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1. CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL

1.5 L ES MOTIVATIONS QUI POUSSENT À L ’ AUTO - SÉGRÉGATION

Le moteur principal qui pousse à vivre au sein d’une communauté fermée est la peur de la criminalité (Blakely et Snyder, 1997 ; Capron, 2006, 2012 ; Kern, 2007 ; Laverde Cabrera, 2013). Cette peur n’est pas forcément liée au taux réel de criminalité (Pattaroni et Pedrazzini, 2010) mais représente une menace suffisante dans l’imaginaire des habitant⸱e⸱s pour se barricader derrière des grillages et des murs. Depuis la fin des années 1980, une logique d’insécurité s’installe en Amérique latine et la délinquance se présente comme un problème de société majeur (Capron, 2012). Ce sentiment d’insécurité est alimenté par les discours politiques et les médias (Pattaroni et Pedrazzini, 2010). C’est donc à travers une institutionnalisation de la culture de la peur que les agendas urbains néolibéraux ont eu un grand succès. Le marché immobilier s’adapte très rapidement en proposant une solution sécurisante pour les classes élevées, les communautés fermées.

Le bon voisinage, la qualité de vie, l’air pur, le silence et la nature font également partie des motivations qui poussent à la périurbanisation (Capron, 2006 ; Laverde Cabrera, 2013). Les bases de ce produit immobilier entrent dans un mode de vie idéalisé et mythifié : une vie reposant sur les loisirs, sur les valeurs familiales et communautaires et sur un imaginaire romantisé de l’espace rural, dénaturé et artificiel (Capron 2006; Le Goix 2006). Ce discours hygiéniste et anti-urbain (Capron, 2006) participe alors à la création d’une campagne néolibérale.

« Ces valeurs sont indicatives de l’appartenance à une communauté de happy few. Le choix de vivre dans un lieu privilégié, à l’écart de l’urbanisation, au milieu de ‘gens bien’, participe ainsi d’un mécanisme de distinction sociale qui est peut-être un des éléments moteur de la quête d’une certaine homogénéité socioculturelle » (Capron, 2012, p. 6). La qualité de vie, le statut social et l’exclusivité semblent être des éléments clés des phénomènes d’auto-ségrégation. Chicureo correspond parfaitement à ce modèle romantisé d’une vie de famille idéale. Les recherches sur les communautés fermées illustrent bien cette dynamique mais peinent à critiquer la dimension genrée et hétéronormative de ce modèle de vie. Les communautés fermées seraient alors un endroit d’expression de normes sociétales telles que l’hétérosexualité.

Dans la littérature, le concept de communauté est central pour comprendre les enjeux propres aux gated communities. Selon Blakely et Snyder, une communauté se définit par un territoire partagé, des expériences ou interactions sociales, des traditions, des structures économiques ou

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politique mais également des valeurs partagées et un but commun qui construisent l’identité de ses membres et celle de la communauté (Blakely et Snyder, 1997). Outre le sentiment d’appartenance à une communauté, celle-ci requiert également une certaine participation à sa vie sociale. Un espace de résidence privé peut aussi être définit comme un club auquel certaines personnes se voient refuser l’entrée. Renaud Le Goix argumente que la fermeture du site suppose une certaine exclusivité et forme de jouissance bourgeoise du bien, ce qui constitue l’attribut principal des communautés fermées. Ainsi « l’appartenance à la communauté signifie avant tout l’appartenance au groupe de personnes admises à jouir du bien collectif et de certains espaces

‘publics’ : rues, parcs, équipements de loisirs, etc. L’achat d’une propriété entraîne l’adhésion automatique à l’association (le club), et le propriétaire devient membre d’une gated community » (Le Goix, 2006, p. 113). Appartenir à une communauté signifie adhérer de manière plus ou moins tacite aux règlements et valeurs de la communauté fermée (Capron, 2012). De plus, le sentiment de communauté est renforcé par la fermeture du périmètre (Le Goix, 2006).

