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De « l’éducateur entrepreneur » à « l’entreprise éducative »

PARTIE 4 Les LVA : un entreprenariat alternatif ?

2. De « l’éducateur entrepreneur » à « l’entreprise éducative »

Pour interroger cette marginalité revendiquée et cette recherche identitaire, notre démarche méthodologique a procédé de plusieurs mouvements inductifs et abductifs autour d’une approche d’abord ethnographique. Notre hypothèse structurante s’est dessinée progressivement au cours du recueil de données, à partir des observations prolongées sur le terrain et des entretiens semi-directifs menés auprès de plusieurs adultes permanents et jeunes accueillis. Tout l’enjeu était de construire ce type de démarche collectivement et en travail d’équipe, puisque quatre chercheurs ont investigué dans les six LVA. Ce croisement des regards et des expériences vécues sur le terrain, rendu possible par la construction d’outils communs de recueil et d’analyse des données notamment, s’est avéré heuristique et gage de la cohérence scientifique d’ensemble. D’autant qu’il s’est articulé avec des entretiens d’explicitation (EDE) menés par un cinquième chercheur traversant l’ensemble des six LVA de l’enquête. Ainsi, la recherche s’est construite dans un constant aller-retour entre les membres de l’équipe et les données issues de l’ethnographie, des entretiens, de la littérature. Les consignes des EDE se sont basées sur les premières immersions dans les LVA et les analyses croisées ont permis de poser l’hypothèse structurante de cette enquête.

Nous sommes partis du constat, à contre-courant des discours des acteurs, d’une professionnalisation des permanents des LVA, quel que soit le modèle de LVA rencontré. D’abord parce que les LVA reposent forcément sur un modèle socio-économique. Ensuite parce que l’activité de permanent se pratique à temps plein et donne lieu à un revenu, le plus souvent sous la forme d’un salaire. Ensuite, parce que cette activité d’accueil par la quotidienneté n’a rien de naturel. Elle est bel et bien construite par les permanents en fonction d’une visée transformative, ou au moins adaptative, vis-à-vis des enfants en difficulté qu’ils accueillent d’une part, et vis-à-vis des cadres institutionnels

d’autre part. Cette professionnalité s’illustre dans une posture réflexive et créative, qui tire les permanents de LVA vers une logique de développement perpétuel. Les nouveaux projets s’accompagnent de transformations d’ampleur variable parmi les LVA. De ce fait, leur professionnalité s’inscrit dans des cadres différenciés, conduisant à l’hypothèse d’une dissociation entre un « éducateur entrepreneur », autrement dit un individu créant un LVA dans le but d’accueillir des enfants pour participer personnellement à leur éducation, et une « entreprise éducative », un collectif créé pour accueillir des enfants à besoin éducatif.

Cette dissociation met en jeu l’ethos professionnel, autrement dit les normes et valeurs qui sous- tendent les pratiques et construisent l’identité professionnelle. Alors que le modèle de l’éducateur entrepreneur ou éducatrice entrepreneuse met en mouvement un ethos professionnel à tendance familiale, le modèle de l’entreprise éducative procède davantage d’un ethos professionnel institutionnel. Il faut entendre « familial » au-delà de l’environnement de l’accueil, comme une organisation où la famille (et le couple) et la transmission personnelle sont mobilisées. Institutionnel renvoie ici à l’institution-lieu, notamment dans la manière d’organiser le travail éducatif auprès des enfants accueillis par des activités et rôles répartis de manière différenciée entre plusieurs adultes. Dans ce contexte, l’engagement du privé et du domestique dans le professionnel est un marqueur important, tout d’abord signalé par les modalités graduées du « vivre avec » les enfants et adolescents accueillis. C’est l’hypothèse que nous avons mise à l’épreuve des données empiriques.

La tension entre d’un côté un « éducateur entrepreneur », dont l’activité d’accueil relève plutôt d’un ethos professionnel familial et, de l’autre côté, une « entreprise éducative » aux pratiques relevant davantage d’un ethos professionnel institutionnel, est confirmée par l’analyse des données même si elle tend à la nuancer.

Cette tension s’illustre notamment dans l’accompagnement socio-éducatif des jeunes accueillis. Le modèle à tendance familiale fait principalement appel au champ de la famille pour guider les accueillants dans leurs actions éducatives. Ces derniers mobilisent préférentiellement leur expérience de parents (ou le modèle reçu de leurs parents) ainsi que leurs valeurs familiales pour accompagner les jeunes dans toutes les dimensions de leur vie (scolaire, préprofessionnelle, loisirs, etc.). Si le modèle à tendance institutionnelle n’est pas déconnecté du « modèle familial », il a cette spécificité d’institutionnaliser davantage l’accompagnement, sans pour autant le normaliser. D’abord à travers les formations et les expériences professionnelles des membres de l’équipe accueillante et les outils de suivi utilisés (cahier de transmission ou projet personnalisé d’accompagnement, par exemple). Ensuite, par le fait que les accueillants formalisent davantage les espaces professionnels à l’intérieur même du LVA (bureau/salle d’entretien, école interne), ce qui leur permet, par exemple, d’internaliser le suivi thérapeutique en faisant intervenir un psychologue dans l’institution-lieu.

