• Aucun résultat trouvé

Section première : L’émergence d’un groupe social estudiantin aux contours exigus

A. Le traitement statistique : cause d’euphorisation de la croissance estudiantine

Dans les années 1870, les statistiques se consolident en tant que support de l’action publique. Ce mouvement a déjà été engagé sous l’Empire, et l’instruction publique est particulièrement concernée par les nouveaux développements donnés à cet outil735, auquel le ministre Victor Duruy accorde une grande importance dès le milieu des années 1860. Il est d’ailleurs à l’origine d’une grande enquête sur l’enseignement supérieur, qui sera publiée en 1868736. Avec une sensibilité particulière pour l’instruction publique, la République approfondit l’action initiée par le ministre impérial. Elle libère la statistique de l’enseignement du magma constitué par l’ensemble des statistiques administratives en créant dès 1876, une entité qui lui est spécialement dédiée, et charge le Conseil supérieur statistique de publier ses résultats737 de manière décanale pour

735 L’outil statistique avait déjà participé à guider l’action d’un autre ministre de l’instruction publique particulièrement intéressé par le développement de l’instruction primaire à travers la personne de François Guizot, entre 1832 et 1834. Sur ce point, cf. Jean-Noël Luc, Pierre Caspard, La statistique de

l’enseignement primaire XIXe-XXe siècles : politique et mode d’emploi, Economica, 1985.

736 Cf. Victor Duruy, « Rapport à Sa Majesté l’Empereur sur l’enseignement supérieur (1865-1868) »,

Bulletin administratif de l’enseignement publique, vol. 10, n°191 (1868), pp. 574-619 ; Ministère de

l’instruction publique, Statistique de l’enseignement supérieur, 1865-1868, Imprimerie impériale, 1868, 4 vol.

737 Cf. Damiani Matasci, « Aux origines des rankings. Le système scolaire français face à la comparaison internationale (1870-1900) », Histoire & mesure, vol. 29, n°1 (2014), pp. 91-118.

l’enseignement supérieur738. Trois publications voient ainsi le jour en 1878, 1889 et 1900. La première ne porte que sur les statistiques de l’année 1876 mais les deux suivantes traitent bien de la décennie précédant leur édition739.

Les publications statistiques du ministère de l’instruction publique bénéficient d’une visibilité dans la presse nationale, qui demeure néanmoins très relative. Celles de 1878 et 1889 suscitent quelque peu l’attention des journalistes, mais celle de 1900 est totalement passée sous silence. Ces enquêtes mettent dûment en exergue l’augmentation considérable que connaît la population estudiantine à la fin du XIXe siècle. Pour la seule période s’étendant entre 1875 et 1887, le nombre d’étudiants n’est pas loin d’être multiplié par deux740. Les facultés de droit et de médecine sont concernées par ce phénomène, d’autant qu’elles sont les plus fréquentées depuis leur rétablissement sous le Premier Empire. Néanmoins, l’affluence des étudiants est d’autant plus spectaculaire dans les facultés de lettres et de sciences, qu’elles font figure d’établissements déserts en 1870, pour devenir les champions de la fréquentation à la veille de la Grande Guerre. Cette croissance exponentielle des effectifs fait l’objet de lectures opposées de la part des autorités universitaires et des autorités politiques ainsi que de la presse. Alors que les premières y voient avant tout un problème logistique quant à leur réelle capacité 738 Cf. Louis Liard, Introduction à la statistique de l’enseignement supérieur, monographie imprimée, 1896. La fréquence de cette publication est quinquennale pour l’enseignement primaire, pour laquelle on trouve huit publications de 1878 à 1909. La statistique de l’enseignement primaire supérieur est quant à elle publiée en 1889 pour la seule année 1887 et celle de l’enseignement secondaire fait l’objet de trois publications pour les années 1884, 1887 et 1890 de 1886 à 1891. Cf. Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le développement de

la scolarisation prolongée sous la Troisième République, INRP/CNRS/ENS, 1992.

739 Cf. Ministère de l’instruction publique, Statistique de l’enseignement supérieur. Enseignement,

examens, grades, recettes et dépenses en 1876. Actes administratifs jusqu’en août 1878, Imprimerie

nationale, 1878 ; Ministère de l’instruction publique, Ministère de l’instruction publique, Statistique de

l’enseignement supérieur : 1878-1888, Imprimerie nationale, 1889 ; Ministère de l’instruction

publique, Ministère de l’instruction publique, Statistique de l’enseignement supérieur, 1889-1899, Imprimerie nationale, 1900, 4 vol..

740 On comptait 9 963 étudiants en 1875, toutes facultés confondues. Ils sont au nombre de 17 650 en 1887. Cf. Gabriel Compayré, Études sur l’enseignement et sur l’éducation, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. 297.

d’accueil, les secondes y perçoivent avant toute chose, le succès des études supérieures françaises. En réalité, les statistiques scolaires portent en elles-mêmes le germe de cet espèce de mirage. Au-delà d’une simple statistique nationale, elles s’intègrent en effet dans un intense processus de comparaison entre les différents pays d’Europe, dans un « internationalisme statistique »741 porté en la matière par le Musée pédagogique fondé en 1879, auquel on confie la tâche de réunir les données semblables produites par les autres pays afin d’en effectuer la comparaison742. Par celle-ci, la France rivalise avec ses voisins. Elle en fait même un terrain de la poursuite de la guerre contre l’Allemagne, par d’autres moyens, dans laquelle les données numériques concernant les deux systèmes d’enseignement tiennent lieu d’armes dans les mains des belligérants.

