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L ES COMMUNAUTÉS FERMÉES : UNE ALLIANCE ENTRE LES MUNICIPALITÉS ET LE SECTEUR PRIVÉ . 21

1. CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL

1.6 L ES COMMUNAUTÉS FERMÉES : UNE ALLIANCE ENTRE LES MUNICIPALITÉS ET LE SECTEUR PRIVÉ . 21

Les communautés fermées sont caractérisées par des associations de propriétaires. Ces associations ont un comité élu, s’occupent des services administratifs de la copropriété, organisent parfois des évènements et posent des conditions et restrictions aux propriétaires. Elles maintiennent ainsi un grand contrôle social au sein du condominium (Blakely et Snyder, 1997).

Ces nouvelles formes de gouvernances locales amènent les associations à remplacer les pouvoirs publics en favorisant les intérêts privés (Capron, 2012 ; Le Goix, 2006). L’histoire des villes latino-américaines de ces trente dernières années montre qu’il y a une forte volonté de séparatisme afin de ne pas devoir payer pour les quartiers défavorisés. Pourtant, l’autonomie des municipalités ne convient pas aux quartiers favorisés car il existe une gestion différenciée des territoires de la part des autorités locales, notamment avec la police (Capron, 2012). Les

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communautés fermées peuvent donc jouir de services privilégiés tout en appartenant à la commune, ainsi « l’idée, proprement néolibérale, selon laquelle la qualité d’un service doit être proportionnée à sa rémunération a fait son chemin et est profondément ancrée dans la mentalité des classes moyenne et supérieure» (Capron, 2012, p. 10‑11). Les gouvernements locaux sont favorables aux constructions des gated communities, car l’aménagement urbain est transféré au secteur privé (Blakely et Snyder, 1997 ; Le Goix, 2006). C’est notamment le cas avec l’autoroute qui relie Santiago à Chicureo en vingt minutes qui avait été offerte à la municipalité en 2006 (Borsdorf et al., 2007). Pourtant, lorsque l’espace public est privatisé, un changement majeur se produit dans la société et la cohésion sociale. En effet, selon Blakely et Snyder, l’espace civique représente bien plus qu’une construction politique ou juridique, « it is a manifestation of society, culture and the shared polity » (Blakely et Snyder, 1997, p. 1). La conception de société est ainsi transformée dans le contexte néolibéral de privatisation continue de l’espace public.

L’exclusion fait partie de la structure centrale des changements des villes latinoaméricaines.

Cette exclusion ne s’arrête cependant pas seulement aux motivations résidentielles mais s’étend jusqu’à l’éducation, aux loisirs, au travail, à la communication et la mobilité, c’est-à-dire à toutes les fonctions humaines (Borsdorf et al., 2007). En somme, « social and ethnic segregation, privatization of public space through gated communities, the emergence of social and economic fragments and international mobility may be seen as a result of the de-regulation policy of the state » (Borsdorf et al., 2016, p. 26).

Dans la littérature scientifique sur les communautés fermées, ce sont principalement les enjeux de classes, les inégalités sociales au niveau spatial et les rapports de pouvoir qui sont analysés. Il est donc curieux de constater que très peu de travaux traitent des questions de genre alors même que celui-ci est « une façon première de signifier les rapports de pouvoir » (Scott, 1988, p. 141).

Cela devient encore plus évident lorsque certain⸱e⸱s auteur⸱e⸱s comme Axel Borsdorf et ses collègues (2016) expliquent que les parcelas de agrados se vident durant la journée et se remplissent de personnes le soir car la plupart des personnes travaillent dans la capitale chilienne. Mais qu’en est-t-il des femmes au foyer, des travailleur⸱euse⸱s domestiques et des enfants ? Quelles places ont ces personnes dans les analyses sur les communautés fermées ?

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1.7 Contextualisation historique des normes de genre au Chili

L’intérêt de ce travail est de faire une analyse sur les communautés fermées incluant une perspective de genre, considérant que tous les aspects du monde social sont genrés (Hughes dans Sahin, 2016). De plus, faire une analyse centrée sur le genre est très pertinente dans le contexte chilien actuel. En effet, bien que le Chili soit un pays de tradition catholique et conservateur notamment concernant les normes de genre et les droits sexuels et reproductifs (Morán Faúndes, 2013), au cours des dernières années, la société est tourmentée par des questionnements autour de thématiques telles que la sexualité, la définition de la famille et les droits des femmes.

Depuis la fin du 19ème siècle et au cours du 20ème siècle, les femmes chiliennes se sont principalement organisées pour lutter pour des droits civils et politiques ainsi que pour des meilleures conditions de travail (Morán Faúndes, 2013). Les revendications des années 1980 étaient intrinsèquement liées à l’opposition au régime militaire, les femmes se sont alors mobilisées pour critiquer le gouvernement et protester contre les disparitions et les emprisonnements des opposant⸱e⸱s au régime (Morán Faúndes, 2013 ; Urriola Pérez, 2008). De plus, la dictature a retiré les droits sociaux et sexuels acquis par le passé, comme l’avortement thérapeutique qui a été pénalisé en 1989 juste avant que Pinochet ne rende le pouvoir à la démocratie (Nicholls et Cuestas, 2018). Ainsi, durant les années du régime militaire, les revendications féministes se sont unies aux luttes démocratiques, comme le montre si bien le slogan de Julieta Kirkwood et Margarita Pisano, deux grandes féministes chiliennes,

« démocratie dans le pays, à la maison et dans le lit » (Carosio, 2009). La dictature réaffirmait en effet, l’image de la femme comme mère, épouse et défenseuse de la patrie (Guzmán et Godoy, 2018).

