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Chapitre 1 Problématiser la détresse des intervenants en protection de l'enfance

1.10 Limites des études recensées et pertinences scientifiques

Il existe une pénurie de recherches quant aux DÉ des intervenants en protection de l’enfance et auprès de ceux qui œuvrent auprès d’une clientèle ayant un bagage traumatique (Ben- Porat, et Itzhaky, 2015; Robert, 2014). Ces lacunes scientifiques pourraient peut-être s’expliquer par la prépondérance des approches médicales (Rhéaume, 2003), le désintérêt quant à la reconnaissance des besoins émotionnels des intervenants (Ferguson, 2005) et la croyance que l’expérience et la formation académique immunisent contre les traumatismes, le stress et la souffrance chez les intervenants sociaux (Maltais, Bolduc, Gauthier, et Gauthier, 2015).

À travers notre recension des écrits, nous constatons également que la majorité des recherches sur les DÉ sont de nature quantitative (en raison de la prépondérance des approches médicales, entre autres) et tiennent peu ou pas compte de la subjectivité et des singularités contextuelles des répondants. De plus, ces recherches utilisent une grande diversité d’outils de mesure et les résultats sont parfois contradictoires (Auxenfants-Bonord, 2017). Il est également difficile de juger de la représentativité des échantillonnages et on ne connait que rarement le taux de participation. Nous remarquons aussi que les échantillonnages sont en provenance de différents pays et lieux d’exercice (les données sont très peu renseignées) et les populations étudiées diffèrent (infirmiers, TS, psychologues, ergothérapeutes, militaires, pompiers, etc.). La transposition des résultats spécifiques peut donc s’avérer difficilement réalisable, puisque les cultures, les réalités sociales, les professions et les contextes de travail sont distincts. Ajoutons également que les données sont régulièrement de nature conceptuelle et les recherches utilisent un modèle transversal descriptif, alors qu’il y aurait une nécessité de faire des études prospectives longitudinales et de cas-témoins (Auxenfants-Bonord, 2017).

La majorité des articles scientifiques traitant directement des symptômes ou des DÉ et « psychologiques » des intervenants a été publiée dans les domaines de la psychologie et de la psychiatrie (Haight, Sugrue, Calhoun, et Black, 2016). Comme nous pouvons le constater, la capacité de la plupart de ces modèles à fractionner et mesurer certaines dimensions

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psychosociales de l’environnement de travail est d’une utilité avérée, puisqu’ils nous renseignent sur les nombreux risques pathogènes pour les travailleurs (Vézina, 2008; Kirouac et coll. sous presse). À cet effet, ces modèles mettent en évidence les deux côtés d’une même médaille, soit l’existence d’une interaction ou d’une dynamique entre les facteurs de type organisationnel et les facteurs individuels de l’intervenant psychosocial. Toutefois, puisque la majorité des recherches sur les DÉ des intervenants en protection de l’enfance s’insèrent dans l’approche théorique du stress-coping, issue de la théorie du stress qui rejoint le paradigme du (post)positivisme (Alderson, 2004), elles se concentrent principalement sur des interventions d’adaptation au stress de type individuel (Giga, Noblet, Faragher, et Cooper, 2003). Ceci nous laisse ainsi penser qu’elles font en quelque sorte l’impasse sur le fait que les dimensions psychosociales de l’environnement de travail, objectivées et évaluées dans les modèles susmentionnés, sont indissociables du contexte social et productif actuel, avec ses contraintes, normes et injonctions propres (Kirouac et coll. sous presse).

Pourtant, plusieurs travaux soulignent que les stresseurs organisationnels sont les facteurs les plus fortement associés au développement de difficultés psychologiques et émotionnelles chez l’intervenant (Regehr, Hemsworth, Leslie, Howe et Chau, 2004; Perron et Hiltz, 2006; Maltais et coll., 2014; Truter, Fouché, et Theron, 2017). La nature et la variété de ces stresseurs organisationnels sont cependant passablement moins étudiées, comme si les structures organisationnelles étaient immuables et suffisamment adaptées à l’ensemble des besoins psychosociaux de la clientèle qu’elle dessert et des travailleurs sous sa responsabilité. D’autant plus qu’ils sont intimement liés aux structures organisationnelles qui, elles, sont appelées à évoluer dans le temps et au rythme des changements politiques, sociaux et économiques.

Nous constatons également que la plupart des recherches actuelles s’inscrivent davantage dans la perspective « systémique fonctionnelle » qui considère les valeurs du travail social et les formations en travail social comme étant désuètes, dépassées, trop idéologiques, voire utopiques, pour s’ancrer concrètement dans la pratique du travail social dans un contexte comme celui de la DPJ (Groulx, 1995). Selon cette perspective, le manque d’adaptation aux fonctions, aux attentes du milieu ou au traitement des problématiques sont les principaux

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motifs justifiant les DÉ des intervenants. Or, ces facteurs ne sauraient expliquer entièrement la recrudescence des DÉ depuis la dernière réforme du Projet de loi n° 10. En effet, tel qu'expliqué au début de ce chapitre, les dernières réformes du système de la santé et des services sociaux, découlant des principes de la Nouvelle gestion publique, ont engendré une croissance des DÉ chez les intervenants et une recrudescence du nombre de signalements. Si bien que de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les pratiques technocratiques, bureaucratiques et managériales ayant cours dans ce système (Kirouac, 2012; Bellot, Bresson, et Jetté, 2013; Grenier et coll., 2016).

De plus, les recherches portant sur les DÉ des intervenants en protection de la jeunesse sont peu nombreuses et peu étayées. Il existe donc une pénurie de données quant à la portée et la place des relations professionnelles dans le vécu des DÉ des intervenants (Auxenfants- Bonord, 2017). En fait, l’intérêt scientifique quant aux relations professionnelles des intervenants au cours de la période précédant un arrêt de travail temporaire (p.ex. maladie) ou définitif (p.ex. renvoie ou changement de poste volontaire) lié à des DÉ est quasi nul. D’ailleurs, rares sont les études qui s’intéressent à l’aspect de l’impact fonctionnel lié à la fatigue de compassion, au stress traumatique secondaire ou encore au traumatisme vicariant (Auxenfants-Bonord, 2017). De plus, ceux qui s’y attardent relèvent un impact fonctionnel négatif, et ce, d’une façon homogène sans aucune spécificité (Auxenfants-Bonord, 2017). Pourtant, la protection des enfants et le suivi adéquat des familles passent nécessairement par la protection et le bien-être des intervenants dans le cadre de leurs fonctions (Ferguson, 2005).