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Chapitre 1 Problématiser la détresse des intervenants en protection de l'enfance

1.9 Recension des types de détresses émotionnelles chez les intervenants en protection de

1.9.4 Le stress élevé au travail

Le stress élevé au travail est une autre forme de souffrance professionnelle étudiée chez les intervenants en protection de l’enfance. Les modèles de Karasek (1979), de Siegrist (1996) et de Demerouti, Bakker, Nachreiner, et Schaufeli, 2001) figurent parmi les modèles les plus utilisés dans les recherches sur le stress au travail (Schaufeli et Taris, 2014). D’abord, le modèle « déséquilibre effort/récompense » élaboré par Siegrist (1996), postule qu’une situation de travail qui sollicite des efforts élevés et dont le travailleur reçoit en retour que de faibles marques de reconnaissance (salaire insuffisant, manque d’estime et de respect au travail, insécurité d’emploi, faibles perspectives ou sécurité d’emploi) est susceptible d’entraîner des réactions pathologiques sur les plans émotionnel et physiologique (Kirouac, Bourdage-Sylvain et Le Pain, sous presse). L’étude de Jauvin et coll. (2019) dans le domaine de la protection de l’enfance montre que 60% (2016) et 68,2 % (2017) des agents de relations humaines, techniciens en travail social et psychologues sont exposés à un déséquilibre effort/reconnaissance.

Le modèle de Karasek (1979; Karasek et Theorell, 1990), quant à lui, suggère que les demandes psychologiques élevées (quantité de travail à accomplir et contraintes mentales et temporelles de son exécution) et le peu d’autonomie (capacité à prendre des décisions dans le cours d’une activité professionnelle, la possibilité d’être créatif et d’utiliser et développer ses habiletés) dans l’exécution de tâches lourdes, en série ou de précision peut produire une

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insatisfaction susceptible d’influencer négativement toutes les sphères de vie du travailleur (Kirouac et coll. sous presse). À cet effet, l’étude de Jauvin et coll. (2019) montre que les répondants sont fortement exposés à un niveau de demande psychologique (100% en 2016 et 95% en 2017). D’ailleurs, à l’aide d’un autre outil de mesure, les résultats montrent plus spécifiquement qu’en 2016 le niveau de détresse psychologique est de 36.9% (niveau élevé) et 2.5% (niveau très élevé), alors que les résultats de 2017 sont de 36,4% (élevé) et de 4.7% (très élevé). De plus, les répondants sont exposés à une faible autonomie décisionnelle soit de 56,6 % en 2016 et 67,3 % en 2017 (Jauvin et coll. 2019).

Enfin, le Modèle de Demerouti, Bakker, Nachreiner et Schaufeli (2001), le Job demands- resources (JD-R), postule que le bien-être et la santé du travailleur résultent d’un équilibre entre les caractéristiques positives (les ressources) et les aspects négatifs (les exigences) du travail (Schaufeli et Taris, 2014). Selon ce modèle, les exigences de l’emploi (caractéristiques spécifiques et chroniques de l’emploi comme la surcharge de travail et le rythme intense) peuvent être des précurseurs d’un processus de dépréciation de la santé comme pour le burn- out (Demerouti et coll. 2001; 2003). Alors que les ressources au travail, c’est-à-dire les aspects physiques, sociaux, psychologiques et organisationnels disponibles pour stimuler le développement personnel, l’apprentissage et l’engagement (ex. la supervision, le support des collègues, le climat de travail, la variété des connaissances individuelles et l’autonomie) initient plutôt un processus de motivation (Demerouti et coll. 2001; 2003; Bakker, Demerouti, de Boer et coll., 2003). L’étude de Jauvin et coll. (2019) montre que plus de la moitié (57,1% en 2016 et 61,3% en 2017) des répondants sont exposés à des efforts extrinsèques; c’est- à-dire des contraintes et des exigences du travail sur le plan psychologique et physique. Autres données intéressantes, en 2016, près de 88 % de ces intervenants révèlent que leur travail est « émotionnellement épuisant », et ce, dans une proportion de 26,2 % (assez), 35,2 % (beaucoup) et 26,2 % (extrême). En 2017, le taux grimpe à près de 90% et se ventile de la façon suivante : 20,4 % (assez), 43,5 % (beaucoup) et 25,9 % (extrême).

