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2. MÉTHODOLOGIE

2.1 L ES COMMUNAUTÉS FERMÉES : UNE ENTRÉE DE TERRAIN NÉGOCIÉE

Chicureo est un grand complexe de condominiums qui se situe dans la commune de Colina.

Cette commune est la capitale de la province de Chacabuco mais fait partie de la région métropolitaine de Santiago, se situant à seulement une trentaine de kilomètres au nord du centre-ville. La commune de Colina comporte plusieurs régions différentes, dont le centre du village de Colina et Chicureo. Cette commune historiquement agricole est marquée par des disparités sociales avec d’un côté Chicureo où vivent les classes moyennes supérieures et élevées chiliennes, et l’autre côté où vivent des personnes de classe populaire. Il existe également une prison dans la commune, amenant les familles et proches des détenus à s’installer dans la région.

Le secteur de Chicureo s’est principalement construit autour de quelques grandes haciendas, qui sont devenues des communautés fermées de luxe et autour desquelles se sont construites de nombreux condominiums au cours de la dernière décennie.

Afin de mieux comprendre le fonctionnement de Chicureo, il est nécessaire de visualiser les différent⸱e⸱s acteur⸱trice⸱s qui entrent en jeux dans la construction et le fonctionnement d’un tel espace. Les agences immobilières et leur personnel jouent un rôle majeur dans la conception du quartier. Concernant les communautés fermées, elles sont constamment gardées par des vigiles qui contrôlent les points d’entrées. Ce sont eux⸱elles qui sont en contact avec le monde extérieur et qui vérifient l’identité de chaque personne qui entre dans le domaine sécurisé. Le personnel domestique, qui vient souvent de loin pour travailler chez les habitant⸱e⸱s des condominiums, est fréquemment amené à passer ce contrôle, tout comme les résident⸱e⸱s qui circulent dans leur propre lotissement sécurisé mais également dans toute la région de Chicureo. Le secteur est également marqué par les mouvements des acteur⸱trice⸱s de l’économie locale, c’est-à-dire des commerces, restaurants, écoles privées, centres esthétiques et centres sportifs.

Pour de pouvoir répondre à mes questions de recherche, il m’a paru pertinent de rencontrer et de parler directement avec les personnes concernées, à savoir les résidentes des communautés fermées. De plus, je souhaitais pouvoir observer ces espaces depuis l’intérieur. Les condominiums de Chicureo étant des espaces fermés et sécurisés, il est très difficile de s’y rendre physiquement ou d’entrer en contact avec ses habitant⸱e⸱s sans posséder un laisser-passer.

L’accès à mon terrain en tant que chercheuse impliquait alors une négociation avec les stranger-handlers ou gatekeepers, c’est-à-dire des personnes au sein d’un groupe ou d’une organisation

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qui s’occupent des relations avec les frontières externes, (Wolff, 2004). Sur mon terrain, je fais la différence entre ces deux catégories, les premier⸱ère⸱s correspondent aux individu⸱e⸱s qui sont en contact avec le monde extérieur des condominiums, tels que les vigiles ; alors que les gatekeepers sont les personnes détenant le pouvoir de faire entrer ou non le⸱la chercheur⸱euse sur le terrain, donnant ainsi des instructions aux stranger-handlers.

Mon point d’entrée a été rendu possible grâce aux membres de ma famille chilienne et des amies ayant des connaissances à Chicureo. Au cours du mois de décembre 2018, j’ai contacté une de mes cousines qui travaille en tant que professeure à Chicureo pour lui expliquer brièvement le travail que je voulais faire et pour lui demander si elle pouvait me donner quelques contacts. Elle m’a répondu favorablement. Dès mon arrivée au Chili, peu avant Noël, j’ai commencé à parler de mon mémoire dans ses grandes lignes à mes proches et j’ai ainsi réussi à avoir le contact d’autres personnes vivant à Chicureo. Mon échantillonnage a donc été établi d’abord à travers des connaissancesviii, puis à travers « l’effet boule de neige » (Capron, 2006, p. 27), car mes enquêtées m’ont ensuite apporté des contacts à interviewer. Cette méthode s’avère adéquate notamment lorsqu’on a à faire à une population aisée et difficilement joignable, car elle permet d’avoir des contacts insiders (Atria et al., 2017). J’ai décidé de contacter mes enquêtées via une plateforme de messagerie, WhatsApp. Cette application est très largement utilisée en Amérique latine pour communiquer avec les proches mais également pour entrer en contact avec des personnes inconnues. J’ai ainsi envoyé un message aux contacts reçus en me présentant et en leur expliquant que je faisais une recherche sur les condominiums dans la région de Chicureo et que j’étais intéressée à faire un entretien pour comprendre leurs expériences et vécus au sein de ces espaces. La plupart des personnes m’ont répondu avec grand enthousiasme et nous avons fixé des rendez-vous pour se rencontrer.

