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I.1. Matières colorantes, de quoi s’agit-il ?

I.1.4. Transformation thermique

Action élevée au rang de symbole d’appartenance à l’humanité, couramment évoquée dans la littérature, la transformation des matériaux par le feu est lourde d’implications techniques et de sens symbolique (Leroi-Gourhan, 1943). Elle souligne la capacité de l’Homme à « maîtriser les éléments » et, fort de sa suprématie technologique, à exploiter ses compétences pour manipuler la matière et créer de nouveaux produits.

Le traitement thermique est un processus qui implique deux principales variables : la température et la durée. Appliqué aux matières colorantes, il permet de moduler leur composition, et par là même l’ensemble de leurs propriétés physico-chimiques (teinte, etc.). L’idée d’une telle mise en œuvre est née de plusieurs observations : (i) la grande variabilité de teintes dans les assemblages de représentations pariétales, et en particulier à Lascaux (Chalmin et al., 2004) ; (ii) la prédominance du rouge, tant dans les blocs de matière première qu’en poudre ou en peinture (Baffier et  al., 1991) ; (iii) l’association étroite de blocs et de foyers, par exemple à la grotte du Renne d’Arcy-sur- Cure (gisement châtelperronien : Leroi-Gourhan et Leroi-Gourhan, 1964 ; Higham et al., 2010 ; Hublin et  al., 2012), qui a conduit André Leroi-Gourhan à formuler l’hypothèse, reprise après lui, que l’hématite était obtenue à partir « d’ocre jaune à différents états de calcination » (Leroi- Gourhan, 1961).

Si l’on prend l’exemple des oxy(hydroxy)des de fer, le traitement thermique, appliqué à tout type de matière jaune (riche en goethite) permet d’obtenir un bloc d’hématite, d’une teinte comprise entre l’orangé et le mauve, suivant les modalités de l’opération. En résumé, privilégier ce choix technique implique une simplification des modes d’acquisition et un investissement supplémentaire dans les phases de transformation. Par ailleurs un géomatériau colorant chauffé est susceptible de contenir des minéraux datables par thermoluminescence19.

La caractérisation fine du traitement thermique des matières colorantes doit renseigner les conditions thermodynamiques (principalement durée et température) et permettre de savoir si celui-ci est intentionnel, accidentel ou post-dépositionnel.

Les différents matériaux pigmentaires soumis ne réagissent pas de manière identique à la chaleur, et les conséquences qui découlent d’une telle action varient en fonction des réactifs et du traitement thermique subi.

Suivant la matière colorante de départ, il sera possible de suivre et de caractériser ce processus par étude de la composition cristalline (par méthodes d’analyses structurales), des stigmates de chauffage (comme des pores de déshydratation), ou encore des conséquences physico-chimiques sur les minéraux présents en inclusion (comme les grains de quartz, dont la thermoluminescence se retrouve perturbée).

Il convient de développer plus avant ces différents points pour les minéraux concernés.

19. L’hypothèse de dater directement les représentations pariétales élaborées à base de pigments chauffés a été une des motivations qui ont conduit au développement analytique présenté dans le titre 1.4.1. de ce chapitre. À ce jour, aucune peinture à base d’hématite «  artificielle  » n’a été révélée. Quand bien même, dater les représentations pariétales par thermoluminescence impliquerait un prélèvement de matière si conséquent, que ces couches picturales ténues seraient définitivement ravagées (Pierre Guibert, communication personnelle).

I.1.4.1. Oxydes de fer

La caractérisation du traitement thermique des oxy(hydroxy)des de fer a été bien circonscrite par Marie-Pierre Pomiès (goethite synthétique et four : Pomiès,  1997). Laure Dayet a poursuivi ces expérimentations en conditions « archéologiques réelles » (goethite naturelle et foyer : Dayet, 2012, p. 182-196). Pour ces minéraux, plusieurs transformations thermiques peuvent avoir lieu. Au vu de la répartition de ces différents minéraux en contextes géologique et archéologique, et de leur intérêt techno-économique, il est possible de décrire le processus de déshydratation à partir de la goethite, soumise progressivement à une température de plus en plus élevée.

À partir de 200 °C, la goethite α-FeO(OH) va commencer à se déshydroxyler et former de l’hématite α-Fe2O3, selon l’équation suivante :

La transformation est totale au-delà de 300  °C, mais elle s’opère sans phase de transition et l’habitus reste inchangé (González et  al., 2000). L’hématite obtenue est qualifiée de « désordonnée » (Onoratini, 1985, p. 59 ; Perinet et Onoratini,  1987). Cet état de fait est bien observable en diffraction des rayons X (figure 7) ; en effet, le diffractogramme présente (i)  un élargissement différentiel des pics correspondant aux plans (102, 204, 113, 214, 116, 300) jusqu’à 650  °C et (ii)  l’inversion en intensité des deux pics majeurs (110 et 104) jusqu’à 400  °C (Onoratini,  1985  ; Pomiès,  1997). Cet aspect cristallin particulier peut aussi être mis en évidence par spectrométrie Raman (De  Faria  et

Lopes, 2007). Il est important de rappeler ici que ces caractéristiques peuvent par ailleurs être observées sur des hématites naturelles (Masson, 1986). Une condition suffisante pour individualiser l’hématite provenant de la goethite chauffée est l’utilisation d’un microscope électronique à transmission, pour observer dans les cristaux, à l’échelle nanométrique, des pores de déshydratation (figure 8), observables jusqu’à 650 °C (Pomiès, 1997 ; Pomiès et al., 1999 ; Gialanella et al., 2011). Au-delà de 650-700 °C, les pores de déshydratation migrent vers la surface des cristaux, qui croissent pour prendre l’habitus hexagonal caractéristique de l’hématite (Watari et al., 1979a ; Watari et al., 1979b ; Watari et al., 1983 ; Pomiès, 1997 ; Gialanella et al., 2010). Les expérimentations en conditions réelles donnent des résultats moins reproductibles que ceux obtenus en laboratoire ; Selon Laure Dayet, « la variabilité de taille des cristaux peut expliquer la variabilité de faciès des pores pour un même échantillon » (Dayet, 2012, p. 191)

