Trajectoires de santé de la reproduction

De ce qui nous a été raconté en termes de trajectoire de santé, nous retenons les expériences de grossesses non planifiées et les événements qui les entourent comme occupant la plus grande part du vécu sanitaire des filles rencontrées. 15 des 25 filles rencontrées en cours d'entretiens individuels ou de groupes de discussion ont en effet vécu une ou plusieurs grossesses ou étaient en état de grossesse lors de notre rencontre. Le tableau de la page suivante présente les données recueillies à ce sujet à l'aide des fiches de renseignements individuels complétées de façon préalable aux entretiens.

Tableau 5 : Répartition des répondantes selon l'âge, le nombre de grossesses, les issues de grossesses, l'état de grossesse actuel et l'état d'avancement

de la grossesse actuelle N o . d ' e n t r e v u e Âge de la répondante N o m b r e d e g r o s s e s s e s ( e x c l u a n t celles en c o u r s ) Issues d e g r o s s e s s e s État de grossesse É t a t d ' a v a n c e m e n t d e la g r o s s e s s e a c t u e l l e 1 19 2 Décédé juste après

l'accouchement Non n/a

2 15 Aucune n/a Oui 6 mois

3 18 1 Mort-né Non n/a

4 17 2 Avortements Oui 2 mois

5 17 Aucune n/a Non n/a

6 13 Aucune n/a Non n/a

7 19 Aucune n/a Oui 7 mois

8 17 1 Vivant Non n/a

9 16 Aucune n/a Oui n.d.

10 19 1 Vivant Non n/a

11 14 Aucune n/a Non n/a

12 17 Aucune n/a Oui 6 mois

13 18 1 Vivant Non n/a

14 19 1 Décédé juste après

l'accouchement Non n/a

15 15 Aucune n/a Non n/a

16 16 Aucune n/a Non n/a

17 12 Aucune n/a Non n/a

18 17 Aucune n/a Non n/a

19 16 1 Vivant Non n/a

20 17 1 Vivant Non n/a

21 17 Aucune n/a Non n/a

22 19 1 Vivant Non n/a

31 15 Aucune n/a Oui 6 mois

32 16 Aucune n/a Non n/a

33 15 Aucune n/a Non n/a

Source : Auteure L'expérience ou les expériences de grossesses semblent ainsi faire partie de la vie de nombreuses des jeunes filles rencontrées. Des 10 filles ayant déjà expérimenté une ou plusieurs grossesses (excluant celles en état de grossesse lors de notre rencontre), six ont vu leur enfant grandir, ce dernier étant toujours vivant au moment de la rencontre, alors que quatre ont vu leur grossesse se solder soit en accouchant d'un enfant mort-né, d'un enfant promptement décédé après l'accouchement suite à des complications diverses et inconnues

situation demeure inquiétante. D'une part, parce que cette jeune de 17 ans, qui en était à sa troisième grossesse lors de l'entretien, en avait auparavant vécu deux avortées, « la première à 3 mois et la deuxième à 4 mois » (E-4) et d'autre part, parce que certains propos recueillis lors des entretiens révèlent l'existence de pratiques bien connues chez les jeunes filles pour procéder elles-mêmes à l'interruption de leur grossesse. Certes dangereuses pour la santé des filles, ces pratiques le sont d'autant plus qu'elles sont largement accessibles, matériellement et financièrement comme le relate cette jeune de 14 ans qui, n'ayant jamais vécu de grossesse, se dit prête à y faire face en avortant par un moyen aisé et efficace : « Je ne suis jamais tombée enceinte, même si cela arrivait je vais faire avorter par des moyens traditionnels en mélangeant le bleu29 de 25 francs avec la boisson tonic, on me l'a expliqué,

quand tu bois cette lotion tu avortes [...] C'est ma copine qui me l'a expliqué comme ça » (E-ll).

