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Le travail émotionnel : conscientiser les émotions et les préjugés durant l’enquête

2. MÉTHODOLOGIE

2.4 R ÉFLEXIONS SUR LA POSITIONNALITÉ

2.4.2 Le travail émotionnel : conscientiser les émotions et les préjugés durant l’enquête

pencher sur mes émotions, qui font entièrement partie de la recherche même si elles sont rarement considérées (Hoffmann, 2007 ; Jeantet, 2018). De manière générale, celles-ci sont perçues comme un obstacle à l’objectivité au sein de la communauté scientifique (Kleinman et Copp, 1993) et devraient être supprimées de l’enquête. En revanche, Terry Arendell (1997) argumente que la recherche qualitative est une pratique émotionnellement complexe en soi. Les émotions sont, en effet, présentes sur le terrain et pendant tout le processus de la recherche. Il est donc plus intéressant de les conscientiser que d’en faire abstraction.

Dans ce sens, le concept de travail émotionnel d’Arlie Hochschild (2012) permet de mettre en lumière certains processus et certaines pratiques sociales. Le travail émotionnel est l’effort qu’une personne fourni pour que l’apparence de ses émotions corresponde à ce qu’elle pense qui est attendue d’elle dans un contexte donné (Ibid.). Elizabeth Hoffman (2007) reprend ce concept dans le cadre de l’entretien et montre comment les émotions peuvent faire apparaître les rapports

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de pouvoir et dynamiques sociales. Le travail émotionnel est fourni par la personne qui a le moins de pouvoir à un moment donné, que ce soit l’enquêté⸱e ou l’enquêteur⸱trice (Ibid.). Il est visible lorsqu’il y a un malaise, des silences, des rires ou lors des relances. Ainsi, prendre en compte le travail émotionnel permet d’analyser les rapports de pouvoir au sein de la relation d’enquête.

Au cours de ma recherche, je me suis rendue compte qu’il y avait plusieurs moments émotionnels : lors des entretiens, au cours de la retranscription, au moment de l’analyse ainsi que pendant l’écriture. La rencontre avec certaines de mes enquêtées a en effet été marquante, comme c’est le cas avec Pilar :

« En sortant de l’entretien avec Pilar, je me parque avec la voiture dans un petit centre commercial en face du condominium pour prendre l’air quelques minutes, et écrire mes ressentis. […] Je me sens bouleversée par cet entretien, qui me semble être le plus marquant jusqu’à maintenant. D’un côté, je ressens comme de la tristesse et de la pitié pour cette femme au foyer qui semble avoir une vie malheureuse. Je suis également impressionnée par la taille de la maison qui me paraît gigantesque. D’un autre côté, je ressens comme de la colère. Ses propos m’ont choquée. Je pense notamment au moment où elle me raconte que les travailleur⸱euse⸱s domestiques n’ont pas le droit de marcher à l’intérieur du condominium contrairement aux propriétaires. Elle explique que c’est pour des raisons de sécurité mais selon moi c’est clairement une discrimination pour des questions de classe et de race. Je ne sais pas pourquoi, mais cette pratique me marque particulièrement, j’y vois vraiment l’essence de la ségrégation et ce que les communautés fermées représentent pour moi. […] Je me rends compte que c’est une question que je n’avais pas posée à mes autres enquêtées, en effet c’était inimaginable pour moi de ne pas laisser les personnes qui viennent travailler, se déplacer à pied et à leur convenance mais les obliger à prendre un transport organisé par le condominium et de ce fait contrôler leurs mouvements. Est-ce une pratique qui est aussi présente dans les autres condominiums ? » (Extrait du journal du terrain du 24.01.19).

Dans cet extrait, je mets en avant les émotions ressenties sur le moment. Un grand travail émotionnel a été produit de ma part au moment où mon enquêtée m’expliquait cette pratique, car je ne voulais pas paraître choquée devant elle. Ainsi, durant l’entretien, j’ai eu un engagement empathique envers mes enquêtées, permettant de ce fait une proximité émotionnelle sans jugement pour respecter la confiance qu’elles me faisaient en se livrant à moi (Duplan, 2017).

Dans l’exemple ci-dessus, c’est seulement à la sortie de l’entretien et plus tard lors de la retranscription et l’analyse que je me suis permise d’exprimer mes sentiments. Conscientiser les

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affects m’a alors permis de me situer face à mon enquêtée, de voir où j’avais des désaccords, à quel moment je la jugeais et quels étaient mes préjugés. Ainsi, la prise en compte des émotions est pour moi un outil qui me permet de mieux faire le travail d’objectivation et de réflexivité menant à la scientificité de ma recherche. L’analyse des émotions fonctionne, de ce fait, en complémentarité avec la théorie du point de vue situé.

Je suis consciente des préjugés que j’ai pu avoir sur la population étudiée avant d’arriver sur le terrain. Cela concernait principalement la représentation que j’avais de celle-ci, qui selon moi incarnait la richesse, la ségrégation et les injustices sociales. Dès lors, faire une recherche sur un groupe de personne qui ne me ressemble pas, ou que j’imaginais être très différent de moi, m’encourage à avoir une posture critique et réflexive sur ma position sociale et sur mes préjugés.

Pour ce faire, il a fallu laisser parler les participantes de la recherche et les écouter sans les juger.

Il s’agit principalement de comprendre leur point de vue, leurs motivations et leurs représentations sociales (Capron, 2006). En étudiant les classes dominantes, il est important de les laisser s’expliquer et les écouter de façon la plus innocente possible sans émettre de jugement ou imposer ses propres conceptions (Atria et al., 2017). De plus, en tant que féministe, j’ai pris la décision de ne pas remettre en doute les récits de mes enquêtées, de les croire et de plutôt remettre en contexte leurs paroles (Capron, 2006). Mon rôle en tant que chercheuse n’est pas d’émettre une vérité universelle mais de rendre compte de dynamiques sociales présentes dans un contexte spécifique.

J’ai remarqué que des jugements ont pu réapparaître même après mon terrain, notamment lors de la retranscription et la relecture des entretiens. C’est ici que la prise en compte des affects m’a été utile. En effet, lorsque je trouve certains propos particulièrement marquants ou choquants, j’essaie de les remettre dans leur contexte sans pour autant leur donner raison. La réflexivité est donc un processus continu tout au long de la recherche. Il est néanmoins important que cette réflexion ne se fasse pas sous forme de revanche de classe ou sous forme d’admiration envers les classes dominantes (Laurens, 2007 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1991). La réflexivité doit amener à la conscientisation des positions sociales et des rapports de pouvoir qui oscillent entre l’enquêteur⸱euse et l’enquêté⸱e.

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