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Comme il a été dit auparavant, le corps est un des sites principaux où se matérialise les normes sociales. Un autre domaine où se joue également des enjeux de pouvoir et d’autorégulation est l’apparence, considérant, de ce fait, la manière de s’habiller comme une extension du corps (McDowell, 1995). En effet, les habits ont une fonction matérielle importante en protégeant le corps mais détiennent également une fonction significative (Johnston et Longhurst, 2010) car la mode constitue une partie de notre identité et permet de déterminer comment nous sommes

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perçu⸱e⸱s et accepté⸱e⸱s dans la société (Kellner dans Johnston et Longhurst, 2010). Le code vestimentaire est une thématique qui est souvent ressortie dans les entretiens, soulignant dès lors son importance dans la construction des subjectivités des enquêtées. Les habits, ainsi que l’apparence physique, ont un grand intérêt pour les classes élevées car ce sont des marqueurs sociaux. C’est à travers l’hexis corporelle, c’est-à-dire la façon de se tenir et de se vêtir (Bourdieu, 1979 ; Durand, 2014), qu’on montre par le corps et sa discipline qu’on appartient à une certaine classe sociale (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1991). Lors des entretiens, j’ai pu observer que toutes les résidentes avaient une apparence soignée ; que ce soit par leur coiffure, leur manucure, leur maquillage, des habits assortis ou des bijoux :

« María me reçoit avec son petit chien dans le parking (devant l'entrée principale). Elle porte un pantalon blanc, un pull bleu léger ainsi qu’un collier avec une grande croix romaine. Elle porte également des bagues aux doigts. Ses cheveux semi-blancs sont encore mouillés de la douche, mais sont coiffés de façon à tomber sur une des épaules » (Extrait du journal de terrain, janvier 2019).

Les habits sont non seulement des marqueurs de distinction sociale mais permettent de mettre en avant des éléments importants de son identité, comme par exemple la religion pour María avec son collier. Les bagues peuvent également être des signes de richesses ou désigner l’état civil de la personne lorsqu’elles sont mises individuellement à l’annuaire gauche. Les cheveux encore mouillés de María, donnent tout de suite le ton de l’entretien : une rencontre décontractée, chez elle, dans son intimité.

Les soins esthétiques font aussi amplement partie du quotidien des résidentes de Chicureo.

Carolina commente notamment : « Il y a beaucoup, mais beaucoup de salons de coiffure et centres de beauté. Je dirais que c’est ce qu’il y a de plus ici et ils sont toujours remplis4». Il faut toutefois souligner l’agentivité et la subjectivité qu’ont les résidentes dans la création de l’objectivation et la sexualisation de leur corps à travers les pratiques esthétiques telles que l’épilation, le choix de la mode vestimentaire et la coiffure (Dworkin et Wachs, 2009). En effet, les femmes ne sont pas seulement des objets de désir masculin mais jouent elles-mêmes un rôle important dans leur création en tant que tels (Haug dans Dworkin et Wachs, 2009). À noter que les ressources économiques sont encore une fois nécessaires pour produire un corps désirable selon les critères de féminités néolibérales.

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Les injonctions et normes de beauté intériorisées par les résidentes ne s’arrêtent pas seulement aux pratiques exercées sur leurs corps mais s’étendent également à la présentation de ce dernier.

Comme pour les hôtesses d’accueil, les habitantes de Chicureo doivent mettre en scène une féminité particulière (Schütz, 2006). Dans un sens goffmanien, il s’agit d’une présentation de soi, d’une mise en scène des rôles sociaux qui sont attendus de nous (Goffman, 2009). Pour les enquêtées, c’est à travers leur corps, l’habillement, leur gestuelle et leur comportement qu’elles vont performer l’image idéalisée de la bonne voisine, épouse ou mère. Il est alors question de mettre en avant un corps « civilisé » et « discipliné » (Schütz, 2006) pour correspondre aux attentes sociales des espaces exclusifs tels que Chicureo. Ce savoir-être, intériorisé, est donc à la fois social et genré (Schütz, 2006).

L’identité des résidentes, en tant que femme blanche de classe élevée, qui se construit à travers la sculpture du corps, les soins esthétiques et le style vestimentaire, permet également aux autres de les voir comme telle. L’habillement a donc une grande signification sociale donnant des informations sur les individu⸱e⸱s mais les exposant également aux jugements et perceptions d’autrui. Lorsque Camila parle de ses amies qui vivent à Chicureo, elle les catégorise selon leur style vestimentaire. Elle raconte5 avoir deux groupes d’amies, l’un conservateur et l’autre plus libérale, elle-même se considérant différente dit se trouver entre les deux.