Malgré cela, les crises économiques ont propulsé les femmes chiliennes sur le marché du travail, ceci dans le but d’une stratégie de subside familial, expliquent Virginia Guzmán et Lorena Godoy. Les femmes ont été, et sont encore particulièrement affectées par les logiques néolibérales. Dans un contexte de coupure dans les services publics et de changement des pratiques de consommations, les femmes doivent maintenir leur famille en travaillant tout en ayant la charge du foyer, des enfants et des personnes âgées (Cupples, 2013 ; Elson, 1995 ; Gómez et Jiménez, 2018 ; Ortiz Ruiz et Gonzálvez Torralbo, 2017). Ceci est lié à la division sexuelle du travail qui « a pour caractéristiques l’assignation prioritaire des hommes à la sphère

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productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée » (Dorlin, 2008, p. 16). La travail du care revient alors aux femmes (Cienfuegos Illanes et al., 2017). Le care est un terme souvent utilisé dans les analyses féministes désignant « des activités spécialisées où le souci des autres est explicitement au centre » (Molinier, 2010, p. 162). De plus, Pascale Molinier souligne que dans le travail du care la dimension de service (dans le sens prêter attention à) est importante. Le travail du care peut être celui des infirmier.ère.s, aides soigant.e.s ou même l’ensemble des activités domestiques. Le care est également vu comme un « sale boulot » d’un côté car le travail est perçu comme dégoûtant par l’ensemble de la population et de l’autre côté parce que c’est une activité que tout le monde cherche « à ne pas faire » et donc à déléguer à la personne la moins bien placée dans la hiérarchie socio-professionnelle (Hughes dans Molinier, 2010). Au Chili, les familles aisées vont déléguer le travail du care à des travailleuses domestiques, souvent migrantes (Ortiz Ruiz et Gonzálvez Torralbo, 2017).

Durant la transition démocratique, toutes les thématiques considérées comme sensibles n’ont pas été discutées dispersant le silence à tous les domaines sociaux ce qui a provoqué une démobilisation et dépolitisation générale de la société chilienne (Forstenzer, 2012 ; Urriola Pérez, 2008). Ce pacte du silence a également tu les discussions sur les enjeux liés aux droits des femmes, évitant ainsi tout questionnement et conflit au sein de la société. La baisse d’action collective a engendré une fragmentation des mouvements et luttes féministes dans le pays (Urriola Pérez, 2008). Le Service National de la Femme et de l’Équité de Genrevi (SERNAMEG en espagnol) a été fondé en 1991 dans le but de coordonner et créer des politiques d’égalité et de non-discrimination de genre (Morán Faúndes, 2013). C’est même grâce aux revendications féministes que cette institution a vu le jour. Plusieurs militantes ont donc choisi la voie étatique pour faire changer le pays. Étant donné que le SERNAMEG est une institution qui dépend du gouvernement, les différents partis politiques, notamment le démocrate-chrétien, ont une influence sur les décisions prises par cette institution. José Manuel Morán Faúndes explique que c’est la raison pour laquelle les politiques proposées par le SERNAMEG depuis sa création sont

vi Le SERNAMEG s’appelait le Service National de la Femme (SERNAM) au moment de sa création, et c’est en 2016 lorsque Michelle Bachelet crée le Ministère de la Femme et de l’Équité de Genre que le Service change de nom et devient incorporé au nouveau ministère (Romero, 2016).

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maternalistes et peu avant-gardistes en matière de droits sexuels et reproductifsvii. En effet, le SERNAMEG associe principalement la femme à la famille, la considérant d’abord en tant que mère, ce qui amène l’institution à proposer des lois qui concernent plutôt la famille et non la femme en tant qu’individue (Morán Faúndes, 2013).

Le panorama politique et social chilien est en plein changement. En effet, il est possible d’observer une revitalisation des mouvements sociaux depuis ces dernières années, avec les manifestations étudiantes en 2011, les manifestations contre le système de retraite (AFP) en 2016, le mouvement féministe de 2018 et el estallido social de 2019 (Mayol, 2019). Ce dernier correspond à la grande révolte sociale qui a débuté en octobre 2019. Des discussions sur des thématiques sociales telles que le respect des droits humains, les peuples autochtones, le réchauffement climatique, l’éducation, les services publics ou encore les retraites sont de plus en plus présentes au sein du domaine public (Aliste, 2014 ; Morán Faúndes, 2013). Ces mobilisations sont principalement soutenues par des jeunes, la plupart né⸱e⸱s au sein de la période démocratique.