Lors de mon séjour à Santiago, de décembre 2018 à février 2019, je suis restée ouverte à toute possibilité pour discuter avec des personnes ayant un quelconque lien avec les communautés fermées de Chicureo. C’est ainsi que j’ai pu interviewer six personnes qui ne vivent pas dans ces espaces, mais qui y travaillent, soit dans le domaine de l’immobilier, de l’éducation ou de l’esthétique. Ces entretiens m’ont permis de mieux comprendre le contexte plus large des communautés fermées ainsi que les dynamiques qui sont propres à ces espaces.

viii Des membres de ma famille élargie tel que cousines, oncles et tantes et des amies de la famille, au total six personnes.

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Mon terrain étant un espace physiquement fermé, mon entrée sur celui-ci s’est fait grâce aux contacts que j’ai pu avoir à l’intérieur de cet espace. Stephan Wolff (2004) explique que l’accès au terrain doit être formulé en termes de relations. Ici, les enquêtées sont également les gatekeepers, car ce sont elles qui peuvent m’autoriser l’entrée ou me la refuser ; elles ont donc un certain pouvoir. Comme le dit Muriel Darmon (2005), la négociation de l’entrée sur le terrain fait apparaître les hiérarchies et les rapports de pouvoir. Pour y accéder, j’ai choisi de ne pas m’approcher des stranger-handlers (Wolff 2004). Dans les condominiums, ceux⸱celle-ci correspondraient aux vigiles placé⸱e⸱s aux portes d’entrée qui gardent physiquement le périmètre. Ces personnes surveillent et contrôlent les entrées et sorties, mais n’ont pas de pouvoir décisif sur l’accès à l’espace exclusif. Ainsi, mon entrée sur le terrain a été facilitée par le contact direct que j’ai tout de suite pu avoir avec les gatekeepers. Bien que les condominiums soient des espaces fermés et difficilement accessibles, le contact s’est très bien passé avec les enquêtées. En les joignant par WhatsApp à travers un contact de confiance, je suis directement entrée dans leur intimité. Mon message apparaissait sur leur téléphone, à l’intérieur des grillages, avant même que j’y mette les pieds. C’est ce lien de confiance qui m’a permis de faire évoluer ce premier contact virtuel vers une invitation à passer la sécurité physique et externe des condominiums.

Lors de mon premier message WhatsApp, j’ai décidé de les vouvoyez afin de leur témoigner ma politesse et du respect. Mais au moment de la rencontre, elles m’ont toutes saluées chaleureusement et m’ont directement tutoyée. J’ai alors fait de même, sachant qu’au Chili le tutoiement est la forme la plus courante.

La grande majorité des entretiens se sont déroulés chez les enquêtées, ce qui m’a permis d’observer entre autres leur maison, leur condominium et leur système de sécurité. Lorsque je les contactais par WhatsApp, je ne précisais volontairement aucun lieu souhaité pour l’entretien et leur montrais davantage ma flexibilité quant à l’endroit et le moment de la rencontre. Ainsi, comme l’explique Janine Barbot (2012), la chercheuse donne un ensemble d’éléments pour que l’enquêtée, si elle le souhaite, l’invite tout naturellement chez elle. L’enquêtrice prend alors la figure d’invitée plutôt que celle d’intrus (Ibid.). Six entretiens ont été menés à l’extérieur des condominiums sur des lieux de travail à Chicureo (salon de coiffure et agence immobilière), sur une terrasse de café à Chicureo, dans un restaurant à Santiago ainsi que dans l’appartement dans lequel je logeais dans la capitale. Même si toutes mes enquêtées ont accepté avec enthousiasme

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Image 4: L’intérieure d’une des communautés fermées de Chicureo

l’entretien, je leur ai offert une boîte de chocolat en guise de remerciement pour leur chaleureuse invitation, leur temps et leur collaboration.