« C : J’ai un groupe d’amies qui sont plus… euh… comment ça s’appelle celles qui sont plus ?... Conservateur. C’est ça ! Elles sont beaucoup plus conservatrices que, que… je ne sais pas.

M : Dans quel sens par exemple ? Quelque chose te vient à l’esprit ?

C : Euh… qui ne…c’est-à-dire qu’elles ne travaillent pas. Je ne sais pas si ce ne serait pas conservateur, mais plutôt qui restent plus à la maison. Le mari, c’est lui qui travaille, elles sont un peu plus soumises à leur mari. Elles s’occupent beaucoup des enfants… Elles se préoccupent beaucoup de l’opinion des autres. Par exemple, comme moi, je travaillais pour un magazine, pour moi, c’est égal, je m’habille comme je veux. J’ai 44 ans. Alors parfois je ne suis pas comme elles. C’est comme si elles ne sortent pas de leurs paramètres de couleur d’habits. Long, bien long [les robes ou jupes]. Il y a aussi l’autre groupe qui sont celles qui mettent la mini [la mini-jupe], celles qui, alors là il y a cette bipolarité, les deux groupes s’entrechoquent un peu. C’est ce que je vois depuis l’extérieur parce que moi je suis au milieu ça m’est égal.

[…]

M : Et comment tu décrirais l’autre groupe ?

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Il est intéressant de voir que les femmes sont ici caractérisées et classées selon leurs habits, plus particulièrement les jupes, symbole de féminité. La jupe semble être soit trop courte ou trop longue. S’habiller avec de longues robes ou jupes montrerait un côté strict et conservateur. Dans un contexte où l’Église catholique perd de plus en plus de crédibilité au Chili (Mayol, 2019), ces femmes sont stigmatisées pour être très croyantes et pratiquantes. De plus, ne pas avoir un travail rémunéré et s’occuper des enfants serait synonyme de soumission au mari pourvoyeur du foyer.

La longueur de la jupe sous-entend alors des connotations négatives liées à la figure d’une féminité traditionnelle et donc trop conservatrice vis-à-vis de l’actualité. La mini-jupe, de son côté, pose aussi problème car elle est synonyme d’un corps sexué plus libéré. La sexualité patriarcale est associée à la domesticité où les femmes sont vues comme passives (Hubbard, 1998). Porter une mini-jupe défie cette vision car la femme passe à une sexualité visible. En outre, porter des habits courts montrerait la non-conformité aux normes familiales et sexuellesxviii, la plupart étant séparées, célibataires, ou à la rigueur mariées pour la deuxième fois.

Ainsi, l’habillement et l’esthétique des femmes sont associés à la moralité de la personne. La construction de subjectivités morales et respectables est centrale à la compréhension des relations de classes sociales dans un contexte néolibéral où la responsabilité de la production de soi incombe à l’individu⸱e (Skeggs, 2005). De manière générale, la moralité d’une classe sociale moyenne ou élevée se forge en opposition avec les classes populaires, créant ainsi l’image d’un⸱e Autre immoral⸱e et sans valeur (Paugam et al., 2017 ; Skeggs, 2005). Concernant les résidentes, bien qu’elles appartiennent au même groupe social, elles réutilisent ces mécanismes de distinction et distanciation avec les populations vivant en dehors des condominiums, pour se différencier entre elles dans le but de performer au mieux une féminité respectable selon leur perspective. De ce fait, le corps est le lieu principal de construction des subjectivités, car la

xviii Sujet développé dans le chapitre 4. La communauté fermée : un espace familial.

C : Celui qui est un peu plus disruptif ? M : Oui, oui, comment tu le décrirais ?

C : Je trouve qu’il est beaucoup plus, plus ouvert d’esprit. Elles sont plus… les enfants ne sont pas dans des écoles catholiques. Ils sont dans des écoles laïques… Les femmes, plusieurs travaillent… certaines sont aussi mariées pour la deuxième fois… Ou si elles ne le sont pas, certaines sont célibataires ou parce qu’elles sont séparées et le mari n’est plus là.

Elles sont, je ne sais pas, séparées par exemple ou quelque chose comme ça. Ce serait comme si elles avaient déjà passé par cette autre étape » (Camila).

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forme, la condition physique, l’attractivité, la sexualité, la désirabilité, le comportement, la nudité, les habits et les cheveux sont les critères d’inclusion ou d’exclusion de certains groupes et espaces (Johnston and Longhurst 2010).