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Conséquences des difficultés émotionnelles sur la relation avec les gestionnaires

Chapitre 4- Portrait de l’expérience des intervenants en protection de l’enfance : Les résultats

4.8 Conséquences des difficultés émotionnelles sur la relation avec les gestionnaires

Les difficultés émotionnelles ont également d’autres conséquences sur les relations professionnelles. Dans le cadre de ce projet, les participants soulèvent un ou plusieurs impacts fonctionnels dans les relations avec les gestionnaires. Le tableau 10 présente les quatre impacts identifiés et le pourcentage de participants y ayant fait référence dans son entretien. Ainsi, 90% des participants ont identifié au moins un impact à la suite de DÉ. Tableau 10- Conséquences des DÉ sur les relations avec les gestionnaires

10. Conséquences des difficultés émotionnelles sur les relations avec les gestionnaires (n=90%)

% des répondants

1. Colère et frustration 61%

2. Méfiance (instrumentalisation des DÉ) 32%

3. Évitement (rencontre et sujet) 29%

4. Perte de confiance 23%

4.8.1 Colère et frustration

Les gestionnaires sont les principaux boucs émissaires de la colère et de la frustration des intervenants. Les gestionnaires sont les représentants des niveaux hiérarchiques supérieurs (contextuels et organisationnels); niveaux où se décident l’orientation et les conditions de travail des intervenants. Sandra explique : « Puis des fois, il peut y avoir des frustrations

contre le chef, qui des fois, lui a d’autres commandes, il a d’autres choses, il a une autre vision. Puis des fois de se dire...Bien on est frustré, on est frustré ». Ces orientations et

conditions sont considérées comme étant éloignées de la réalité de la pratique par les intervenants. L’extrait des verbatim de Tom est éloquent à ce sujet : « Ah oui, je viens en

tabarnac. [Rires] Je viens vraiment choqué qu’ils ne tiennent pas compte de notre réalité. Et puis là qu’ils ne nous donnent pas les conditions favorables pour bien exercer notre travail ».

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message (non-verbal, tonalité, sonorité), puisque les intervenants comprennent les limites de l’acceptabilité du « contenu » du message (la teneur des propos) :

Ah, mais puis même ma chef, j’ai toujours resté respectueuse. Mais c’est arrivé, là j’ai changé de chef, ce n’est plus la même, mais à une ou deux reprises d’un peu pogner les nerfs parce que... Bien, je hausse le ton. Je vais rester respectueuse, je ne vais jamais envoyer chier ou quoi que ce soit. Mais je hausse le ton, puis je suis très animée, tu sais, mais je suis une personne dans la vie qui est quand même animée. Fait que les boss me connaissent de même, mais...mais admettons que la charge, elle la recevait. Vraiment.

4.8.2 Méfiance et instrumentalisation des DÉ

Possiblement en raison de la stigmatisation des DÉ (état de faiblesse, un indice de congé maladie en devenir), les intervenants craignent que ces DÉ puissent être instrumentalisés par les gestionnaires à moyen et long termes. Isabelle rapporte le phénomène :

À mon chum, souvent, je vais lui dire, bon, bien, va, tu sais parle à ton boss. C’est important que tu lui dises justement comment tu te sens [...] mais moi ici, si tu commences à faire ça, parce que c’est de la gestion de fifille [...] ils finissent par le garder contre toi. Puis là ils te reviennent à la charge, tu sais.

Cette instrumentalisation pourrait prendre la forme d’un ralentissement au niveau des promotions ou encore d’une interprétation sous l’angle de l’incompétence, advenant une situation litigieuse ou dramatique au cours du mandat en protection de l’enfance. Gabrielle parle du phénomène :

Je vais faire confiance à la hiérarchie pour prendre des décisions, mais je ne ferai pas confiance à une hiérarchie pour me backer si moi je suis dans le trouble. Ou je n’irais pas dire par exemple voici ce qui m’arrive dans ma vie personnelle, je vais au PAE pour telle, telle raison. Ça, je n’en parle pas. Je n’en parle pas parce que ça pourrait jouer contre moi. Surtout quand on n’est pas probé [fin de la période de probation].

