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Le travail du quotidien : une fonction structurante et sécurisante

PARTIE 3 Les cadres de l’accueil et de l’accompagnement

3.2 Le cadre normatif

3.2.1 Le travail du quotidien : une fonction structurante et sécurisante

L’encadrement du quotidien des jeunes accueillis débute par une ritualisation (poussée dans certains LVA), des moments clés de la journée : les repas, les levers et les couchers. Pour chacun de ces trois temps, les horaires sont relativement fixes la semaine, et généralement plus souples le week-end et durant les vacances scolaires. Le déroulement de ces trois temps est, le plus souvent, très routinier. Les notes d’observation prises à ce sujet sont nombreuses. Bien que les rituels soient banals dans la plupart des LVA investigués, ils n’en demeurent pas moins complexes. Prenons l’exemple du rituel du coucher dans le LVA D2.

[24.01.2019 - LVA D2] 20h30. L’annonce du coucher est lancée par Catherine, la directrice du

LVA. Les enfants [âgés de 8 à 13 ans] se sont déjà lavés et tous se dirigent vers leurs chambres situées à l’étage de la maison […].

Les enfants commencent d’ailleurs par se laver les dents dans leur salle de bain respective. Puis l’appel pour l’histoire est fait par Stéphanie. Cette dernière et Catherine se sont assises à même le sol, dans la partie du couloir qui dessert les chambres des filles. Je les imite […]. Les enfants prennent place autour nous trois, les adultes. Nolan, le plus jeune, s’assoit près de moi, attrapant mon bras pour le passer autour de ses épaules. […]. Deux filles se blottissent contre Catherine, la 3e contre Stéphanie. Milo, lui, s’est légèrement écarté du cercle. Les deux histoires

peuvent commencer […].

Catherine et Stéphanie ayant terminé de coucher les autres enfants viennent voir Nolan : l’une allume la veilleuse, l’autre lui donne son doudou. Elles se placent chacune d’un côté du lit […]. Catherine touche le visage de Nolan à plusieurs endroits, et pour chaque endroit une phrase en rapport avec l’endormissement est prononcée ; de mémoire, quelque chose comme : « je ferme

les rideaux (passant son doigt sur les sourcils), je ferme les volets (lui fermant les yeux avec les

doigts), je ferme la porte à clé (tournant délicatement son poing autour du nez de Nolan) et je

jette la clé ». Ce faisant, je vois les yeux de Nolan s’alourdir « miraculeusement ». Il s’effondre

en clin d’œil. Catherine et Stéphanie font un bisou à Nolan puis nous sortons tous les trois de sa chambre, laissant la porte entre-ouverte.

21h, tout le monde est couché, prêt pour l’école le lendemain. En descendant les marches, je dis à Catherine : « Ça tourne bien le coucher. Et quand ça tourne bien, c'est que c'est bien ficelé ». Elle sourit.

Dans cette scène, on remarque d’emblée que le rituel du coucher au LVA D2 laisse peu de place au hasard. Il est au contraire très « ficelé » : la répartition des chambres (selon le sexe des enfants, leur âge, leurs affinités ou leurs problématiques), le brossage des dents, la lecture d’histoires, l’endormissement particularisé pour Nolan (le plus jeune des accueillis), etc. On peut également remarquer que ce moment du soir laisse la place à des gestes et des paroles hautement symboliques entre adultes et enfants. Donner le doudou, faire un bisou, exprimer son affection ou son attachement, ce sont là des signes (répétitifs) qui ont une fonction (sécurisante entre autres) dans la communication entre les acteurs.

Il faut préciser ici que le rituel du coucher au LVA D2 ne s’est pas fixé d’un seul coup. Comme pour les autres LVA investigués, les rituels quotidiens et leur mise en œuvre sont le résultat du travail des adultes accueillants, un travail qui n’est jamais achevé, toujours réadapté selon les circonstances96 :

[01.04.2019 - LVA C1] Marc [permanent] laisse les jeunes s’énerver un peu, s’exprimer. Parfois

même, ils lui disent qu’il est "chiant". Pour autant, il cadre en permanence […] et il n’est pas dans l’application uniforme d’une règle. […] Il s’adapte aussi aux enfants. Par exemple, hier, un jeune, Noah, avait besoin d’un temps long au moment de l’histoire du soir, car il revenait de chez son grand père et avait besoin d’affection. […] Marc passe chaque soir un certain temps à raconter des histoires aux enfants. En fait, il les invente, comme celle du ver de terre qui voulait manger le merle et qui finit par être ami avec lui, et deviendra même « son protecteur ». Les rituels de la vie quotidienne (Goffman, 1973) se posent comme des supports à l’intervention auprès des jeunes accueillis. Ils servent aussi à structurer leur intériorité. Plus ou moins rigides, plus ou moins institués selon le LVA considéré, ces rituels sont structurés et structurants pour les jeunes accueillis (tout comme ils le sont par ailleurs pour les adultes qui les mettent en œuvre). Dans ces moments clés de la journée ou du soir, les adultes accueillants sont là, assurant une présence auprès des accueillis, se garantissant des échanges avec eux, jaugeant leurs besoins et leurs évolutions, tout en veillant à ce que les rituels, dans leurs grandes étapes, soient respectés :

[16.01.2019 - LVA C1] 19h10. Négociations sur le partage des yaourts. Léo [accueilli] se dévoue

pour prendre celui dont personne ne veut (goût ananas). Du coup Gaspard [permanent] échange son yaourt avec lui. Après diner, chacun sa tâche : pendant qu’Evan nourrit les canards, Clément fait la vaisselle, Jimmy se lave les dents après avoir débarrassé toute la table et va au lit, Léo balaye puis va se laver les dents, Evan se lave les dents pendant que Clément finit la vaisselle ensuite Clément va se laver les dents et Evan essuie la vaisselle. A 19h30 tout le monde est dans sa chambre. Tout est bien orchestré ici, tout est bien rythmé.