Lorsque la goethite α-FeO(OH) est chauffée en présence de matière organique, elle forme entre 370 et 600 °C de la maghémite γ-Fe2O3, laquelle se transforme au-delà en hématite, selon le processus classique. La maghémite peut aussi être obtenue à partir de lépidocrocite chauffée, selon un processus

Figure 7. Diffractogrammes d’hématites obtenues à partir de goethite chauffée (Pomiès, 1997) ; en haut, chauffage jusqu’à 1000 °C ; en bas, chauffage jusqu’à 290 °C.

similaire à celui de la goethite/hématite (Pomiès,  1997  ; Cornell  et Schwertmann,  2006). Si le traitement thermique s’opère en atmosphère réductrice, l’hématite se réduira à partir de 800 °C en

magnétite Fe3O4.

I.1.4.2. Cinabre

Le cinabre est le principal minerai de mercure. Ce dernier s’obtient par chauffage au-delà de 700 °C dans un four sous courant d’air, selon la réaction suivante :

Mais à partir de 583 °C, le cinabre se décompose déjà en mercure liquide et en vapeur de soufre :

Le mercure est un métal argenté brillant à l’état liquide20 aux conditions normales de pression et de

température. Il peut être employé pour amalgamer l’or ou d’autres métaux précieux et faciliter leur application sur un support (dorure au mercure, dépôt de feuille d’étain sur le dessous d’un miroir21).

20. Le symbole Hg du mercure provient du grec ὕδωρ [húdôr] : eau et ἄργυρος [árguros] : argent, et du latin hydrargyrym : argent liquide.

21. Ces pratiques ne sont presque plus employées de nos jours pour des raisons toxicologiques.

Figure 8. Schéma et micrographies TEM des différentes étapes de la transformation de goethite synthétique en hématite par traitement thermique (Pomiès, 1997) ; a : goethite de synthèse ; b : chauffage à 230 °C, apparition de pores lamellaires ; c : entre 230 et 300 °C, formation de pores sphériques ; d et e : 300 à 650 °C, augmentation de la taille des pores, qui migrent vers la surface ; f : vers 650 °C, évacuation de l’eau, début de recristallisation ; g : au-delà de 650 °C, recristallisation en hématite ; h : à partir de 800 °C, augmentation de la taille des cristaux hexagonaux d’hématite.

HgS + O2 ∆ Hg + SO2

Porter le mélange à une température entre 400 et 500 °C entraîne l’évaporation du mercure (dont le point d’ébullition est fixé à 356,62 °C) et la fixation de l’autre composant au support.

L’amalgame* et la dorure au mercure semblent maîtrisés aux Âges des métaux, mais certaines observations dans les Balkans (vases dorés de la culture de Vinca), région où l’exploitation de l’or et du cinabre remonte au Ve millénaire BCE, ont récemment relancé le débat (cf. titre 2.4.2.1. de

ce chapitre).

I.1.4.3. Oxydes d’aluminium

La bauxite est une roche répandue en Provence, qui contient souvent une certaine proportion d’oxy(hydroxy)des de fer. Ceux-ci lui confèrent une couleur orangée à mauve, mais elle est principalement constituée d’oxy(hydroxy)des d’aluminium (Bardossy, 1982), dont les propriétés ont pu être utilisées conjointement à celles des oxy(hydroxy)des de fer. Les principaux oxy(hydroxy) des d’aluminium sont la gibbsite γ-Al(OH)3, la bœhmite γ-AlOOH, la bayérite α-Al(OH)3, le diaspore α-AlO(OH) et le corindon α-Al2O3 (cf. titre 4.2.4 du deuxième chapitre pour un exposé minéralogique et gîtologique plus avancé).

Le seul oxyde d’aluminium qui paraît avoir pu intéresser les néolithiques est le corindon, pour sa dureté. Or le corindon est le stade ultime de la décomposition thermique des différentes phases cristallines. À l’exception du diaspore, chaque phase passe par au moins deux formes de transition au cours du traitement thermique, la première étant bien moins ordonnée que la seconde (Poulon- Quintin, 2002 ; Tisserand, 2007).

L’ensemble des transformations thermiques des principaux oxy(hydroxy)des d’aluminium, et les températures auxquelles elles ont lieu, sont résumés dans la figure 9 (Galwey  et Brown,  1999  ; Francke, 2002 ; Kloprogge et al., 2002 ; Tisserand, 2007).

Figure 9. Schéma des différentes étapes de transformation des oxy(hydroxy)des d’aluminium par traitement thermique (Francke, 2002, p. 29).

L’information la plus importante à retenir ici est que les moyens d’obtenir par transformation thermique le corindon, sont limités. En effet, il ne se forme généralement, en fonction du réactif et selon les auteurs, qu’à partir de 1000 à 1150 °C (Francke, 2002 ; PoulonQuintin, 2002). Seul le diaspore se transforme en corindon à une température relativement modeste, puisqu’il se déshydrate directement à partir de 500 °C (Feenstra, 1985 ; Urai et Feenstra, 2001 ; Boleti, 2009).

Ainsi, en chauffant à plus de 500 °C une matière bauxitique riche en diaspore et en oxy(hydroxy(des) de fer, on peut obtenir un excellent abrasif riche en corindon et en hématite.