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L’affaire Charles Lyon-Caen (1909), ou la défense de l’indépendance politique de la faculté de droit

Section seconde : La construction d’une frontière difficilement franchissable entre le savant et le politique

B. L’affaire Charles Lyon-Caen (1909), ou la défense de l’indépendance politique de la faculté de droit

Lors d’une séance en date du 13 novembre 1909, les professeurs de la Faculté de droit de Paris sont invités à élire leur nouveau doyen. Le doyen sortant, Charles Lyon-Caen, est l’unique candidat à sa propre succession. Sur les 44 votants qui prennent part à l’élection, 21 choisissent le bulletin blanc, et sur les 23 suffrages exprimés, seulement 19 sont acquis au sortant702. Conformément au décret du 28 décembre 1885, qui précise les règles de désignation des doyens des facultés, le Conseil de l’Université est appelé à présenter, concurremment à l’Assemblée de faculté, sa propre liste au ministre de l’instruction publique. Néanmoins comme l’usage ne fait de cette liste qu’une réplique de celle fournie par l’Assemblée, le soutien du Conseil est également apporté au sortant, placé en première ligne devant l’économiste Paul Cauwès. La faveur donnée à cette solution par 15 votes sur 16 confère cependant à l’auto-succession l’allure d’un plébiscite, contrairement à ce qu’avait voulu exprimer les professeurs parisiens. Leur forte abstention au scrutin signait en effet un désaveu de leur collègue par les universitaires. Pétris par la culture du non-dit703, ne pouvant s’exprimer en faveur d’un 701 En cas d’agitation étudiante, la première mesure à être adoptée est bien souvent le contrôle des cartes étudiantes. Des agitateurs venus d’autres facultés (principalement de médecine), ou de l’extérieur, incités par des mouvements politiques, sont souvent accusés de venir grossir les rangs des tapageurs et de rendre la situation incontrôlable.

702 Sur le détail de ce qui devient l’« affaire Lyon-Caen », se référer à l’observation attentive livrée par Marc Milet, Les professeurs de droit citoyens. Entre ordre juridique et espace public, contribution à

l’étude des interactions entre les débats et les engagements des juristes français (1914-1995), op. cit.,

pp. 47-51.

autre candidat car aucun concurrent ne s’était présenté, les professeurs comptent provoquer par leur abstention le renoncement du sortant et provoquer ainsi de nouvelles élections en l’absence de celui-ci. Les deux propositions sont cependant présentées au ministre de l’instruction publique qui sans surprise, respecte à son tour l’usage en cours dans le corps et fait de Charles Lyon-Caen son propre successeur704.

Lorsqu’il avait été élu pour la première fois en 1903, la candidature de Charles Lyon-Caen ne soulevait déjà pas l’enthousiasme. Celui-ci s’imposait alors face à son concurrent Henry Berthélémy, mais seulement d’une courte tête705, cette situation faisant figure d’exception. Néanmoins si l’élection du nouveau doyen était annoncée dans les journaux quotidiens les plus intéressés par la politique universitaire706, aucune information ne perçait alors quant au faible appui dont il avait dû se satisfaire. Le corps démontrait alors sa capacité à neutraliser le conflit interne en restant muet sur les tensions existantes. L’aggravation de l’inconfort du doyen au sein de la communauté enseignante lors de sa réélection en 1906, est aussi le fruit d’un décanat controversé. Des tensions supplémentaires sont en effet apparues entre lui et ses collègues, cristallisées un an plus tôt, à l’aune d’une crise interne soulevant la question de la légitimité du professeur de droit à intervenir dans le débat public. Trois enseignants parisiens, Robert Piédelièvre, Antoine Pillet et André Weiss, avaient alors accordé une interview au journal L’Éclair où ils critiquaient le projet de loi porté par Gaston Doumergue, ayant pour objectif de renforcer l’enseignement primaire public face aux écoles privées707. Face à certaines critiques émises par eux, le ministre avait demandé au doyen parisien de morigéner ses 704 C’est l’objet d’un arrêté en date du 29 novembre 1909, cité dans ibid., p.47.