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4.8.3 Évitement

Les intervenants vont éviter les rencontres physiques avec les gestionnaires ou éviter de discuter de certains sujets impliquant des DÉ. L’évitement des sujets (ou de la personne) concernant les DÉ est principalement utilisé lorsque les participants constatent que le gestionnaire possède peu d’ouverture (ou de reconnaissance) quant aux facteurs liés au DÉ ou encore qu’il minimise ces DÉ et la teneur des propos de l’intervenant. Rachelle nous renseigne à cet effet :

Moi, je tombe méfiante. Je tombe méfiante quand je ne vais pas bien parce que j’ai, c’est sûr, ça dépend, tu sais, j’ai différentes cheffes de services dans ma carrière. Tu sais, actuellement, moi, la chef que j’ai, elle n’a pas d’ouverture à ça. Tu sais, elle n’a pas d’ouverture à ce qu’on aille moins bien, à écouter. Tu sais, l’écoute active, de la compréhension, elle n’a pas ça. Elle n’est comme pas capable d’aller là, je ne sais pas pourquoi, mais tu sais, elle va tomber en mode solution. Mais des solutions, tu sais, où elle va banaliser. « Bien, là, tu sais, ce n’est pas si pire. Tu as ça, ça, ça, puis tu sais ». Fait que moi, je l’évite. Carrément. Une journée que je vais moins bien, je l’évite. Je vais des fois essayer de rédiger de la maison pour encore plus m’isoler, mais tu sais, pour être dans un cocooning.

Tandis que d’autres vont parler de l’effet de l’absence physique et l’indisponibilité du gestionnaire comme facteur prédisposant à l’évitement. La création d’un lien de confiance et de support exige du temps, une présence régulière, mais aussi une implication réelle et soutenue dans le travail au quotidien des intervenants. À cet effet, les intervenants, tout comme Sarah, vont préférer s’abstenir de discuter des éléments émotionnellement sensibles, principalement afin de s’assurer de ne pas vivre un semblant de double abandon de l’employeur (laisser à nouveau à leur propre sort) :

Le fait qu’on ne le voit pas souvent, c’est comme si on se pose la question ah, mais c’est tu vraiment urgent. Il faut tu que je l’appelle pour ça, tu sais? Si j’ai un besoin ou si je ne feele pas. On ne prendra pas l’initiative. Bien... moi, je ne le ferais pas appeler mon boss pour dire je pense que je ne feele pas. Parce que... bien, le fait que je trouve qu’on ne le voit pas souvent, tu sais. Présentement, j’aurais l’impression de me plaindre. Tu sais, j’aurais l’impression de m’auto- demander de l’aide. Puis ça serait peut-être correct, mais tu vois, je n’aurais pas le réflexe de le faire.

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4.8.4 Perte de confiance

Les participants invoquent une perte de confiance à l’égard des gestionnaires pour plusieurs raisons. D’abord, selon la qualité du lien avec le gestionnaire et des rôles distinctifs entre l’intervenant et ce dernier, il existe une scission entre le « nous » et le « eux ». En effet, les cadres ne sont pas nécessairement considérés comme étant « un membre du groupe », particulièrement lorsqu’ils sont peu appréciés. Isabelle donne un exemple à cet effet :

Bien, c’est que quand on en parle, ça ne donne rien de toute façon. (…) Puis je lui dis, moi, j’ai besoin d’avoir quelqu’un qui va me backer, pas juste des décisions que je prends. Parce que oui, j’ai besoin de ça, bien évidemment, ce qu’elle ne fera jamais. [...] Ma boss, elle ne prend pas de risque, puis elle n’est pas sur le terrain. Elle ne les voit pas, les gens. Moi, excuse-moi, mais...[...] Elle le dit, « Je ne suis pas d’accord avec toi, s’il arrive quelque chose, je ne te défendrai pas. [...] là elle ne le sait pas, mais elle est dans le trouble. Parce qu’il vient d’avoir X postes qui viennent d’être ouverts ici, toute l’équipe change. Elle est dans la marde, elle ne le sait pas, mais moi si j’étais elle, je ne dormirais plus.

Ensuite, bien que les gestionnaires soient issus de la pratique, les intervenants constatent qu’un certain nombre de cadres vont davantage prioriser leur reddition de comptes (et leur carrière) plutôt que le bien-être des intervenants sous leur charge. De plus, les intervenants constatent également que les exigences administratives à l’égard des cadres éloignent ces derniers de la réalité du terrain et de la gestion du risque au quotidien. Gabrielle montre bien cette distinction d’appartenance :

Tu sais, le chef, oui, il a déjà été intervenant, puis il sait de quoi on parle, mais il n’est plus là-dedans. Lui, il est booké par quelqu’un au-dessus de lui, puis il faut qu’il rende des comptes, puis des chiffres, puis c’est bien important, il faut rentrer dans les ratios, il faut rentrer dans les chiffes, les statistiques. Puis tu sais, lui, si l’équipe ne va pas bien, puis que les chiffres n’embarquent pas. Bien, c’est lui qui paraît mal, fait que aweille l’équipe, pédale, pédale, pédale, peu importe que tu vas bien ou que tu ne vas pas bien.

En somme, les résultats montrent une détérioration importante dans la confiance qu’accordent certains intervenants à l’égard des gestionnaires. Or, le travail « d’équipe » entre le gestionnaire et l’intervenant est obligatoire dans les suivis des enfants et de la famille, telle que le stipule la LPJ.

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