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Chapitre 1 Problématiser la détresse des intervenants en protection de l'enfance

1.6 Les difficultés émotionnelles et le contexte de travail

Au Québec, de par la nature du mandat, la relation avec la clientèle en protection de la jeunesse se crée fréquemment à travers la judiciarisation (Marion, 2014) et, donc de façon involontaire. En fait, la Loi de la Protection de la Jeunesse met particulièrement en valeur une contradiction importante entre l’idéologie de l’humanisme de l’aide en service social et la fonction de contrôle social imposé par l’État (Pinard & Gendron, 1991). À cet effet, ce contexte de travail particulier se distingue notamment au niveau du plan organisationnel, des modèles d’intervention utilisés et des pratiques, en comparaison avec le travail social effectué auprès d’une clientèle volontaire dans une perspectives de problématiques larges et diversifiées (Groulx, 1995). Par exemple, les intervenants qui agissent au nom de la LPJ limite la liberté de choix des parents, leur droit d’être soutenus et compris, et ce, lorsque ces droits apparaissent inconciliables avec le droit de protection des enfants (Wouango et Turcotte, 2014). Ainsi, entre l’intérêt des parents et celui des enfants, la protection de l’enfant demeure toujours l’ultime but de l’intervention et il est non négociable (Drapeau et coll., 2014). La LPJ fait aussi émerger la contradiction entre les valeurs de l’empowerment, de l’acceptation inconditionnelle, du respect et du non-jugement de la profession et l’exercice du contrôle social par les intervenants au nom de l’État (Pinard & Gendron, 1991). Or, les valeurs influencent la nature de la profession, les relations interpersonnelles, professionnelles

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et sociétales, les méthodes d’interventions et la résolution des dilemmes éthiques dans la pratique (Reamer, 2006). Alors que le paradigme de l’empowerment s’intéresse à la question relative du pouvoir au sein du rapport d’aides, qu’il reconnait les inégalités sociales et promeut le pouvoir d’agir. Les approches traditionnelles de «bienfaiteur» ou de «libérateur» en travail social sont, quant à elles, justifiées au nom de l’intérêt des personnes et avec l’intention d’être « bon » pour l’autre, et ce, sans leur consentement quant aux suivis ou aux traitements (contexte non-volontaire) (Lemay, 2007). Subséquemment, les conditions d’oppression interagissent et modulent les représentations de la réalité et des actions et lorsqu’elles s’intériorisent, elles laissent croire que l’avenir est déterminé non pas par ses propres actions, mais par celles des autres (Lemay, 2007).

Ce contexte de travail singulier comporte incidemment son lot de défis, de complexités et de balises, en plus d’imputer d’immenses responsabilités aux délégués de la Direction de la Protection de la Jeunesse (DPJ), dont font partie les intervenants psychosociaux. En effet, l’intervenant agit à l’intérieur des prescriptions de la Loi sur la Protection de la Jeunesse (LPJ) et doit adopter et appliquer divers codes de conduites qui orientent l’intervention tout en les rendant responsables de ses actes professionnels (Geoffrion, Morselli, et Guay, 2016). L’objectif de l'intervention psychosociale auprès des familles signalées en protection de l’enfance se résume, pour le dire ainsi, à investiguer sur les causes possibles des comportements de la maltraitance infantile rapportés, en s’introduisant dans le passé et le présent des personnes concernées (Veillette, 1992). L’intervention consiste également à tenter de prévoir le futur par la gestion du risque, c'est-à-dire l’utilisation des capacités de l’intervenant et du milieu d’évaluer correctement le niveau de dangerosité à court, moyen et long termes afin de mettre en place des mesures de protection efficaces (Lambert, 2013). Tout au long du processus, l’intervenant psychosocial recueille et classe les informations et interprète les données afin de poser un diagnostic quant à la compromission de l’enfant signalé (Veillette, 1992).

L’intervenant est tenu également de composer avec des parents qui ont souvent des problématiques complexes, chroniques et persistantes dans le temps (Drapeau et coll., 2014). À ce titre et compte tenu du caractère involontaire de la relation d’aide, il est souvent confronté à des comportements de méfiance et de colère, puisque les notions de manquement

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grave aux obligations parentales et le non-respect des règles ou des normes sociales provoquent régulièrement l’impression d’être disqualifiés (Drapeau et coll., 2014). En effet, les parents se sentent blâmés, coupables, incompétents et l’obligation de rendre des comptes entraine à son tour des résistances de négations, des refus d’admettre les difficultés et la projection d’une intervention négative à leur égard (Veillette, 1992). L’enjeu de la crainte de la perte de leur enfant vient également potentialiser la réaction de déni quant à leur responsabilité dans la situation de compromission (Drapeau et coll., 2014). Toutes ces émotions se traduiront régulièrement par une certaine distance face à l’intervention, voire même de l’hostilité (Veillette, 1992; Ferguson, 2005). L'étude de Dagenais, Bouchard, Turner, Auclair, et Beaudoin (1998) montre d’ailleurs que l’intervention en protection de l’enfance est susceptible de provoquer des crises de l’ordre de la détresse familiale jusqu’aux atteintes à la crédibilité et l’intégrité physique de l’intervenant.

En somme, en raison notamment du type de clientèle desservi et des conditions de travail exigeantes, le secteur d’intervention en protection de l’enfance est l’un des plus stressant et éprouvant pour les intervenants sociaux (Jauvin et coll., 2019). En effet, l’intervention faite régulièrement en situation de crise provoque du stress chez les intervenants tel que de l’anxiété, de l’insécurité face aux parents, un sentiment d’impuissance devant la situation, une pression d’agir coincée entre les demandes de protection de l’enfant et les exigences administratives, et ce, sans nécessairement avoir les ressources adéquates à leur mandat (Dagenais et Bouchard, 2003). Les intervenants en protection de l’enfance exprimaient déjà en 2003, se sentir isolés, en manque d’appui des autres établissements et confrontés à des milieux familiaux peu coopératifs (Dagenais et Bouchard, 2003). Depuis l'entrée en vigueur du Projet de loi n° 10 (Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales), on observe la multiplication des mandats et une réduction du nombre de gestionnaires qui avaient également un rôle de soutien clinique auprès des intervenants (Bouchard, 20185). Or, les supérieurs immédiats sont des acteurs clés dans l’encadrement du rôle des intervenants et

5En mars 2018, Camil Bouchard, auteur d’Un Québec fou de ses enfants (1991) signait l’article « Burn-out aggravé chez les travailleurs

sociaux : l’effet Barrette ». Bouchard (2018) note que les conditions de pratique difficile pour ces intervenants (clientèle méfiante et aux comportements hostiles, gravité des problématiques, jugement négatif quant au rôle de l’intervenant en provenance des médias, des parents et de la société) s’inscrivent à présent à l’intérieur d’une désorganisation des services sociaux, en raison de la réforme « Barette » (Bouchard, 2018).

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dans le développement d’une compréhension théorique commune (Neilson, 2013; Jauvin et coll., 2019). Leur soutien est également positivement associé au maintien à l’emploi des travailleurs et au développement continu des pratiques d'interventions (Jauvin, 2019).