705 Le nom de Charles Lyon-Caen réunit péniblement 23 voix contre 17 pour son concurrent. Cf. Ibid., p. 48.

706 Ceux-ci sont alors rares. Il s’agit en réalité des titres les plus lus dans la communauté universitaire. Cf.

Le Temps, 1906/11/20 (n°16587), p. 3 ; Le XIXe siècle, 1906/11/23 (n°13405), p. 3. La cérémonie

d’installation fait toutefois l’objet d’une promotion un peu plus large dans les colonnes consacrées aux événements à venir. Cf. Le Figaro, 1906/11/28 (n°332), p. 4.

707 Marc Milet, Les professeurs de droit citoyens. Entre ordre juridique et espace public, contribution à

l’étude des interactions entre les débats et les engagements des juristes français (1914-1995), op. cit.,

collègues, ce que celui-ci s’était empressé de faire sans trop de ménagement. Lors d’une réunion de la Faculté, habituellement de pure forme, mais à laquelle assiste un nombre inhabituel de professeurs, Charles Lyon-Caen avait ainsi rappelé à ses collègues la nécessité de se tenir à l’écart des controverses politiques708. Ces remontrances du doyen provoquèrent instantanément le mécontentement parmi les professeurs. Partisans comme opposants à la réforme voulue par Gaston Doumergue, se rangèrent du côté de leur collègue Henry Berthélémy, qui défendait la liberté pour le professeur de droit d’émettre de tels avis en dehors de ses cours709. Ces dissensions étaient une nouvelle fois retenues dans le sein du corps professoral et ne bénéficiaient pour cela d’aucune exposition médiatique. Au mois de novembre suivant, le tour était venu aux étudiants de s’insurger contre leur doyen : celui-ci avait interdit l’accès de la bibliothèque à tout élève ne disposant pas de sa carte pour l’année universitaire 1908-1909, que l’administration, débordée, n’est plus en mesure de fournir à tous710. Cette mesure donnait alors une occasion à la jeunesse d’extrême-droite de déchaîner sa haine contre le doyen dont elle accusait la confession juive711. Le tout jeune quotidien l’Action française vitupérait la « mesure vexatoire du doyen juif Lyon-Caen »712.

L’affaire qui naît autour de la nouvelle nomination du doyen en 1909 connaît la même reprise par les étudiants proches de l’Action française. Cependant, la polémique qui voit le jour n’est pas le pur produit de l’agitation anti-juive qui sévit alors au quartier latin, notamment à travers l’affaire Andler et la deuxième affaire Thalamas713. Le corps 708 « Le doyen de l’École de droit », Le Temps, 1909/12/02 (n°17689), p. 3.

709 Lucien Gonnet, « Au Quartier Latin », L’Intransigeant, 1909/11/25 (n°10725), p. 2.

710 « A la Faculté de droit », L’Action française, 1908/11/12 (n°237), p. 2.

711 Voir notamment « Les lauriers du doyen juif Lyon-Caen », L’Action française, 1908/12/22 (n°277), p. 1. L’hostilité des étudiants nationaliste, en effectif grandissant s’inscrit tout naturellement dans l’esprit de revanche qui sévit dans les rangs de l’extrême-droite au lendemain de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Cf. « La résistance des métèques au Quartier Latin », L’Action française, 1908/11/24 (n°249), p. 2.

712 « A la Faculté de droit », L’Action française, 1908/11/12, op. cit. et loc. cit.

