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La transformation de l’organisation du travail et du travail social par la Nouvelle gestion

Chapitre 1 Problématiser la détresse des intervenants en protection de l'enfance

1.3 La transformation de l’organisation du travail et du travail social par la Nouvelle gestion

Alors que s’installe graduellement l’ère de la mondialisation, vient également la recherche de l’intensification de la productivité avec un minimum de ressources (Vézina, 2008). Dès lors, l’ancienne administration dite weberienne (centrée sur les processus plutôt que sur les résultats et dont l’imputabilité incombe au politique) est remise en question car on ne la considère plus performante – (lourdeur des processus décisionnel, coût, éloignement avec le terrain d’où les besoins émergent, etc.). On vise alors une administration publique davantage performante, et de ce constat, on met en place une nouvelle gestion publique (NGP) axée sur la réduction des coûts du système (Grenier et coll., 2016). Cette transformation s’actualise alors par des modes de gestion orientés vers le contrôle du rendement individuel et collectif (Vézina, 2008). De cette nouvelle tendance, émerge également la culture de la performance au sein des organisations (Desjardins et Giguere, 2013). Ainsi, cette quête de la performativité va mettre en relief l’importance de la production des savoirs, puisque les informations qu’elle génère se situent au cœur de la productivité de la société moderne et le maintien (ou la quête) du pouvoir par les acteurs concernés et intéressés (Lyotard, 1979). À partir de cette période, les modes de gestion ou « techniques », deviennent des moyens afin d’optimiser la performance et « dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient : un coup technique est « bon » quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre » (Lyotard, 1979, p. 73).

Guidée par l’influence d’une panoplie d’indicateurs et un système de sanctions et de motivation, l’instauration d’une forme de néo-compétition remplace alors le système de coercition antérieurement plus visible (Karpik, 2011). Ainsi, sans violence, le système de compétition pousse ceux qui refusent de se plier aux règles vers l’impossibilité de réussir (Karpik, 2011). Conséquemment, au nom de la performativité, les outils de gestion et les instruments de mesure associés à l’imposition de nouvelles réformes deviennent des substitutions aux capacités réflexives des agents au cœur des administrations (Jeannot et Guillemot, 2012). En effet, le système de technocratisation et de performativité favorise la « stupidité fonctionnelle »; c’est-à-dire l’absence de réflexivité, un refus d’exercer les

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capacités intellectuelles (en rétrécissant la vision d’ensemble) et l’évitement de toutes justifications (Alvesson et Spicer, 2012). D’autant plus que la stupidité fonctionnelle évite les frictions provoquées par le doute et la réflexion, maintient l’ordre et renforce l’organisation, motive les gens dans une optique carriériste, et ce, en se subordonnant à une forme d’acception normative institutionnelle, malgré l’existence d’irrationalités managériales et de leadership (Alvesson et Spicer, 2012). Cette soumission à des pratiques et des outils qui se définissent comme étant plus « scientifiques » est d’autant plus ironique puisqu’en fait, elle devient contraire à l’esprit de la « science » en invalidant une possibilité d’avancement de la connaissance par la réflexion rétrospective (Aubert, 2012).

Or, le domaine du travail social (dont deux des compétences privilégiées par l’ordre professionnel et les institutions académiques sont la réflexivité et la contextualisation) n’échappera pas à cette lourde tendance à la stupidité fonctionnelle. Ainsi, dès les années 1990, la « protocolarisation » des pratiques professionnelles s’intensifie avec l’apparition de la perspective Evidence based Practice (modalité draconienne et continue d’agrégation des connaissances) issue des pratiques médicales d’orientation positiviste (Couturier, Gagnon, et Carrier, 2009). L’influence de cette culture du positivisme est résumée de la façon suivante par Masson (2012) :

Cette influence, plutôt cette contamination, se traduit par une conception positiviste de la science, de l’État et des besoins sociaux […] dont la prétention est de faire une heureuse synthèse de plusieurs disciplines telles que le management, la prospective, la sociologie, etc. (Redjeb et Laforest, 1983, p. 107). Se basant en grande partie sur l’approche classique des sciences de la nature, la culture du positivisme s’ancre dans la notion de progrès, autrefois liée à l’idée d’un progrès moral assuré par l’autodétermination et la discipline personnelle […] elle prend plutôt la forme de la croissance matérielle et technique s’organisant en fonction de règles utilisées par la méthode scientifique […] Le savoir n’est donc pas assujetti aux valeurs, il se base sur des observations et des faits objectifs, vérifiables et reproductibles. (Masson, 2012 , p. 228-229).