Au LVA C2, comme dans la plupart des LVA, les repas sont l’occasion d’évoquer des problématiques particulières, éventuellement récurrentes de tel ou tel enfant, ou encore l’occasion d’apprendre à se tenir à table et gérer son espace et celui des autres, partager le plat en parts égales pour tous. Ils sont aussi l’occasion de parler du week-end prochain et de son organisation, en laissant les enfants exprimer leurs sentiments sur le fait de n’avoir personne chez qui aller, leur impatience ou leur réticence à faire des visites à la famille. Toujours au LVA C2, la présence d’enfants d’âges variés permet de donner de la perspective aux plus petits et aux plus grands de jouer le rôle de « sage ». Les adultes sont garants de la bonne tenue des discussions qui, lorsqu’elles deviennent trop animées, sont recadrées. Ils sont aussi ceux qui reprennent les mots et leur contenu pour les mettre en perspective avec ce qui est en jeu pour l’enfant.

Les adultes tiennent ainsi leur rôle de « gardien du cadre » en fonction des nécessités de la situation, un cadre qui ne se limite pas aux rituels instaurés dans les LVA, mais qui s’étend au quotidien dans son

96 Ainsi l’endormissement rapide de Nolan, décrit ci-dessus, n’a-t-il rien de « miraculeux » : « Cet enfant-là, il ne peut pas être

seul. À partir du moment où le vide est autour de lui, il est dans une agitation bruyante, très bruyante. […] Quand il est arrivé il y a 2 ans, je me suis vue l’endormir sur le palier dans les bras, le bercer pendant une heure, à ne pas pouvoir me relever, parce qu’à un moment donné, j’avais des crampes partout, vraiment. “maman me manque, papa me manque“. Et il n’y avait que ça qui arrivait à l’apaiser. […] Aujourd'hui, on n’en est plus là, même si c'est pas gagné ». (Catherine, permanente et directrice,

ensemble, à toutes les activités qui les impliquent auprès des jeunes accueillis. Au LVA C1, dont la scolarité est interne pour une partie des accueillis, Léo témoigne :

« J’ai pas voulu faire la classe ici parce que […] j’avais une phobie scolaire et je me suis enfui. Là,

y’a un éducateur qui m’a repris par le T-shirt. Et c’est là que j’ai compris qu’ici il fallait se tenir, qu’ici ils vont me dire “non“ et ça sera plus facile, que ma vie sera plus facile. » (Léo, 12 ans,

accueilli, LVA C1)

On retrouve bien dans cette déclaration la fonction structurante du cadre normatif. Une autre fonction du cadre normatif est d’assurer la transmission des codes du savoir-vivre aux jeunes accueillis :

[16.03.2019 - LVA C2 - Week-end bateau à quai] Je vais avec Didier [accueillant] accompagner

les filles aux sanitaires pour qu’elles prennent leur douche. « Mélanie ne sait pas bien se laver ». Elle n’a appris à se laver que l’année dernière, devant une glace, et grâce à la fleur de douche qui mousse beaucoup. Cette dernière lui permet de voir où elle se lave, « mais comme elle ne se

voit pas de dos… ». Comme prédit par Didier, elle ressort habillée mais avec tout l’arrière du

jogging trempé : « voilà, elle ne s’est pas séchée. »

Propreté, mais aussi politesse, salutations, manières de table, code relationnel, tout ceci a avant tout une visée éducative : « qu’ils sachent un minium se comporter en société » (Pierre, permanent LVA D1). Portés par les adultes accueillants, et plus encore sûrement par les porteurs de projet, on peut émettre l’hypothèse que certains de ces codes sont situés socialement, que leur application différenciée d’un LVA à l’autre est le signe d’une appartenance à un milieu social qui peut varier d’un LVA à l’autre. Quoi qu’il en soit, l’accueil de plusieurs jeunes au sein des LVA est suffisamment long – 8 ans pour l’accueil le plus long97 – pour produire des effets de socialisation. Et l’on peut noter que, pour certains de ces

jeunes, l’expérience vécue au LVA est aussi synonyme d’un changement de condition sociale :

« Entre LVA et chez ma mère, je préfère ici quand même. Toi tu préférerais quoi entre de l’espace, du vert, les animaux… Et le HLM, un immeuble un peu pourri, le gris et le bruit ? Non, ici, il y a plus par rapport à ce que j’avais chez moi. » (Ethan, 14 ans, LVA D1).

À travers les données exploitées jusqu’à maintenant, on a pu entrapercevoir que le cadre normatif remplit une fonction structurante et sécurisante pour les jeunes accueillis. Il tient aussi une place importante dans la transmission, par les accueillants, des bases de la vie en société. Mais le cadre normatif remplit une autre fonction essentielle. Il doit permettre de réguler la vie sociale des LVA, celle de deux groupes en constante interaction : celui qui est censé élaborer et faire respecter le cadre (les adultes accueillants), et celui qui est censé s’y conformer (les enfants accueillis).

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