base essentiellement concrète et physique de ces notions abstraites et métaphysiques. Comme les valeurs réelles d’une fonction algébrique se représentaient couramment par les points d’une courbe, Riemann avait introduit ses surfaces planes avec leur pluralité de feuillets superposés qui n’adhèrent qu’en leurs points de ramification, pour faire la répartition des valeurs complexes d’une fonction algébrique f(x+iy).

Klein prétendait que c’est en considérant des phénomènes physiques que Riemann est parvenu à cette conception, et que la surface primitive de

Riemann n’était pas aussi abstraite et compliquée, mais était tout naturelle-ment une surface courbe appropriée dans l’espace, tel le tore.

Sur une telle surface, les phénomènes du mouvement stable d’un fluide, de la chaleur ou de l’électricité, se représentent mathématiquement par une fonction, le potentiel, qui satisfait à l’équation différentielle fondamentale

2f/∂x2+2f/∂y2 =0 de la théorie des fonctions complexes f(x+i y). D’une manière fort satisfaisante Klein développe cette idée dans sa brochure et montre que de ce point de vue la plupart des théorèmes de la théorie des fonctions deviennent intuitifs. D’après Klein, Riemann n’aurait introduit les surfaces qui portent son nom qu’ultérieurement, pour élucider son expo-sition arithmétisée. À ce propos Klein avait cité comme source de sa pen-sée une phrase de Prym, élève de Riemann, « que les surfaces de Riemann n’étaient pas nécessairement dans leurs origines des surfaces à plusieurs feuillets superposés au plan. On pourrait étudier les fonctions complexes de position sur n’importe quelle surface courbe aussi bien que sur les surfaces planes ».

Mais Klein a reconnu qu’il avait mal traduit la pensée de Prym. Celui-ci niait formellement (8 avril 1882) qu’il avait pu vouloir dire que Riemann lui-même eût conçu l’idée de répartir les valeurs d’une fonction complexe sur une surface courbe comme le fait Klein dans sa brochure.

Les remarques qui précèdent sont une réponse au reproche qu’on a pu faire à Klein : celui de manquer de rigueur mathématique dans les consi-dérations qui lui servent de base dans sa brochure, comme aussi, du reste, dans d’autres parties de ses écrits. Klein défend le principe des méthodes intuitives dont il fait usage.

« Je cherche », dit-il, « à parvenir par des réflexions de nature physique à une réelle compréhension des idées fondamentales de la théorie rieman-nienne. Je voudrais que des procédés semblables deviennent fréquents, car le genre usuel des publications mathématiques refoule habituellement au second plan la question importante de la façon dont on est conduit à la construction de certains problèmes ou de certaines déductions. J’estime que c’est à tort que la majorité des mathématiciens passent entièrement sous silence leurs réflexions intuitives pour ne publier que des démonstrations (certes nécessaires) d’une forme rigoureuse et le plus souvent arithmétisée.

Ils semblent retenus par une certaine crainte de ne pas paraître assez scien-tifiques à leurs collègues. Ou bien la cause est-elle, dans d’autres cas, le désir de ne pas révéler à leurs concurrents la source de leurs propres réfléxions ? » Il dit encore « C’est en physicien que j’ai rédigé ma note sur Riemann, aussi ai-je rencontré l’approbation de plusieurs physiciens. »

Dans les sections qui suivent nous allons d’abord expliquer ces intui-tions à propos des formes et des foncintui-tions méromorphes sur une surface de Riemann, développées par Klein. Nous donnerons ensuite une preuve moderne du théorème II.2.5 d’existence de formes méromorphes, beau-coup moins intuitive physiquement, ce qui illustrera les propos précé-dents de Klein.

La base des explications physiques de Klein est de considérer sur une surface de Riemann une métrique riemannienne compatible avec la structure complexe. Cette métrique permet de regarder les formes réelles par dualité comme des champs de vecteurs. Lorsque la forme est la partie réelle d’une 1-forme méromorphe, le champ dual associé hérite de propriétés dynamiques particulières que l’on peut formuler dans le langage de la géométrie riemannienne et interpréter en termes hydro-dynamiques ou électrostatiques (l’appellation « courant électrique » témoigne encore des analogies observées au dix-neuvième siècle entre ces branches de la physique).