Ainsi, la production des savoirs nécessaires à la création des outils de la technocratisation et du contrôle social provient des sciences. Pourtant, selon Redner (2001), il existe quatre erreurs de pensée centrales de la science: 1) la présomption que la science est la seule capable de comprendre tout ce qui peut s’énoncer; 2) la présomption que les connaissances scientifiques sont supérieures aux connaissances pratiques, politiques, morales et

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expérientielles; 3) l’exagération sur les attentes et l’utilité de la science; 4) l’association entre les sciences naturelles et les sciences sociales; c’est-à-dire de croire qu’elles puissent « prédire » un modèle social et permettre une réingénierie et une planification socialiste réaliste (Redner, 2001).

En raison de la confiance accordée au positivisme, soi-disant gage de « supériorité » des connaissances scientifiques dites « objectives », émerge alors une distinction entre les connaissances et les actions (Racine, 2000). De par cette distinction apparaissent ensuite deux types d’activités distinctes, opposées et hiérarchisées : la pratique et la recherche (Racine, 2000). Ainsi, à ne pas avoir tenu compte de la distinction entre les sciences naturelles et sociales -- à savoir le sens des actions humaines, le caractère symbolique des cultures, les caractéristiques de la réflexivité individuelle, l’interprétation (le sens) individuelle des événements ou des actions -- la résultante fait de la science en travail social et la profession deux domaines d’activités complètement distincts (Redner, 2001).

Il existe donc vraisemblablement une barrière d’étanchéité entre les producteurs de savoirs (les chercheurs et les scientifiques) et ceux qui adaptent et traduisent ces savoirs (les praticiens) (Racine, 2000). Comme le mentionne Jewsiewicki :

La recherche déplace son objet du champ de la raison pratique vers celui de la raison théorique. Décrire pour construire un objet d’analyse transforme radicalement, neutralise, puisque ce qui a été ainsi élaboré n’a plus de potentiel pour déclencher une action pratique (Jewsiewicki, 2001, p. 630).

Or, le jugement « pratique » ne peut dériver uniquement des théories sociales, puisqu’il existe un immense spectre de savoirs qui relèvent du sens commun et d’informations simples (Redner, 2001). En effet, il existe tous les savoirs issus de la conscience morale, artistique et politique que le savoir scientifique ne peut remplacer (Redner, 2001). Malgré tout, l’application des politiques dérivant des savoirs théoriques, entre le niveau de la science et de la pratique professionnelle, s’effectue sans aucun médiateur (aucune expérimentation préalable et ajustements subséquents) (Redner, 2001). Conséquemment, partout où la science a été appliquée de façon abusive et systématique, des effets pervers se sont manifestés (Redner, 2001).

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L’intérêt pour la justice sociale, l’égalité économique, les droits humains, l’environnement ou celui d’un monde meilleur s’est graduellement transformée en recherche du progrès actualisé par une panoplie de techniques disciplinaires nécessaires pour la standardisation, la normativité, la classification et la performativité (Burawoy, 2005). Conséquemment, la NGP face aux intervenants psychosociaux participe à l’augmentation de l’intensification du travail, un manque de reconnaissance, un isolement des travailleurs, une augmentation des conflits de valeurs et de rôles, des préoccupations éthiques, morales et déontologiques, l’individualisation des services et instrumentalisation du travail social (Richard et Laflamme, 2016). Il apparait donc que le mode de gestion publique dérivé de théories néolibérales, dans le but de restructurer le fonctionnement de l’État et de l’administration publique serait, selon plusieurs auteurs, en grande partie responsable de la souffrance émotionnelle et psychique vécue par les intervenants sociaux (Kirouac, 2012; Bellot, Bresson et Jetté, 2013).

En somme, la reconnaissance des violences faite aux enfants, sa prévalence et son importance ainsi que les réponses sociales associées, notamment ceux de la protection de l’enfance par l’État, ont été influencées par de nombreux facteurs historiques, contextuels et politiques. Les services de la DPJ se sont également transformés à la convenance des lois mises en place (ou leur modification), mais également à travers les réformes majeures du secteur de la santé et des services sociaux influencées par la dominance de l’idéologie de la Nouvelle gestion publique. L’actualisation de la protection des enfants s’effectue grâce à l’entremise des intervenants sociaux à l’intérieur des DPJ et des CJ. La protection infantile est également possible grâce à l’apport d'autres professionnels (ex. cadres, avocats, juges, policiers, médecins) à l’extérieur des services DPJ et en collaboration avec ces derniers. Pour comprendre l’organisation du travail dans le système de protection de l’enfance au Québec, nous proposons d’examiner plus concrètement les rôles et mandats de chacune des équipes œuvrant au sein de cette organisation.

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1.4 L’organisation interne des services de la protection de l’enfance à