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Dans un contexte de néolibéralisation croissante, le système économique ne s’arrête pas seulement à une politique étatique et gouvernementale mais redéfinit également les subjectivités et les normes sociales. En effet, le néolibéralisme est intériorisé par la population notamment à travers les idées selon lesquelles les individu⸱e⸱s devraient être libres, non gouverné⸱e⸱s et non réglementé⸱e⸱s par l'État qui est perçu comme tyrannique et oppressif (Hall dans Gerodetti et McNaught-Davis, 2017). Il existe une forte pression pour minimiser l’interventionnisme de l’État et la responsabilité individuelle s’en voit fortement valorisée. Ainsi, le néolibéralisme passe d’un mouvement politique et social à une forme de gouvernementalité foucaldienne qui façonne les désirs, produisant des individu⸱e⸱s autonomes qui s’auto-régulent et qui ne se perçoivent pas comme contraint⸱e⸱s par des contrôles externes (Gerodetti et McNaught-Davis, 2017). Le business du corps en est un parfait exemple. Effectivement, le sport et, plus largement, tout ce qui est relatif à « l’amélioration » du corps – c’est-à-dire changer le corps pour qu’il corresponde ou du moins s’approche des normes de beautés hégémoniques - est monétarisé et

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devient une grande source de revenu pour de nombreuses industries, notamment avec la chirurgie plastique, les régimes diététiques, les centre de fitness, l’industrie cosmétique, la mode, les publicités, les médias, etc. (Johnston et Longhurst, 2010). Ce développement est aussi présent à Chicureo. Il existe en effet plusieurs fitness, centres sportifs, des ventes de compléments nutritifs et des centres de soins esthétiques. Dans ce cadre-là, les corps sont travaillés et deviennent des projets qu’il faut perfectionner (Ibid.). De plus, le fitness est une activité physique qui se réalise principalement seul, accentuant ainsi l’individualisation et l’auto-contrôle des corps. Le fitness doit alors être compris comme un produit de façonnement de soi, plutôt qu’un produit entièrement lié la santé (Dworkin et Wachs, 2009). Il s’agit d’une activité dont le seul but est l’amélioration physique personnelle.

Pour la plupart des enquêtées, le sport et plus spécifiquement le fitness est tout à fait intégré dans leur emploi du temps hebdomadaire. Pour certaines, comme Pascuala, le fitness fait partie de leur routine journalière :

« En fait ma journée typique de vacances c’est que je me lève tôt, je vais au fitness, je fais mes routines, je rentre. Généralement, j’ai besoin de faire les courses et gérer le repas du midi. L’après-midi, il faut que j’aille de nouveau au fitness parce que j’ai un coach sportif. C’est comme ça que ça se passe en vacances. Et en temps normal, je sors d’ici le matin genre à six heures moins quart et je rentre à quinze heures. Je donne des cours privés à mes élèves et après je vais au fitness et après je rentre à la maison. Ça c’est ma routine1 » (Pascuala).

Que ce soit en vacances ou durant l’année scolaire, le sport est toujours présent dans la vie des participantes de la recherche, et si ce n’est pas le fitness ce sont des cours de yoga qui se donnent à l’intérieur des condominiums. Effectivement, il est très courant d’avoir une voisine instructrice de yoga au sein de la communauté fermée. Cette fascination pour la sculpture du corps s’inscrit dans un contexte néolibéral où apparaît la nécessité de le contrôler et le discipliner. En effet, lié à la manifestation corporelle incarnant le succès ou l’échec, la présentation de soi et de son corps au 21ème siècle prend plusieurs significations, dont la valeur morale d’une personne (Dworkin et Wachs, 2009). Alors que « the fat body remains stigmatized as lazy, undisciplined, or as a poor member of the social body, the fit body becomes a metaphor for success, morality, and good citizenship. Just as wealth marked morality for the Calvinists, the ‘fit’ body marks a moral and disciplined self that demonstrates sufficient participation in the regimes of bodywork necessary to support consumer capitalism » (Dworkin et Wachs, 2009, p. 38‑39). La réussite sociale ne

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Image 6: Affiche publicitaire pour le fitness en bordure de route à Chicureo

passe pas seulement par un niveau économique élevé mais également par la présentation d’un corps correspondant à certaines normes et critères de beauté.

