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I.1. Matières colorantes, de quoi s’agit-il ?

I.1.3. Propriétés

I.1.3.3. Pouvoir siccatif

Les oxydes de fer et de manganèse, et en particulier l’hématite et la pyrolusite, sont traditionnellement réputés pour leur pouvoir asséchant et siccatif12. Leur origine est imputée à leur structure cristalline

et à leur composition (Schwertmann et Fitspatrick, 1992 ; Salomon, 2009). La structure en feuillet ou en tunnel des oxydes de fer et de manganèse leur confère des propriétés hygroscopiques qui se traduisent par un assèchement des matériaux qui sont à leur contact. Le pouvoir siccatif est attribué à la composition du réseau cristallin : dans l’hématite par exemple, les sites octaédriques sont occupés par des atomes d’oxygène, et non des groupements –OH, comme c’est le cas pour la goethite ; l’hématite offre donc un apport plus important en oxygène, qui contribue à une meilleure polymérisation.

Bien exploité aujourd’hui dans les domaines industriels13 et artistiques14, le pouvoir asséchant et

siccatif des oxydes de fer et de manganèse n’a pas échappé aux sociétés traditionnelles, et permet des applications nombreuses et diversifiées, comme en témoignent l’ethnographie, l’expérimentation et l’archéologie. Pourtant, cette propriété, moins perceptible que le pouvoir colorant, est souvent peu prise en considération dans les raisonnements archéologiques en regard de celui-ci. Nous tenons donc à insister ici sur la potentialité de mise en œuvre du pouvoir siccatif des matières colorantes dans plusieurs domaines, mais aussi à corriger l’idée reçue sur l’utilisation de l’hématite pour tanner les peaux.

I.1.3.3.1. Usages liés au corps

Nous avons vu précédemment que l’hématite pouvait entrer dans la composition de cosmétiques pour protéger la peau du soleil (cf. supra, titre 1.3.1. de ce chapitre). À travers ses propriétés asséchantes, elle peut avoir d’autres bénéfices. Tout d’abord, d’un point de vue strictement technique, de nombreux expérimentateurs ont évoqué l’efficacité de la poudre d’hématite pour se débarrasser des produits

12. Bien qu’ils soient parfois employés comme synonymes, séchage et siccativation sont deux phénomènes à bien dissocier, en particulier en art plastique. Le séchage désigne la perte de solvant par évaporation, qui donne lieu à la solidification du mélange. La siccativation désigne le phénomène d’incorporation d’oxygène dans un mélange fluide, entraînant, par polymérisation et réticulation, sa solidification très au-delà de l’évaporation.

13. Dans l’industrie du forage, l’hématite entre dans la composition des « boues de forage » employées pour améliorer le rendement de ces opérations. Par ailleurs, Les oxy(hydroxy)des de fer, les hydroxydes d’aluminium et les oxy(hydroxy)des de manganèse peuvent entrer dans la composition de produits pour réduire les pollutions à l’arsenic (Bowell, 1994 ; Van Der Hoek et al., 1994 ; Manning et al., 1998 ; Sun et al., 1999 ; Farquhar et al., 2002 ; Laperche et al., 2003 ; Deschamps et al., 2005).

14. En art plastique, les oxydes de fer et de manganèse sont réputés pour leur pouvoir siccatif et pour les précautions qu’il faut prendre pour les manipuler. Si l’usage d’un agent siccatif facilite le durcissement du mélange colorant et donc améliore sa durabilité et ses propriétés optiques, il pose parfois des problèmes de dosage pour les peintures à l’huile multicouches. Une couche externe riche en agent(s) siccatif(s) durcira avant celles qu’elle recouvre, entrainant un assèchement différentiel des couches et un craquellement du mélange pictural. Les peintres s’efforcent donc de réserver l’emploi de siccatifs pour les couches profondes, ou d’attendre leur durcissement complet avant tout recouvrement.

gras. Frottée directement sur un support (peau, bois, silex) maculé, elle aide en effet à dégraisser les mains ou les outils (Audouin et Plisson, 1982). De plus, adjointe dans un corps gras, elle en facilite la manipulation et l’application.

On lui prête aussi des vertus prophylactiques dans de nombreuses cultures, dont les Himbas déjà évoqués (cf. supra, titre 1.3.2. de ce chapitre). De même, les amérindiens Warran (Venezuela), se couvraient le corps de peinture rouge pour se protéger des moustiques (Peabody,  1927) et dans plusieurs tribus aborigènes, l’hématite est appliquée sur les plaies pour aider à la cicatrisation (Peile,  1999, d’après Salomon,  2009). Dans ces usages, l’hématite est fréquemment associée à d’autres minéraux comme des argiles. Hélène Salomon fait deux remarques à ce sujet. La première, est que cet emploi de l’hématite peut être rapproché de sa couleur : ainsi, on soignera une plaie ou un saignement avec un remède ayant la même teinte, c’est la couleur qui soigne ! La seconde est d’ordre tout aussi symbolique : en appliquant une matière colorante rouge, l’invalide signale à ses congénères qu’il est en cours de rétablissement15 (Salomon, 2009).

