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Chapitre 4- Portrait de l’expérience des intervenants en protection de l’enfance : Les résultats

4.2 Les causes individuelles des difficultés émotionnelles

Comme mentionné dans le chapitre 1, le modèle de la fatigue de compassion se mesure principalement par le niveau et la quantité des réactions au stress (Figley et Ludick, 2017). Tandis que pour le modèle du traumatisme vicariant, l’adaptation aux traumatismes des individus serait une interaction entre la personnalité des intervenants et les aspects les plus saillants des événements traumatiques (Pearlman et Macian, 1995). Les résultats de cette section confirment partiellement les travaux de Figley et Ludick (2017) (fatigue de compassion) et de Pearlman et Macian (1995) (le traumatisme vicariant).

Le tableau 4 présente les quatre causes individuelles identifiées par les intervenants comme ayant contribué à leurs DÉ et le pourcentage de participants y ayant fait référence dans leur entretien. Ainsi, 68% des participants ont identifié au moins une cause individuelle à leurs DÉ.

Tableau 4 - Causes individuelles ayant contribué aux difficultés émotionnelles

4. Les causes individuelles (n=68%) % des

répondants

1. Les autres exigences de la vie 29%

2. L’anxiété de performance 16%

3. Les mémoires traumatiques 16%

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4.2.1 Les autres exigences de la vie

Le premier facteur invoqué par les participants englobe les problématiques liées aux autres exigences dans la vie personnelle de l’intervenant (ex. problèmes financiers, les tensions au sein du couple, la maladie, les deuils). Ce sont des situations qui demandent une attention dans d’autres sphères de vie de l’intervenant et qui possèdent la capacité de perturber temporairement la vie et le niveau de fonctionnement. Kim donne un exemple à ce sujet :

Je m’achetais ma première maison avec mon chum, fait que tu sais, quand tu vis des choses dans ta vie personnelle, ça vient comme plus dur de faire la coupure, comme que c’était plus facile de le faire avant, admettons. Tu sais, je pensais à la job quand j’étais à la maison, mais je pensais à la maison quand j’étais à la job.

Des changements inattendus dans la routine ou dans le quotidien et la gestion des responsabilités exigeantes peuvent également ajouter une pression supplémentaire sur l’intervenant. Tom fait ressortir ce phénomène en parlant de sa conjointe malade :

C’est que si ça se met à mal aller dans ta vie personnelle [...] c’est là que ça pète, puis que tu as un genou à terre, puis qu’à moment donné, tu vas peut-être tomber les deux genoux. [...] Mais là, je ne peux pas reprendre le retard parce que ma blonde est malade. Fait que là, là ça ne marchait plus.

Nos résultats s’inscrivent dans la douzième variable de Figley et Ludick (2017) soit les autres exigences de la vie. Nous pouvons également lier les résultats à la capacité de mettre ses frontières entre sa vie professionnelle et personnelle de Dagan et coll. (2016), l’un des facteurs d’influences individuels sur les traumatismes secondaires.

4.2.2 Anxiété de performance

Le deuxième facteur invoqué par les participants est lié aux sentiments d’avoir à performer au travail, c'est-à-dire d’atteindre un bon rendement au travail et être en mesure d’assurer la

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sécurité des enfants. Agathe parle « d’anxiété de performance », pour décrire son impression de ne pas être à la hauteur ni d’avoir les moyens optimaux pour bien faire son travail :

L’impression de toujours être pour hier, de ne jamais être à jour, puis ce que ça engendrait, bien, c’est beaucoup d’anxiété de performance [...] puis de ne pas avoir de sentiment d’avoir des bons moyens mis en place pour pouvoir actualiser mon travail, à la manière que moi j’aimerais qu’il soit fait.

Nicolas, quant à lui, parle de l’objectif de son travail - assurer la sécurité des enfants- qui agit en soi comme une pression pour offrir un service de qualité dans lequel il s’implique fortement : « On veut bien faire. On a une job qui est super importante, qui peut avoir un

impact majeur dans la vie des enfants. Puis quand on donne un service, on veut le donner à 140%. On veut vraiment donner la meilleure… le meilleur service pour les enfants ».

Les résultats sont similaires quant à la perception de contrôle de son propre univers; un facteur d’influence individuelle sur les traumatismes secondaires identifiés par Dagan et coll. (2016). Ils vont également dans le sens des travaux de Laporte et coll. (2014) quant au fait que la préoccupation en regard de la protection des enfants abusés et souffrants est susceptible d’engendrer une charge émotive puissante.