Soulignons à ce stade que le modèle de Demerouti et coll. (2001) est également utilisé par d’autres chercheurs, comme dans le cas de Machado et Desrumaux (2015). L’étude de

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Machado et Desrumaux (2015) s’intéresse au facteur de risque de « la dissonance émotionnelle », lié directement à la prépondérance du travail émotionnel exigé à travers l’activité professionnelle des répondants de leur étude. Nous aurons l’occasion de développer les concepts de « travail émotionnel » et « dissonance émotionnelle » dans la section portant sur le cadre théorique de cette étude doctorale.

1.9.4.1 Le stress et la violence au travail

Il nous apparait important d'aborder plus en détail la dynamique entre l’une des caractéristiques des traumatismes directs et le stress au travail. Les traumatismes directs vécus en protection de l'enfance réfèrent aux assauts (violence physique et verbale, menaces), au vandalisme (lieu de résidence et de travail, voiture), au rôle social mal considéré (critiques négatives des médias, de la société, de la population) et l’expérience vécue dans un contexte d’une charge de travail élevée sans obtenir les moyens et les ressources nécessaires pour intervenir auprès des familles (Horwitz, 1998). Déjà en 2005, Ferguson constatait que le domaine scientifique s’intéressait à la notion du stress dans le contexte de travail en protection de l’enfance ainsi qu'à celle de la violence, sans nécessairement explorer l’interrelation entre ces deux notions. Pourtant, selon l’auteur, les composantes et les effets de la résistance, de l’hostilité et de la violence par la clientèle demandent une reconnaissance supplémentaire par le domaine scientifique, puisque cette problématique est bien présente dans les milieux qui œuvrent en protection de l’enfance (Ferguson, 2005).

En effet, au Québec, les résultats du Centre d’études sur le trauma de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (2014) (selon un échantillon représentatif des intervenants sociaux au Centre jeunesse de la Montérégie) montrent que la proportion d’intervenants victimes et témoins d’acte de violence se situe à 99% pour des menaces verbales indirectes, 69% pour des menaces directes, 83% pour l’humiliation, 83% pour les provocations, 66% d’intimidation physique, 70% pour la destruction de matériel, 60% pour de l’automutilation mineure, 30% pour de l’automutilation grave, 36% pour des menaces de suicide, 6% pour des suicides, 36% des comportements physiques sans blessure et 5% avec blessures, ainsi

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que 24% en harcèlement sexuel et 2% en agression sexuelle. Plus récemment, l’étude de Jauvin et coll. (2019) révèle qu’un pourcentage important des agents de relations humaines, des techniciens en travail social et des psychologues en 2016 (82.8%) et 2017 (81%) ont été exposés « souvent » et « très souvent » aux menaces de violence physique proférées par les clients. En ce qui a trait aux menaces de violence physique directe, ce sont 38,5% (2016) et 34.5% (2017) des répondants qui en auraient fait l’objet. De plus, 6,6% (2016) et 4,6% (2017) d’entre eux auraient été victimes de violence physique et 47,7% (2016) et 40% (2017) des éducateurs auraient subi le même sort.

Ainsi, dans un effort de combiner l’incidence entre le stress et la violence au travail, Ferguson (2005) s’est intéressé au phénomène de l’inaction des intervenants dans les situations d’enfants en danger15. En effet, les intervenants auraient été des spectateurs (plutôt que des