I.1.3.3.2. L’hématite comme charge dans les matériaux organiques

Les études fonctionnelles d’outils et d’armatures lithiques* révèlent fréquemment la présence de résidus rouges. Ils sont parfois répartis sur les parties actives, témoins d’une utilisation conjointe de l’outil et des oxydes de fer (Philibert, 1993) ; mais le plus souvent, ils recouvrent les parties non actives (Wadley et al., 2004a ; Beyries, 1982). De ce constat est née l’hypothèse d’un emploi des oxydes de fer comme charge dans les préparations d’emmanchement (Wadley et al., 2004b). Les expérimentations ont montré empiriquement que l’ajout de poudre d’hématite aux adhésifs à base de « résine » apportait des bénéfices multiples : (i) préparation, manipulation et conservation aisées, (ii) matériau plus homogène et résistant, mais aussi (iii) protection contre l’humidité et meilleure conservation des fibres constituant un éventuel lien (Wadley et al., 2004a ; Wadley, 2005 ; Wadley et Lombard, 2007 ; Salomon, 2009).

Le pouvoir siccatif de l’hématite est aussi utilisé dans l’entretien des peaux. Dans plusieurs cultures – Tehuelches de Patagonie, Tasmaniens, Masaï (Sollas, 1911 ; Peabody, 1927) – la graisse additionnée d’hématite est appliquée sur les faces interne ou externe des peaux pour les préserver de l’humidité.

I.1.3.3.3. Assainissement des sols et assèchement des matières organiques

Les propriétés prophylactiques de l’hématite ont pu être exploitées sur le corps, mais aussi sur le sol. Les épandages de poudre colorée trouvés dans les sédiments archéologiques ont posé la question d’une origine fortuite (vestiges d’aires de production de poudre) ou non. André Leroi-Gourhan a émis l’hypothèse d’un épandage de poudre volontaire à Pincevent pour assainir les sols (Leroi- Gourhan et Brézillon, 1972). Des expérimentations ont été menées sur des fonds de cabanes, les uns laissés bruts, les autres traités saupoudrés d’hématite. Sur ces derniers, le sol a été asséché, ce qui a limité la croissance de champignons et de mauvaises herbes (Zinnen, 2004, d’après Salomon, 2009).

15. On trouvera un parallèle trivial entre ces deux remarques et l’enfant égratigné au genou qui était soulagé par l’application de « rouge » (la merbromine du mercurochrome) sur la plaie, réclamant une nouvelle application quand la teinte s’estompait.

La propriété asséchante des oxydes de fer et de manganèse peut aussi être exploitée dans un but de préservation et de conservation. Ainsi les objets ou éléments architecturaux en bois (volets, poteaux) sont traditionnellement traités à «  l’ocre  » pour les protéger de l’humidité et du pourrissement. Le rouge profond qui recouvre les volets et charpentes des maisons basques, les rorbu (maisons traditionnelles norvégiennes) ou les édifices en bois en Amérique du Nord (comme les « ponts de la colonisation »), est appelé rouge « sang de bœuf ». C’est en réalité une peinture composée d’hématite. Sa vocation n’est à l’origine non pas esthétique mais utilitaire, puisqu’elle permet de protéger le bois des insectes xylophages et de la pourriture liée à l’humidité (Guillaume, 1991 ; Beaudin, 2006). L’ethnographie révèle qu’en Australie, la poudre d’hématite a été exploitée par les Aborigènes pour stocker et conserver des fruits durant plusieurs mois (Flood, 1990, d’après Salomon, 2009), mais aussi pour momifier le corps des défunts, dans le but de limiter leur pourrissement et pour les transporter intacts jusqu’à un lieu d’inhumation spécifique (Berndt et Berndt, 1964).

I.1.3.3.4. L’hématite et le traitement des peaux

Ayant observé des résidus rouges sur les parties actives d’objets interprétés comme des outils pour travailler les peaux (grattoirs, lissoirs, poinçons), et connaissant le pouvoir antiseptique de « l’ocre », les préhistoriens ont émis l’hypothèse d’une utilisation de ce matériau pour « tanner les peaux ».

Le tannage est une étape médiane de la chaîne opératoire du traitement des peaux (figure 6), dont le but est de transformer de manière irréversible la peau en cuir, « un tissu souple, résistant et non altérable » (Beyries, 2008). Cette opération a lieu sur une peau décharnée et parfois épilée, par imprégnation d’agents tannants (végétaux ou minéraux) qui vont pénétrer dans la peau pour séparer les fibrilles de collagène qui constituent le derme (Chahine, 2002).

Contrairement à ce que l’on peut encore trouver dans la littérature récente (Djindjian et  al., 1999  ; Domingo et al., 2012), les oxydes

de fer et de manganèse ne permettent pas le tannage des peaux, et ce à plus d’un titre. Tout d’abord, à l’inverse des tanins ou de l’alun, qui sont les agents tannants les plus communs, ils sont insolubles dans l’eau. Ils ne peuvent donc pas pénétrer au cœur de la peau. Un traitement d’une peau fraîche à la poudre d’hématite limite bien le pourrissement de celle-ci, mais cet état est réversible si

Figure 6. Chaîne opératoire du traitement des peaux. Les matières colorantes sont susceptibles d’intervenir dans les étapes V, VI et VII.

on rince abondamment la peau à l’eau pour en retirer la poudre rouge16. Enfin, le dépôt d’un agent

asséchant comme l’hématite ou la pyrolusite sur une peau prête à être tannée va avoir un effet tout à fait inverse à celui recherché : la peau va s’assécher, se durcir, prendre un aspect de carton, et non la souplesse du cuir. Les tanneurs appellent ce phénomène le « roidissement de la peau » (Villon et Thuau, 1889).

Si les oxydes de fer ont pu être exploités en fin de chaîne du traitement des peaux pour des opérations de finition ou encore de préservation (cf. supra et infra, titres 1.3.3. et 1.3.4. de ce chapitre) comme l’ont montré de nombreux travaux (Audouin et Plisson, 1982 ; Philibert, 2000 ; Rifkin, 2011), ils demeurent donc inaptes au tannage.