Pour plus de détails sur ces interprétations physiques et leur histoire, on pourra consulter[Coh1967].

III.1.1. Métriques compatibles sur une surface de Riemann

Klein utilise le fait suivant. SiSest une surface de Riemann, on peut tou-jours trouver une métrique riemannienneg =〈·,·〉surSqui est compa-tible avec la structure complexe, c’est-à-dire qui définit la même mesure des angles. Ceci s’écrit de la manière suivante à l’aide d’une coordonnée holomorphe localez=x+i y :g=eu(x,y)p

d x2+d y2, oùuest une fonc-tion lisse. Avec des outils modernes, il est très simple de construire une telle métrique. Il suffit de recouvrirSpar des ouvertsUi munis de cartes holomorpheszi :Ui →Cet de considérer une partition de l’unité(ρi) subordonnée au recouvrement(Ui). On peut alors utiliser la métrique

g=X

i

ρi·zi(p

d x2+d y2).

Remarque III.1.1. — Si l’on suppose la surface de RiemannSplongée dans un espace projectif CPN, on peut construire globalement une métrique riemannienne analytique réelle compatible avec la structure complexe deS. Il suffit de considérer la restriction àSde la métrique de Fubini-Study (voir par exemple[GrHa1978]pour sa définition).

La structure complexe de S induit aussi une orientation deS, que l’on obtient à partir de l’orientation standard de C à l’aide des cartes holomorphes. En effet, les changements de cartes sont des biholomor-phismes entre ouverts deCet préservent donc l’orientation standard.

Réciproquement, si(S,g)est une surfaceorientéemunie d’une métri-que riemannienne lisse, elle admet uneuniquestructure de surface de Riemann compatible (voir section I.2.2). Ce théorème d’uniformisation locale est beaucoup plus compliqué à démontrer que le théorème de Gauss (dont nous avons vu la preuve dans le cas analytique).

En résumé, une structure de surface de Riemann sur la surface différen-tiable S est la même chose que la donnée d’une orientation et d’une classe conforme de métriques riemanniennes.

La seule structure de surface de Riemann deSpermet de définir l’opé-rateurpresque complexeassocié J :TSTS, qui est, en termes géomé-triques, l’opérateur de rotation d’angleπ/2 dans le sens positif. En fait, la donnée d’un tel opérateur (vérifiant l’équation J2=−I) est équivalente à celle d’une orientation et d’une classe conforme de métriques, donc d’une structure de surface de Riemann surS. À l’aide deJ on peut tour-ner à la fois les vecteurs tangents et les formes différentielles réelles(1):

∗~v:=J(~v), siv~TS,

∗α:=−α◦J, siαTS. (III.12) Une fois fixée la métrique g compatible avec la structure complexe, on peut associer à chaque 1-forme différentielleαsurSà valeurs réelles le champ de vecteursv~αqui lui estdualpar rapport àg :

α(·) =〈~vα,·〉.

Ceci permet de définir point par point le produit scalaire de deux 1-formes, comme étant celui des champs de vecteurs duaux. En notant vol la forme d’aire associée àg et à l’orientation fixée deS, on a alors les formules

¨ vol(∗~v1,v~2) =−〈~v1,v~2〉, ∀v~1,v~2TS

〈α1,α2〉vol=α1∧ ∗α2, ∀α1,α2TS, (III.13) qui se démontrent facilement en calculant dans une base orthonormée.

1. Attention au signe, qui est conventionnel.

Toujours à l’aide de la dualité entre formes et vecteurs, on peut définir les notions derotationnelet dedivergenced’un champ de vecteurs (voir l’encadré III.1).

Dans le document Uniformisation des surfaces de Riemann (Page 114-119)