Le vécu associé à une grossesse semble également problématique pour ces jeunes filles désormais dans l'obligation de se chercher un endroit pour dormir, dont l'exemple précédemment mentionné de celle ayant loué une chambre dans un maquis en attendant d'accoucher (E-12), accouchement dont la date est de surcroît bien souvent inconnue, mais aussi de répondre d'un acte hautement répréhensible par leur entourage, en l'occurrence celui de contracter une grossesse hors mariage. Cette jeune fille s'est ainsi vue errer bien des fois toute la journée en quête de nourriture suite au rejet par sa famille lors de l'annonce de sa grossesse : « [Ma grand-mère] me disait simplement de [...] l'avertir chaque fois que je vais en ville, que si non en cas de grossesse, personne ne va me garder chez lui, même si je mourrais, je ne serais pas bien enterrée. Et ça s'est exactement passé comme elle me

l'avait dit. Quand j'ai contracté ma grossesse, je pouvais faire toute la journée sans manger par manque de moyens » (E-2). La recherche de ressources pécuniaires pour assumer leurs divers besoins est d'autant plus préoccupante qu'il devient, à mesure de la progression de la grossesse, ou du moins de sa visibilité, de plus en plus difficile de trouver des clients prêts à avoir des relations sexuelles avec une fille enceinte. C'est pourquoi certaines d'entre elles affirment avoir interrompu leur pratique et se débrouiller tant bien que mal pour trouver de

quoi se nourrir en attendant, disent-elles, d'avoir atteint la quarantaine pour pouvoir reprendre leur activité.

La période entourant le moment de l'accouchement est elle aussi empreinte d'une grande instabilité, d'un côté parce que la date est souvent inconnue, tel que mentionné précédemment, mais aussi parce que les conditions dans lesquelles il aura lieu le sont aussi. Sans répéter l'expérience de cette jeune locataire d'une chambre attenante à un maquis qui risquait à tout moment d'accoucher en ce lieu (E-12), soulignons celle d'une autre fille qui a finalement donné vie dans la résidence d'un parfait inconnu, après plusieurs moments d'incertitude :

Ce jour-là c'était les dernières pluies de l'hivernage, donc il avait plu et il faisait très froid; comme je ne pouvais pas dormir en plein air, j'ai décidé d'aller voir ma copine pour y passer la nuit. Vers 4 heures du matin j'ai commencé à avoir des maux de ventre, donc on est venu au bord du goudron pour prendre la Sotrama31 et aller au Centre de santé. On était là à attendre

l'arrivée du véhicule de transport, quand un homme de passage a interpellé ma copine pour lui demander de quoi je souffrais, elle lui a dit que je devrais accoucher, alors il a demandé à ce que j'aille chez lui en attendant qu'on ait un véhicule. C'est ainsi que j'ai accouché chez lui et après j'ai regagné chez ma copine (E-10).

L'expérience d'une grossesse non planifiée, très fréquente chez les jeunes filles rencontrées, signifie donc de grands bouleversements au plan de la santé, principalement dû à l'absence de suivi médical et à certaines pratiques potentiellement abortives et surtout dangereuses, mais aussi en termes résidentiel, familial et social ce qui les poussent à reconsidérer leur quotidien afin de rencontrer des besoins nouveaux et ce, avec souvent moins de ressources pour leur venir en aide. Une chose est sûre et c'est ce qui est clairement exprimé par cette jeune maman, c'est que l'expérience d'une grossesse fait beaucoup souffrir ces filles qui ne sont guère préparées à assumer de tels rôles parentaux et

On conseille, dans la société malienne, d'observer pour les femmes quarante jours d'abstinence sexuelle après un accouchement, période nommée par certains de « quarantaine post-partum ». En éloignant la femme de son époux durant cette période, cette pratique a pour principale visée d'éviter une nouvelle grossesse qui

dont l'insuffisance de moyens complique encore plus leur vie : « [...] j'ai été enceinte une fois, ce qui n'a pas plu à ma mère qui m'a beaucoup réprimandée [...] Et si je devrais tomber encore en grossesse, je sais que je vais en souffrir beaucoup et cela me mettra mal à l'aise »(E-13).