J’ai eu la possibilité de visiter cinq communautés fermées différentes, trois d’entre elles étaient plus grandes et plus luxueuses, avec des parcelles de 5’000m2 et des maisons de 400m2. Les deux autres condominiums étaient de tailles plus petites, avec des terrains entre 400m2 et 700m2 et des maisons autour de 200m2. En entrant dans ces communautés fermées, j’ai pu observer les systèmes de sécurité : les vigiles à l’entrée me demandant ma carte d’identité, les barrières laissant passer les voitures, ainsi que les caméras de surveillance. J’ai donc activement pu participer au rite de passage pour entrer dans ces espaces exclusifs, même si, dans mon cas, ce n’était que pour une période limitée. Une fois la sécurité passée, j’arrivais dans un labyrinthe de petites routes qui menaient aux différentes maisons.

La plupart des condominiums avaient une ou deux routes principales, qui parfois entouraient tout le périmètre en faisant un cercle, puis de ces routes principales dérivaient des chemins secondaires où se situaient les maisons. Les plus grandes communautés fermées que j’ai visitées faisaient plusieurs kilomètres carrés ; il est par exemple possible de vivre à sept kilomètres de l’entrée principale sécurisée. L’un des grands condominiums avaient un terrain de golf et les autres avaient principalement des petites places de jeux pour les enfants. Dans l’un des plus petits condominiums, les chemins secondaires donnant accès aux maisons étaient encore une fois sécurisés (comme sur l’image ci-dessus) ; il fallait en effet, passer par un portail électrique pour

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entrer dans le sous-quartier d’une dizaine de maisons. La taille des condominiums pouvait varier, entre environ 60 à 300 maisons au sein d’un même périmètre. Toutes les propriétés que j’ai pu observer avaient des jardins de tailles différentes ainsi que des piscines. Certaines de mes enquêtées m’ont même fait visiter leur maison, ce qui m’a permis de réaliser des croquis de ces espacesix.

Il est important de noter que toutes mes enquêtées sont des femmes. Ce n’était pas prévu dans un premier temps, car j’avais également contacté quelques hommes qui ne m’ont malheureusement pas répondu. Cette tendance découle probablement des contacts qui m’ont été donné. En effet, lorsque j’ai demandé le contact de parents d’ami⸱e⸱s qui vivent à Chicureo, c’est toujours le numéro de la mère qui m’a été transmis et jamais celui du père. Ainsi, les mères et les femmes semblaient être intéressées, disponibles et socialement plus disposées à m’accorder du temps pour un entretien. Lors de mon entrée sur le terrain, le fait de créer mon panel d’enquêtées via des contacts principalement fémininsx m’a permis d’observer comment les liens se créent et se perpétuent entre femmes. Ainsi, mon genre a facilité l’entrée sur le terrain et le contact avec les résidentes, dans des espaces féminins (Goyon, 2005) où je me suis par ailleurs, sentie à l’aise.

ix Voir annexe A. Plans de maisons visitées

x Sur les six personnes, amies et membre de la famille, qui m’ont donné des contacts liés à Chicureo il n’y avait qu’un homme.

Image 5: L’intérieur d’une des communautés fermées les plus aisées de Chicureo

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L’accueil de mes enquêtées, me considérant comme faisant partie de leur monde, n’est pas seulement dû à mon genre mais également à d’autres caractéristiques sociales telles que la classe sociale et la blanchité (Duplan, 2017 ; Goyon, 2005) qui seront analysées dans la suite de ce chapitrexi. Questionner le genre dans l’enquête et avoir une posture réflexive quant aux relations de terrain permet de révéler « les spécificités du genre comme rapport social dans la société et le groupe étudiés » (Le Renard, 2010, p. 129). J’ai pu analyser ma place en tant que chercheuse dans les groupes de sociabilisation fortement genrés au sein de ces condominiumsxii. Muriel Darmon argumente que les négociations d’accès et d’entrée sur le terrain « peuvent aussi être construites comme un objet de plein droit de la recherche et devenir ainsi un véritable matériau d’analyse du terrain lui-même » (Darmon, 2005 : 99). De ce fait, mon arrivée sur le terrain s’est faite selon les codes et normes des communautés fermées, montrant l’importance du lien familial et de la confiance, le fonctionnement des réseaux de sociabilisation genrés ainsi que le rôle des gatekeepers et de leur lien avec le monde extérieur. Ainsi, ces points d’entrées m’ont également servi de levier pour mon analyse.