L’homogénéité sociale est une dimension importante de l’auto-ségrégation (Capron, 2012). En effet, les condominiums permettent de créer un entre soi de classe, car la plupart des résident⸱e⸱s sont présélectionné⸱e⸱s (Kern, 2007). Ainsi « plus la valeur immobilière est élevée, plus cela va contribuer à sélectionner socialement les résidents » (Le Goix, 2006, p. 133). Concernant l’homogénéité sociale, peu d’auteur⸱e⸱s ont souligné les mécanismes de ségrégation raciale qui opèrent au sein des condominiums. En effet, la création de quartiers racialement ségrégés s’inscrit tout à fait dans des logiques néolibérales qui prônent le « laisser faire », l’individualisme et la méritocratie, naturalisant de ce fait des discours et pratiques racistes (Bonilla-Silva, 2006).

Dans ce contexte-là, être propriétaire d’une maison dans un quartier racialement ségrégé devient un investissement important (Collins, 1998). C’est en partie cette double homogénéité qui renforce le sentiment de communauté.

En Amérique latine, le repli des classes supérieures dans la périphérie est motivé par une peur de la délinquance et un imaginaire de la ville comme chaotique et dangereuse. Les communautés fermées représentent des bulles qui protégeraient ses habitant⸱e⸱s des dangers réels ou imaginaires, comme les autres groupes sociaux perçus comme menaçants (Capron, 2012). En opposition à la ville décomposée et désordonnée se trouveraient les beaux quartiers périphériques organisés.

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« La frontière spatiale aurait alors pour fonction de préserver, non seulement le statut social, mais aussi l’ordre moralv. […] La défense d’un ordre moral peut renvoyer à une stratégie de distinction de classe, comprise au sens large, c’est-à-dire fondée sur l’idée de la supériorité des riches et de leur prédisposition à créer et perpétuer une éducation morale distincte des autres couches de la société » (Paugam et al., 2017, p. 15‑16).

Vivre dans des quartiers riches signifie justifier la supériorité morale des classes aisées ainsi que la pauvreté des autres à travers la méritocratie et une naturalisation de la pauvreté. Ces deux mécanismes seraient alors des explications des inégalités qui font appel à l’infériorité supposée d’un côté et à la culpabilisation des paresseux de l’autre côté (Paugam et al., 2017). C’est donc à travers ce processus d’altérisation que se légitiment des projets urbains tels que les condominiums (Kern, 2010).

Les communautés fermées adoptent des logiques d’exclusion dans lesquelles une élite s’oppose à la redistribution des richesses (Le Goix, 2006). Cette exclusion crée une enceinte dans laquelle il n’est pas possible d’interagir avec des personnes de différentes cultures, ethnies ou statuts économiques (Rafiemanzelat, 2017). Par l’accès contrôlé et restreint des communauté fermées, ces lieux affectent profondément l’espace public et la société de manière générale. En effet, cela crée « a space that contradicts the ideals of openness, heterogeneity, accessibility, and equality that helped to shape both modern public space and modern democracies » (Caldeira, 2000, p. 4).

Ces espaces semblent donc être réservés aux personnes qui craignent l’hétérogénéité sociale des quartiers urbains.

Les agences immobilières vont investir des espaces en ville ou en périphérie disputés aux classes populaires (Souchaud et Prévôt Schapira, 2013). Ces modèles de résidence créent des enclaves de personnes aisées, polarisant davantage l’espace urbain. La proximité résidentielle entre les quartiers riches et les quartiers pauvres est liée à l’emploi (du fait de la nécessité des personnes aisées d’avoir des travailleur⸱euse⸱s domestiques) mais cela ne fait que renforcer la stigmatisation et augmente la discrimination sociale par un processus de mise à distance et de fragmentation urbaine (Borsdorf et al., 2016 ; Capron, 2012). Les différents rituels d’entrée dans les communautés fermées (comme saluer et reconnaître les vigiles, montrer les papiers

v Selon Paugam et ses collègues (2017, p. 14) « L’ordre moral repose sur un consensus concernant les façons, bonnes et respectables, de se comporter ».

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Image 3: L’entrée gardée d’une des communautés fermées de Chicureo. Sur le panneau bleu il est possible de lire « Chère visite. Veuillez SVP présentez votre carte d’identité pour pouvoir entrer »

d’identités ou passer la barrière) produisent des hiérarchies entre les entrants (Capron, 2012). Ces dispositifs de contrôles symbolisent le pouvoir des forts (résident⸱e⸱s) exercé sur les faibles (les prestataires de services) qui seraient susceptibles de venir voler, explique Guénola Capron. La distinction sociale est au cœur des rapports de pouvoirs présents au sein de ces enceintes.

1.6 Les communautés fermées : une alliance entre les municipalités et le secteur