La particularité des LVA reste liée au fait que les initiatives sont en premier lieu portées à titre privé, sous l’impulsion d’entrepreneurs, y compris associatifs. Nous abordons le caractère entrepreneurial de ces initiatives privées sous l’angle de l’entrepreneuriat solidaire. Celui-ci désigne un processus qui part de l’individu engagé vers une finalité sociale qui ne se réalise que par le collectif, celui-ci pouvant être formellement constitué en entreprise. L’entrepreneuriat solidaire du LVA se caractérise par une pression dans et sur l’institution par la création de règles et de normes alternatives. Le LVA, entrepreneur de normes et entreprise solidaire, conjugue au présent la dimension publique, politique et sociale des activités économiques, ainsi qu’une organisation plus ou moins autonome de ces activités vis-à-vis des pouvoirs publics. Cette conjonction d’activités économiques à finalité sociale, de

modalités organisationnelles spécifiques au service du projet et de rapport à l’action publique, amène finalement à lire la tension repérée entre « l’éducateur entrepreneur » et « l’entreprise éducative » sous le signe du continuum.

Le modèle de « l’éducateur entrepreneur » implique en effet davantage des relations de type réciprocitaire et ancre les pratiques d’accueil dans l’espace domestique, tandis que le modèle de « l’entreprise éducative » organise davantage l’accueil sur la base d’une moindre implication de la sphère intime et personnelle, à travers la mise en œuvre d’une séparation des tâches et des hiérarchies plus ou moins formalisées entre salariés et porteur principal du projet. Ainsi, dans « l’entreprise éducative », les fonctions de management impliquent une distanciation vis-à-vis du travail de front, alors que dans le modèle de « l’éducateur entrepreneur », manager les professionnels (et bénévoles) n’éloigne pas le permanent responsable des pratiques d’accueil. La hiérarchisation et le partage des tâches entre un plus grand nombre de professionnels, souvent issus des diplômes de l’éducation spécialisée, conduisent alors à envisager la relation éducative de manière plus institutionnelle, au sens où elle intègre des techniques professionnelles reconnues, notamment la médiation par l’activité et la médiation du collectif d’enfants. Pour autant, la relation éducative reste un élément fort dans les deux tendances, toujours connectée au quotidien. L’inclinaison vers un tendance familiale tire cette relation vers l’interindividuel, vers le collectif dans la tendance institutionnelle.

L’entrée en jeu dans le paysage de la protection de l’enfance d’entreprises sociales sous statuts commerciaux ne manque pas d’interroger quant à la possible marchandisation des mesures de placement. Or, dans l’enquête, les LVA ayant choisi des statuts commerciaux ne reflètent justement pas ce mouvement de marchandisation. Par ailleurs, si les LVA prennent différentes formes adossées à différents statuts juridiques, ils bousculent l’imaginaire économique, en raison des différents principes qu’ils mobilisent pour fonctionner : économie du don et de la complémentarité mutuelle ; appuis des pouvoirs publics ; liens ponctuels avec les dynamiques marchandes. Avec les LVA, le caractère éminemment public d’initiatives apparemment privées remet en question les acceptions et les oppositions habituelles des termes de « privé » et de « public ». Leurs organisations, chaque fois singulières, articulent différemment trois dimensions de l’action sociale : la dimension économique, puisqu’elles mobilisent une pluralité de ressources pour fonctionner ; la dimension sociale, leur objectif premier étant l’accueil et l’accompagnement socio-éducatif, en particulier des enfants qui ne trouvent leur place nulle part ailleurs ; et la dimension politique, vu leur place et leur articulation avec la politique publique de protection de l’enfance et les conseils départementaux. Les LVA puisent en fait leurs forces dans des modèles socio-économiques hybrides caractéristiques de l’intersection des champs du travail social et de l’économie sociale et solidaire. Réside sans doute ici une illustration particulièrement saillante de ce qui joue plus globalement, quoique de manière moins visible et dans d’autres proportions, dans les fonctionnements des opérateurs associatifs de la protection de l’enfance.

Les initiateurs de LVA apparaissent finalement comme des entrepreneurs alternatifs, mus par un principe de réciprocité, dans le sens où leur aspiration concerne un service d’intérêt collectif et public, et non le gain recherché dans les dynamiques habituelles propres à l’entrepreneuriat. Ces entrepreneurs alternatifs sont guidés par un intérêt dont la satisfaction dépasse le cadre strictement individuel tout en l’intégrant. Les LVA mettent chaque fois en jeu des pratiques singulières d’action alliant « souci de soi » et « souci des autres ».

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