Tout comme dans l’analyse des corps dans le monde du travail par Linda McDowell (1995), ceux-ci sont également choisis, surveillés et disciplinés au sein des communautés fermées afin d’entrer dans le modèle néolibéral produisant ainsi une image spécifique de cet espace. Le contrôle, la discipline et la surveillance des corps sont particulièrement importants dans la production de ce que Foucault (1975) appelle les ‘corps dociles’, qui se conforment à des idées historiquement et spatialement spécifiques de ce qui est considéré comme une façon normale et appropriée de présentation de soi dans les comportements quotidiens et dans l’espace (McDowell, 1995). Les résidentes se conforment alors à l’image conventionnelle de la femme blanche, bourgeoise et hétérosexuelle. Dans une perspective foucaldienne, les individu⸱e⸱s sont toujours surveillé⸱e⸱s par un regard omniprésent et c’est la conscience de ce regard qui pousse à l’autosurveillance (Foucault, 1975). Ainsi, les résidentes contrôlent et disciplinent leur propre corps à travers les activités physiques pratiquées durant la semaine. C’est précisément par ces actes répétés que les enquêtées performent leur féminité car « le genre, c’est la stylisation répétée des corps » (Butler, 2005, p. 109). De fait, cela se rattache à une responsabilité néolibérale et individuelle de la féminité (Littler, 2013). L’injonction à faire du sport ou sculpter son corps

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pour correspondre à l’image de la vie saine de Chicureo est ainsi intériorisée par les habitantes du quartier.

Cette pression exercée sur les femmes pour travailler leur corps imparfait et ainsi le contrôler est dû à la hiérarchisation entre ce qui est masculin et féminin, créée par les normes sociales et les rapports de genre (Clair, 2012). Cette différenciation se matérialise également sur les corps, car celui des femmes serait, par définition, et au contraire de celui des hommes, grotesque, incomplet, fertile, changeant et incontrôlable (McDowell, 1995). De ce fait, il existe une forte pression sur les femmes pour travailler leur corps imparfait et ainsi le réguler. Cette injonction genrée est visible dans les propos de mes enquêtées, par exemple, lorsque Camila me décrit les différents services disponibles à Chicureo : « Bon, évidemment, il y a aussi ces magasins qui vendent des suppléments nutritionnels sportifs. Parce que les femmes en achètent beaucoup2 » (Camila). Ainsi, les féminités ne se construisent non seulement par le travail du corps à travers le fitness mais également avec des compléments alimentaires qui permettraient de transformer ce corps imparfait.

Depuis la fin du siècle dernier, le corps est devenu dans les sociétés occidentales un porteur important de signification sexuelle (Johnston et Longhurst, 2010). Robyn Johnston et Lynda Longhurst expliquent qu’en effet, les corps se doivent de correspondre aux représentations de ce qui est désirable et qu’il faut donc mettre en avant un corps désirable, sans être sexy, répondant aux attentes sociétales en termes de morphologie, de taille et d’apparence. C’est ainsi que les corps sont disciplinés, à l’aide des machines de fitness notamment, afin de produire une chair correspondant aux standards occidentaux d’attractivité sexuelle (Johnston et Longhurst, 2010).

Ces normes sont, elles aussi, construites de façon racialisée et genrée (McCormack dans Johnston et Longhurst, 2010). C’est pourquoi, les femmes doivent sans cesse travailler leur corp pour correspondre aux critères de désirabilité, inscrits dans un contexte hétéropatriarcal où le regard masculin est considéré comme référence universelle (Ballester Buigues, 2017). En effet, le modèle idéal auquel il faut se conformer est construit depuis une perspective masculine produisant de ce fait des masculinités et féminités sexualisées (Pallock, 2007). Tout comme dans l’art, le corps des femmes est vu comme un objet de désir pour le regard masculin (Ballester Buigues, 2017), réduisant celui-ci à un objet de plaisir. Dans cette perspective-là, à travers le sport et des soins esthétiques, les résidentes reproduisent cette figure de la femme désirable aux

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yeux des hommes du quartier (Duplan, 2014). La pratique du fitness permet donc de façonner les corps selon des modèles de désirabilité blancs et hétérosexuels.

La production d’un corps désirable répond non seulement à une injonction hétérosexuelle pour plaire aux hommes mais est elle-même réitérée et renforcée par le regard des habitantes de Chicureo. En effet, les femmes doivent aussi se montrer parfaitement présentables dans des espaces de non mixités (Duplan, 2014) où se jouent la surveillance et la compétition entre paires.