713 Le germaniste Charles Andler, connu pour ses idées socialistes, est malmené au printemps 1908 pour s’être rendu en Allemagne avec ses étudiants. Quand est annoncé à l’automne, le cours en Sorbonne du professeur Amédée Thalamas, qui avait été l’objet lors d’une première affaire pour avoir parlé des

enseignant fait en réalité voler en éclats la sacro-sainte règle du maintien de l’apparence de la concorde, pour se défendre contre les assauts présumés du pouvoir politique. L’Action française est le premier quotidien à relayer l’information de l’élection problématique du professeur Lyon-Caen à la candidature décanale, seulement quatre jours plus tard, dans un entrefilet au titre sans équivoque : « Échec au doyen juif »714. Il faut attendre une semaine supplémentaire, soit la décision du Conseil de l’Université, pour que ses confrères annoncent le renouvellement en suspens du doyen et évoquent la situation problématique qui sévit au sein de la Faculté parisienne715. L’Assemblée de faculté, chargée de désigner le candidat au décanat, se compose des agrégés, ainsi que des titulaires attachés à l’établissement ; la séance n’est pas publique. La sortie si prompte de l’information dans le journal nationaliste révèle donc une brèche dans l’esprit de cohésion manifesté jusqu’à présent par le groupe. Le lien est immédiatement fait avec l’enquête publiée un an plus tôt sur la réforme éducative, et malgré les votes exprimés en faveur du doyen, le journaliste lit déjà dans les résultats un véritable « échec ». Non seulement, les informations qui parviennent à la presse ne peuvent provenir que du cercle très privé des professeurs, mais de surcroît le journaliste se montre instruit d’une règle ayant cours au sein du corps avec la coutume pour seul fondement. La polémique qui jaillit dans la presse est donc d’abord le fait de professeurs, qui répandent dès la sortie de l’Assemblée le bruit du renoncement du doyen716. Les étudiants ne se contentent, quant à eux, que d’offrir leur appui à la colère des enseignants. La Croix évoque ainsi leur

« hallucinations auditives » de Jeanne d’Arc lorsqu’il professait au lycée Condorcet, les manifestations d’hostilité éclatent à nouveau. Cf. Jean-François Condette, « Les associations générales d’étudiants en France et la politique (1881-1914). 2e partie : les espoirs déçus du régime républicain : limites et contestation des AGE », Carrefours de l’éducation, n°24 (2007), pp. 155-156.

714 « Échec au doyen juif », L’Action française, 1909/11/17 (n°321), p. 2.

715 Parmi les journaux consultés pour cette période, le Figaro et Gil Blas font figure de devanciers en publiant la nouvelle le 23. L’information se répand dans les numéros du 25, avec la Croix, l’Intransigeant, le Rappel, l’Univers et le XIXe Siècle. Viennent ensuite l’Aurore le Journal, le Journal des Débats, le Petit Journal, le Radical et le Temps en date du 30 novembre, puis la Lanterne du 1er

décembre. Le Constitutionnel, l’Écho de Paris, le Gaulois, l’Humanité, la Justice, le Matin, le Petit

Parisien, et la Presse semblent en revanche passer l’affaire sous silence, celle-ci ne correspondant pas

en effet à la politique éditoriale pratiquée par la plupart d’entre eux.

mécontentement conjoint717, alors que Legrand, vice-président de la toute nouvelle Association corporative créée par les étudiants nationalistes, réitère sa solidarité avec eux au nom de toute la communauté estudiantine718. Devant l’inobservation notoire par le doyen de la Faculté de l’usage du corps, celui-ci entreprend donc de déporter le débat sur la scène publique, pour imposer les vues qu’il a souhaité exprimer de manière feutrée à travers le vote de l’Assemblée. Cette sorte d’« appel au peuple » est donc l’ultime recours au maintien de l’esprit de corps. Celui-ci est d’autant plus nécessaire que Charles Lyon-Caen, par sa réponse au désir du ministre de voir ses critiques rappelés à la neutralité de mise, a sévèrement mis en danger l’indépendance durement acquise de la faculté. Il se serait fait l’agent du ministère en son sein, plutôt que l’interprète de la faculté auprès de lui719. Confrontés à la menace de leur indépendance face au pouvoir politique, les professeurs cèdent donc aux sirènes médiatiques en faisant tomber les murs épais qui les en séparait jusqu’à présent.