acteurs) devant des actes de maltraitance infantile grave et auraient été coincés dans une dynamique de savoir et de non-savoir c'est-à-dire qu’ils « savaient » (ont vu les blessures), mais ne « savaient pas » ce qui se passait pour l’enfant (la dynamique et une compréhension d’ensemble sur la situation) (Ferguson, 2005). C’est du côté de Stan Cohen (2001) que Ferguson (2005) trouve une première hypothèse de ces inactions. Selon Cohen (2001), les obstacles complexes entre l’information et l’action proviennent du déni (la non-considération d'une partie de la réalité; notion développée par Freud) et de la position de « spectateur » face à une situation totalement désespérée et incompréhensible. Cette interaction pousserait alors l’intervenant à tourner activement le regard dans une autre direction (Cohen, 2001). Une seconde hypothèse de la non-action des intervenants émerge de la théorie de l’otage16 utilisée par Stanley, Goddard et Sanders (2002) (Ferguson, 2005). Selon Ferguson (2005), la théorie de l’otage s’applique pour les intervenants sociaux pour plusieurs raisons. D’abord, ils sont à risque de blessures réelles ou de traumatismes suite à un assaut de la part d’un client.

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Le cas de Victoria Climbié, une enfant de 8 ans torturée et assassinée par ses tuteurs alors qu’elle était suivie par les services de protection de l’enfance en Angleterre n’est pas le seul répertorié en ce sens. Plusieurs autres situations y compris au Québec sont répertoriées dans la première section de la thèse.

16L’expérience de l’otage est définie par les émotions de peur et d’impuissance face à la violence « aveugle » (sous forme

aléatoire et non discriminante) et la mort potentielle (Ferguson, 2005). Les otages (étudiés dans l’étude classique du Syndrome de Stockholm) ajustent leur sentiment d’impuissance par la tentative de répondre aux besoins du preneur d’otage (ils captent la vulnérabilité de l’agresseur et emphatise avec lui), et ce, même au moment où ce dernier agresse ou tue un otage d’une façon aléatoire (Ferguson, 2005). Les études en ce sens montrent que de se soumettre au preneur d’otage augmente les chances de survie et que des comportements de complaisance diminuent les risques de blessures (Ferguson, 2005).

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Ensuite, ils sont également captifs « psychologiquement » de la violence de la clientèle, puisqu’ils ne sont pas libres de quitter la relation avant que la sécurité de l’enfant ne soit assurée.

Ferguson (2005) introduit alors la notion de « captivité professionnelle »; c’est-à-dire l’impact psychologique en raison d’autant de violence et de menaces à l’égard des intervenants et la dynamique liée au fait de devoir endurer ce genre de relation. Ainsi, les capacités de protéger l’enfant sont diminuées en ce sens que les intervenants ne sont pas en réelle relation avec ce dernier, puisque l’agresseur contrôle et orchestre la relation professionnelle et la suite de la situation (Ferguson, 2005). Ferguson (2005) note alors que la préoccupation de l’intervenant quant à sa sécurité devient tellement puissante que le seul fait de survivre et d’être en sécurité se transforme en satisfaction. Dès lors, ne pas visiter l’enfant en danger n’est pas une question de considération, mais un apaisement, un soulagement (Ferguson, 2005). Ainsi, les intervenants pourraient saboter inconsciemment (ou consciemment) le dossier en avisant les parents, par exemple, qu’une visite à domicile sera effectuée (Ferguson, 2005). Conséquemment, cette façon de faire donne l’occasion à l’agresseur d’être présent ou absent ou de camoufler la réalité, et ce, dans le but d’éviter une autre séance de « torture » avec des parents en colère; ce qui renforcit l’ambivalence relationnelle avec l’agresseur (Ferguson, 2005). Or, constate-t-il, depuis les 30 dernières années, les réponses à l’égard des besoins émotionnels des intervenants ont essentiellement été de l’ordre de la bureaucratie, de la technocratie et des modifications législatives (Ferguson, 2005). En fait, note-t-il, c’est surtout l’ignorance de la subjectivité et de la non– reconnaissance des émotions que peuvent vivre les intervenants qui dominent les écrits scientifiques (Ferguson, 2005).

En terminant, notons que le stress créé par la violence au travail engendre des comportements chez les intervenants allant à l'encontre de ce qui est attendu d'eux. Ainsi, il demeure pertinent de poursuivre le développement des connaissances afin de mieux comprendre les DÉ, mais également d’en comprendre les conséquences sur les relations professionnelles, particulièrement en ce qui a trait aux enfants et aux parents suivis en protection de l'enfance.

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