Cet impératif est présent chez les résidentes car elles vont souvent commenter le physique de leurs voisines ou amies, comme c’est le cas de Camila :

« Toutes impeccables, toutes formidables après la quarantaine. Vraiment toutes, tu ne vas pas trouver une meuf mal foutue, ni avec de la cellulite ni rien, c’est-à-dire qu’il y en a aucune ici qui…. Surtout toutes celles qui ne travaillent pas et tout, non, non3 » (Camila).

Le physique des femmes relève donc d’une grande importance et doit correspondre à certains critères bien définis comme par exemple la dissimulation de l’âge à travers un corps sans marques. De plus, Camila appuie sur le fait que le corps des femmes est travaillé et transformé, afin de s’éloigner le plus possible des « imperfections » de celui-ci.

Ce corps féminin idéal est ancré dans différentes formes de privilèges que ce soit de l’ordre de l’économique, du racial, de l’hétérosexuel (Hallstein, 2011) ou de la validité. En effet, pour arriver à sculpter un tel corps, il est nécessaire d’avoir des ressources économiques, notamment pour déléguer la garde des enfants (Ibid.). Les critères de beauté s’appliquant aux mères de Chicureo ont donc une connotation en termes de classe sociale. Toutes les femmes ne peuvent, faute de temps et de moyens, se retrouver dans cette incarnation de la mère glamour, la Yummy Mummy. Ce concept est une configuration spécifique de la maternité, celle d’une mère blanche, hétérosexuelle, de classe moyenne qui est célébrée comme une identité désirable car elle incarne l’autonomie, le consumérisme et la perfection esthétique tout en s’occupant des enfants (Allen et Osgood, 2009 ; Hallstein, 2011 ; Littler, 2013). En somme, la Yummy Mummy symbolise « the

‘good’ and ‘responsible’ mother of neo-liberalism » (Allen et Osgood 2009, 7). Comme dans l’extrait ci-dessus, Camila souligne que toutes les femmes du quartier sont parfaites selon elle, particulièrement celles qui ne travaillent pas. Ceci induit qu’elles ont une situation économique suffisamment élevée pour vivre avec un seul salaire, celui du mari, et peuvent alors consacrer du temps pour discipliner leur corps. Pour celles qui sont salariées, le temps accordé à leur corps

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peut être alloué grâce à l’aide des travailleuses domestiques qui s’occupent des tâches ménagères et des enfants. Ainsi, « en valorisant l’image d’un corps mince, ferme, sain, ces femmes jouent de leur corps comme marqueur de distinction sociale. Elles cherchent à incarner au plus juste un corps idéalisé par les normes hégémoniques de santé et de beauté » (Duplan, 2014, p. 8). C’est pourquoi, dans un contexte néolibéral, les normes féminines sont hautement excluantes et correspondent seulement aux expériences et réalités des classes moyennes et supérieures (Allen et Osgood, 2009) telles que véhiculées au sein de Chicureo.

Les femmes sur les images publicitaires de Chicureo ainsi que mes enquêtées représentent cependant une minorité chilienne par leur couleur de peau très claire. Ici, la distinction de classe est aussi liée aux questions raciales. Pour les résidentes, la blanchité passe par le statut économique et social ainsi que la valorisation d’un corps qui répond aux critères de beauté et de désirabilités néolibérales. Dans son texte sur la subjectivité de la blanchité, Sarah Nutall (2004) argumente que la culture de la blanchité donne beaucoup d’importance au visuel et au regard.

C’est en effet, à travers ce qui est visible que la blanchité donne un pouvoir social et politique, permettant à la personne d’être vue, dans un contexte où les individu⸱e⸱s marginalisé⸱e⸱s se battaient sous le manteau de l'invisibilité (Nuttall, 2004). Cette analyse correspond tout à fait au cas de Chicureo où le visuel a une grande importance, car c’est à travers ce qui est visible, c’est-à-dire par le corps, que les résidentes vont pouvoir performer les modèles de féminités désirés.

Certains corps sont, de ce fait, définis comme disciplinés et sont donc légitimés au sein de cet espace sécurisé et d’autres, au contraire, sont effacés. De plus, les corps représentent ici la revitalisation ou le développement urbain de la région. Le corps et l’espace ne font qu’un, car c’est à travers le corps (blanc, valide et hétérosexuel) des habitant⸱e⸱s que Chicureo pourra alors être défini comme moderne et exclusif.