Avant même la publication des premières statistiques détaillées de l’enseignement supérieur, en 1874, Paul Leroy-Beaulieu mettait déjà en évidence dans le Journal des

Débats, la faiblesse de l’enseignement supérieur en France face à celui de l’Allemagne.

En comparant les chiffres allemands extraits de la Gazette d’Augsbourg et ceux de la France, à partir du budget de l’année 1875, il oppose l’Empire d’Allemagne avec ses 1 721 enseignants du supérieur sur le territoire de l’Empire et la France, avec ses 449 professeurs et agrégés743. C’est d’ailleurs dans l’espoir de voir cette faiblesse se résorber que l’auteur soutient la loi de 1875 portant liberté de l’enseignement supérieur744. Son confrère du Temps tente de minorer son analyse, mais s’il parvient à soustraire l’enseignement supérieur parisien à ce diagnostic maussade, il aboutit à la même conclusion d’ensemble en avouant l’extrême pauvreté de la province en la matière745. Les 741 Cf. Eric Brian, « Statistique administrative et internationalisme statistique pendant la seconde moitié du

XIXe siècle », Histoire & mesure, vol. 4, n°3 (1989), pp. 201-224.

742 Sur cette institution et ses développements, cf. Direction de l’enseignement primaire, Le Musée

pédagogique, son origine, son organisation, son objet, d’après les documents officiels, Imprimerie

nationale, 1884 ; René Guillemoteau, Du Musée pédagogique à l’Institut pédagogique national, Centre National de Documentation Pédagogique, 1979 ; Joseph Majault, Le Musée pédagogique. Origines et

formation, 1872-1879, Centre National de Documentation Pédagogique, 1978.

743 Paul Leroy-Beaulieu, Sans titre, Journal des Débats politiques et littéraires, 1874/11/08, p. 1.

744 Paul Leroy-Beaulieu, Sans titre, Journal des Débats politiques et littéraires, 1875/06/15, p. 1.

statistiques à venir se voient alors assigner pour but principal de démontrer l’efficacité de l’action républicaine en matière d’enseignement supérieur. L’on met ainsi l’accent sur un budget sans cesse croissant, sur l’augmentation du nombre de postes de professeurs, et aussi sur l’évolution des effectifs estudiantins. La déclaration d’intention faite par le ministre Victor Bardoux à l’occasion de la publication de la statistique de l’année 1876, en 1878, est claire sur ce point : il revient à cette œuvre de faire connaître « l’état de dénuement où nous avons trop longtemps vécus et les efforts entrepris par l’État et par les villes pour assurer le relèvement des hautes études »746. L’on s’inquiète d’ailleurs pour cette année, de la légère diminution du nombre des inscriptions en facultés de droit, imputable à l’ouverture des facultés libres. Lorsque dix ans plus tard, une nouvelle

Statistique de l’enseignement supérieur est à nouveau livrée au public, le ministre de

l’instruction publique Armand Fallières, dans le discours qu’il prononce lors de l’inauguration de la nouvelle Sorbonne, estime pour ainsi dire que la guerre des chiffres s’est achevée par une victoire : « Ces misères qu’un ministre précurseur signalait à l’indifférence des pouvoirs publics, dans la première statistique de l’enseignement supérieur, elles ne sont plus qu’un souvenir. A quoi bon le raviver ? Ce que nous avons fait suffit à notre honneur, sans qu’il soit besoin, pour le rehausser, de dire ce que les autres n’avaient pas fait »747. Il faut croire que le message est entendu par le monde de la presse, puisque la dernière livraison de la statistique, en 1900, n’y trouve plus aucun écho.

Dès lors, l’augmentation du nombre d’inscriptions dans les facultés, notamment de droit, est généralement porté par la presse au crédit de l’Université française. Les déboires que celle-ci peut générer au sein de l’administration des différents établissements sont pratiquement invisibles, sauf en ce qui concerne les facultés de médecine, en raison d’une forte mobilisation de la part des médecins, qui dénoncent la saturation de leur profession. Les nouveaux locaux dont la République dote ses facultés 746 « Statistique de l’enseignement supérieur », Le Temps, 1878/11/25 (n°6427), pp. 1-2.

semblent satisfaire à leurs nouveaux besoins, alors qu’ils se révèlent le plus souvent insuffisants. L’argument de la surpopulation universitaire n’est plus guère invoqué en réalité, que pour critiquer toute tentative de démocratisation de l’enseignement supérieur, contre les étudiants boursiers, étrangers, ou féminins. Tout au plus, il est avancé par les journaux catholiques pour attirer davantage d’étudiants vers les facultés libres organisées par l’Église748. Toutefois, si les journaux quotidiens ne font pas réellement état de la question de la surpopulation universitaire dans les facultés, celle-ci est évoquée de manière indirecte, à travers celui, grandissant, du logement des étudiants. Dans les grandes villes, et particulièrement à Paris, la concentration estudiantine engendre en effet un début de crise du logement. Les pouvoirs publics demeurent indifférents à une situation qui devient néanmoins de plus palpable à travers les complications sanitaires et sociales qu’elle engendre.

B. La misère « morale » étudiante : écran de fumée de la France bourgeoise contre