L’entreprise d’agitation fomentée par les professeurs de droit est aisée dans le contexte d’effervescence qui est celui du quartier latin au tournant du siècle. Les événements prennent néanmoins rapidement une tournure incontrôlable. Les manifestations de plus en plus violentes720 nécessitent l’intervention de la police : au matin du 8 décembre, le doyen laisse pénétrer une centaine d’agents de police dans la salle des pas perdus afin de refouler les manifestants721. Cette décision s’inscrit dans un climat de rivalités incessantes qui a poussé le Conseil de l’Université à se rallier à l’hypothèse d’une telle intervention un an auparavant722, mais sa contradiction avec une 717 La Croix, 1909/12/01 (n°8187), p. 5.

718 Lucien Gonnet, « Au Quartier Latin », L’Intransigeant, 1909/11/25, op. cit. et loc. cit.

719 « Un juif de droit », L’Action française, 1909/11/24 (n°328), pp. 1-2.

720 Face à la violence des manifestants, les appariteurs sont contraints d’user d’une borne incendie pour évacuer l’établissement. Cf. Le Temps, 1909/12/03 (n°17690), p. 4.

721 Le Temps, 1909/12/08 (17695), p. 3. L’intrusion de la force publique est d’ailleurs réitérée le

lendemain. Cf. Le Temps ; 1909/12/09 (17696), p. 4.

722 Cf. Jean-François Condette, « Les associations générales d’étudiants en France et la politique (1881-1914). 2e partie : les espoirs déçus du régime républicain : limites et contestation des AGE », op. cit. et

longue tradition d’inviolabilité de l’édifice universitaire par les forces de l’ordre ne manque pas d’émouvoir les observateurs723.

Le début de la Troisième République est une période d’aménagement des rapports du corps des enseignants en droit à la société. Le sentiment d’appartenance à une élite sociale qui commence à chanceler les pousse certes à affirmer leur appartenance à un groupe social dominant. Toutefois, la revalorisation de l’enseignement par les républicains implique également la revalorisation des enseignants par l’État. Ainsi les professeurs de droit obtiennent un traitement fixe dont la contrepartie au moins morale est leur professionnalisation. Ils cessent alors de paraître dans l’exercice de métiers juridiques accessoires, le corps se cimentant petit à petit autour de la figure du scientifique. Cette nouvelle posture rend d’ailleurs les enseignants en droit d’autant plus légitimes à intervenir dans l’espace public, et ceux-ci font valoir leur légitimité à guider les gouvernants dans la conduite des réformes dans un esprit positiviste de pure technique, lavée des aventures politiques. D’ailleurs, tandis que la méfiance populaire semble grandissante à l’égard des fonctionnaires de l’Université qui s’aventurent encore sur le terrain politique, le corps manifeste également un certain rejet à l’égard de ses membres devenus politiciens. Car l’affirmation de la figure du positiviste passe également par la résilience à l’égard de l’exercice politique. Toutefois, confrontés à l’échec de cette nouvelle stratégie d’influence, les professeurs bâtissent leur propre espace d’influence au sein des facultés en usant des nouvelles libertés universitaires proclamées par le nouveau régime démocratique. Le corps professoral des facultés de droit se conforme en réalité à un apolitisme qu’il ne pratique pas vraiment, et le visage d’élite technicienne qu’il arbore est sert en réalité de prétexte à la mise en œuvre d’un projet politique à part entière. A cette structuration du corps professoral, répond également celle de la population étudiante. Tandis que celle-ci n’existait pas vraiment sous le Second Empire, alors que la fréquentation des amphithéâtres demeurait pour le moins occasionnelle pour les jeunes hommes inscrits aux différents diplômes, la logique 723 La Croix, 1909/12/08 (n°8194), p. 2.

nouvelle de d’encouragement de l’assiduité les amène à présent à se côtoyer. Enfin, leur appartenance majoritaire à la bourgeoisie, confrontée aux projets d’ouverture sociale des études poursuivi par le personnel politique républicain les engage aussi à commencer de se structurer du point de vue politique.

Chapitre III

ème

L’apparition des étudiants en droit comme groupe