Néanmoins, malgré ce contexte de revendications et questionnements profonds, la société chilienne est toujours marquée par des normes et représentations de genre traditionnelles (Guzmán et Godoy, 2018). La femme est constamment associée à son rôle maternel qui devient un élément central de la constitution de l’identité idéalisée de la femme chilienne (Vera, 2016).

De ce fait, le modèle de la femme chilienne légitime est hétérosexuel, bourgeois et blanc-métisse (Ibid.). Cette féminité est présentée comme patrimoine national et correspond au modèle hégémonique de la société chilienne. Le terme hégémonie implique des normes qui façonnent les critères de ce qui est considéré comme « normal » et « bien » au sein d’une société (Hallstein, 2011). Faisant échos au concept de masculinité hégémonique développé par Raewyn Connell, dans ce travail les féminités hégémoniques se caractérisent par des normes et idéaux dominants difficilement atteignable (Connell et Messerschmidt, 2005). Par ailleurs, ces normes hégémoniques supposent la subordination de toutes les féminités non-hégémoniques. En analysant les normes hégémoniques il est important de les contextualiser car le genre s’inscrit

vii Par ailleurs, le gouvernement actuel a nommé au début du mois de mai 2020 une nouvelle ministre pour le Ministère de la Femme et de l’Équité de Genre, Macarena Santelices, une femme très conservatrice qui s’avère être de la famille de Pinochet (CNN Chile, 2020). Ceci montre la ligne conservatrice de la politique chilienne par rapport aux questions de genre.

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dans des « dynamiques raciales, de classe, ethniques, sexuelle et régionales » (Butler, 2005, p. 62).

Le Chili s’est construit à travers la création d’une identité culturelle nationale basée sur l’homogénéité et la pureté raciale (Tijoux et Palominos Mandiola, 2015), qui sont des logiques coloniales profondément ancrées dans la société, hiérarchisant et classifiant la population (Quijano, 2000). Ainsi, l’imaginaire national chilien fait apparaître un pays à la culture métissée (Lavanchy, 2007) et une homogénéisation raciale harmonieuse. Ce mythe du métissage, présent dans la fondation de nombreux États-Nations latinoaméricains, induit une invisibilisation des privilèges et discriminations liées à la race (Wade, 2010), ce phénomène est également présent au Chili. Il est donc important de prendre en compte les dimensions raciales présentes dans le contexte local. L’analyse de la blanchité permet de mettre en lumière les mécanismes de hiérarchisation raciale (Lavanchy, 2018) car elle est un principe organisateur du tissus social (Leonard, 2010). En effet, Sarah Nuttall (2004) définit la blanchité comme une position sociale signifiant un pouvoir social et politique, la blanchité est alors un marqueur de privilèges. Dans cette perspective, Mara Viveros (2015) définit la blanchité comme un concept idéologisé relatif au statut de privilège associé au groupe blanc en tant que race. De fait, «‘whiteness’ as a disproportionate valuation of what is white, not just in terms of physical appearance, but also in social and cultural behaviors, is a global phenomenon, but it has distinctive expressions in different social and geopolitical contexts » (Viveros, 2015, p. 497).

Dans la conception de la féminité et de la famille chilienne, l’hétéronormativité joue un rôle central. Suivant cette logique, certaines combinaisons amoureuses et familiales sont considérées comme idéales et érigées en modèle alors que d’autres sont infériorisées et invisibilisées (Bastien Charlebois, 2011). L’hétéronormativité peut être définie comme la « volonté d’examiner l’infériorisation des sexualités non hétérosexuelles et des genres non conventionnels à travers les gestes et les discours du quotidien, qu’ils soient négatifs ou positifs » (Bastien Charlebois, 2011, p. 130). Il est alors important d’analyser les normes de genre et de sexualités conjointement pour comprendre quelles sont les conceptions hégémoniques ou illégitimes, qui sont constamment questionnées et discriminées par différentes pratiques de pouvoir. Le genre en tant que catégorie sociale construite peut être déployé de différentes façons. Ainsi, il s’agit de performer le genre, c’est-à-dire de constamment le mettre en scène. En effet, « la performativité n’est pas un acte

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unique, mais une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps » (Butler, 2005, p. 36). Les féminités et masculinités sont alors continuellement performées pour correspondre aux normes dominantes.

Dans les sociétés contemporaines, les normes sociales sont liées au pouvoir. Le concept de biopouvoir de Michel Foucault permet d’analyser les effets bien réels de ces normes. Le biopouvoir, étant un pouvoir normatif est caractérisé par la discipline des corps et le contrôle des populations (Foucault, 1997). Le sexe est l’élément central car il permet d’articuler les deux dimensions, en effet en contrôlant la sexualité des gens, se produit un contrôle des corps ainsi que de la population (Ibid.). En d’autres termes, le pouvoir n’est pas totalisant mais normatif. Il dessine, construit et oriente les désirs de la population. Le pouvoir est ainsi présent « throughout the whole social order, and exists at all levels, from the micro-scale of the body, the home and the workplace to the structural institutions of society » (McDowell, 1995, p. 78).