4.2.3 Les mémoires traumatiques

Le troisième facteur invoqué par les participants découle des mémoires traumatiques personnelles et professionnelles. Nicolas fait référence à des mémoires traumatiques personnelles; c’est-à-dire des événements vécus en dehors du travail, mais qui refont surface en contexte de travail : « moi, j’ai été abandonné à l’hôpital, mais j’en ai vu, des cas qui

ressemblaient un peu à ça. Dans le même hôpital que j’ai été abandonné. À ce moment-là je peux dire que ça vient vraiment nous chercher ». Nicole parle, quant à elle, de mémoires

traumatiques professionnelles qui peuvent la hanter. Elle fait référence à un évènement vécu en cours d’emploi où elle a dû annoncer le décès d’un enfant à la collègue responsable du suivi de l’enfant. Le dossier fut largement médiatisé à l’époque et lors du décès de l’enfant

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de 7 ans à Granby, tous les souvenirs traumatiques ont refait surface alors qu’il y avait un effort à l’intérieur de l’organisation pour ne plus invoquer la première tragédie :

J’ai annoncé le décès, puis pendant des jours, j’entendais la voix de l’enquêteur [...] assez que je lui ai reparlé pour un autre dossier. Puis elle a essayé de me parler de ce dossier-là. Puis je lui ai dit : « Arrête ça tout de suite. Je ne veux pas le savoir. Je le lirai dans les nouvelles, mais mon rôle à moi, il est fini » [...] Puis là, on (en parlant de l’organisation) a fait semblant que le premier traumatisme n’était pas là. Moi, quand on a parlé de Granby...

Les résultats s’apparentent aux mémoires traumatiques de Figley et Ludick (2017), la douzième variable du modèle sur la fatigue de compassion. En effet, selon Figley (2002), les mémoires traumatiques se réfèrent aux traumatismes accumulés à travers les relations avec le client, mais également à travers des expériences traumatisantes dans la vie du praticien (Figley, 2002). Les résultats vont également dans le sens des résultats de plusieurs études à savoir que les mémoires traumatiques vulnérabilisent la santé émotionnelle et psychologique (Dagan, Ben-Porat, et Itzhaky, 2016; Maltais et coll., 2015; McFadden et coll., 2015; Conrad et Kellar-Guenther, 2006; Regehr, Hemsworth, Leslie, Howe et Chau, 2004 et Pearlman et Macian,1995).

4.2.4 Les difficultés à mettre ses limites

Le troisième facteur invoqué par les participants est lié aux difficultés à mettre ses limites personnelles et professionnelles. François, initialement orienté vers la recherche de moyens pour éviter des situations conflictuelles avec une cliente, parle maintenant de l’importance de mettre ses limites : « Tu sais, c’est sûr que de mettre mes limites, c’était quelque chose

qui était à faire, que je n’ai pas toujours eu la facilité de mettre en place [...] ça aurait été une stratégie qu’il aurait fallu que je mette en place. Il aurait fallu que je sois vraiment plus ferme ». Tandis qu’Audrey, dans sa recherche d’approbation auprès de ses pairs, souligne

plutôt l’importance de mettre des limites à l’égard des demandes de l’employeur et des collègues :

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Je rentrais même les samedis fait que j'avais pu de vie. Là je faisais juste travailler. Fait que ça vraiment peu aidé. J'ai de la misère à mettre mes limites, chu toujours disponible pis c'est ça. J'veux beaucoup plaire dans la vie. Je veux que l'on soit fière, satisfait de moi. Fait que mon patron ce qu'elle pouvait dire, penser de moi, ce que les autres devaient dire, penser de moi, c'était super important.

Sarah, quant à elle, souligne l’importance de connaître ses propres limites et demander de l’aide au besoin: « Individuellement, bon, déjà, demander de l’aide quand on en a de besoin,

je ne le fais pas, fait que.... Il faudrait peut-être que je lève quelques, que je sois capable de le nommer. Honnêtement, ça c’est un défi, puis je pense que je ne suis pas la seule ».

Ce facteur est peu documenté directement par les écrits scientifiques sur les DÉ. Toutefois, les résultats peuvent s’apparenter à la perception de contrôle sur son propre univers et à la capacité à mettre des frontières entre sa vie professionnelle et personnelle identifiées par Dagan et coll. (2016). Mettre ses limites à l’égard de la clientèle est aussi une technique utilisée afin d’établir une alliance thérapeutique avec la famille en contexte de protection de l’enfance (Simard et Turcotte, 1992). Ainsi, la délimitation des paramètres de l’intervention consiste à expliquer aux clients le rôle, le mandat, les limites professionnelles, les droits des personnes en cause et installer les règles relationnelles (Simard et Turcotte, 1992). Or, comme le constatent les auteurs, le respect du cadre demande une grande rigueur puisqu'il est tentant d'y déroger afin de se protéger de l’hostilité et des agressions (ou comme le dit si bien l'expression suivante : « acheter la paix »).