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Les tentatives d’adaptation programmatiques de l’enseignement juridique à la fin du XIXe siècle s’accompagnent d’une mutation de la philosophie professorale. Une volonté croissante d’intellectualisation fait quelque peu reculer les vieux réflexes de transmission d’un savoir à la dimension essentiellement professionnelle. Accompagnant ce mouvement, la mission du professeur de droit est également redéfinie. Elle qui se définissait avant tout sous l’angle pédagogique524, glisse peu à peu vers un nouvel impératif : celui de la scientificité525. La recherche est donc progressivement institutionnalisée comme un attribut important, pour ne pas dire primordial, de la fonction professorale, conformément au modèle de l’Université allemande526. Ce mouvement se fait sentir non seulement dans les facultés professionnelles, de droit et de médecine, mais aussi dans les facultés académiques, dont Ernest Renan dénonce la frivolité des enseignements, qui prennent encore souvent l’allure de conférences mondaines à la fin du 524 Le qualificatif n’est pas employé ici de manière qualitative, mais plutôt en terme de contenu de la fonction professorale. Celle-ci se concentrait essentiellement en effet, jusqu’au dernier quart du XIXe

siècle, sur les tâches de transmission, depuis l’élaboration des cours jusqu’à la tenue des examens. Par ailleurs, si l’exégèse, méthode dominante de l’enseignement juridique depuis sa restructuration par le pouvoir napoléonien, est le plus souvent vue comme ayant un effet « stérilisant » sur le savoir juridique, il ne faut pas pour autant négliger la capacité de certains exégètes à y faire entrer une réflexion plus profonde. Cf. notamment Mickaël Xifaras, « L’Ecole de l’exégèse était-elle historique ? Le cas de Raymond-Théodore Troplong (1796-1869) », in Heinz Mohnhaupt, Jean-François Kervégan (dir.), Influences et réceptions mutuelles du droit et de la philosophie en France et en Allemagne, Klostermann, 2001, pp. 177-209.

525 Cf. Fatiha Cherfouh, Le juriste entre science et politique. La Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l’étranger (1877-1938), LGDJ, 2017.

526 Yves Gingras, « L’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire et ses effets »,

Second Empire527. C’est donc aussi une forme d’homogénéisation qui s’opère entre les deux familles facultaires puisqu’elles sont toutes deux assujetties à la même logique scientifique. Cette dernière s’impose d’ailleurs dans les facultés de droit, eu égard à la suspicion qui s’exacerbe alors à l’encontre du droit ainsi que des juristes528. Cela se ressent à travers les travaux des professeurs. Ceux-ci remettent en cause, en effet, ce qui a fait la base de leur savoir jusqu’alors, c’est-à-dire les principes découlant du droit napoléonien ainsi que la méthode exégétique dont ils se mettent à critiquer les postulats529. Les enseignants en droit ont donc désormais la possibilité de prendre des distances considérables par rapport aux praticiens du droit. Ces derniers sont en effet le plus souvent réduits à un positivisme raisonnable répondant à un impératif d’efficacité. Toutefois arrive à ces derniers, notamment aux juges, de faire agir des théories rectificatives détournant la loi de son objectif donné, au profit d’un objectif construit par eux-mêmes en vue de la réalisation du « Droit », selon François Gény530. Cette capacité à la critique devient néanmoins continuelle chez l’enseignant en droit, qui n’aura de cesse de pratiquer et de faire pratiquer à ses étudiants une gymnastique intellectuelle ayant pour objectif de dégager la solution la plus acceptable. Il ne faut pas pour autant surestimer l’impact de cette démarche, la critique de l’enseignant servant le plus souvent à justifier les solutions en place. Il ne faut pas pour autant en négliger l’impact sur les enseignants, chez qui elle se généralise, et génère au moins la réflexion. Cette posture critique fait du professeur de droit une entité à part dans la société des juristes. Elle marque en réalité la professionnalisation531 de sa fonction. Le professeur de droit se voit en effet assigner des 527 Cf. Annie Petit, « Enseignement scientifique et culture selon Ernest Renan », Revue d’histoire des

sciences, t. 44, n°1 (1991), pp. 38-41.

528 Frédéric Audren, « Le « Moment 1900 » dans l’histoire de la science juridique française. Essai d’interprétation », in Olivier Jouanjan, Elisabeth Zoller, Le « moment 1900 ». Critique sociale et

critique sociologique du droit en Europe, Panthéon-Assas, 2015, pp. 67-71.

529 André-Jean Arnaud, Les juristes face à la société du XIXe siècle à nos jours, op. cit., pp. 75-121.

530 Cf. François Gény, Science et technique en droit privé positif, L. Tenin, 1914, pp. 96-98. Par ailleurs l’influence du philosophe Bergson que l’on avait pu voir transparaître dans ce terme, apparaît pour le moins incertaine. Cf. Nicolas Dissaux, « L’influence de Bergson sur les idées du doyen Gény »,

RTDciv : Revue Trimestrielle de droit civil, n°3 (2008), pp. 417-429.

531 Il faut ici rappeler la distinction qu’il faut établir entre « discipline » et « profession ». Selon Yves Gingras, la première est « un marché fermé où les producteur de savoir sont aussi les consommateurs –

préoccupations bien différentes de celle des autres juristes. Alors que l’action de ces derniers a pour finalité principale le fonctionnement immédiat de la société et l’assurance d’une société bien ordonnée, l’universitaire est apparemment sommé de s’interroger sur ce que serait une société bien ordonnée.

La vision du professeur de droit qui se développe dans la presse grand-public est celle plus générale de l’enseignant en droit. Les différents statuts administratifs de ces derniers sont autant d’éléments tout à fait étrangers à la presse. Celle-ci ne distingue donc jamais entre chargé de cours, agrégé des facultés de droit ou professeur titulaire d’une chaire, si ce n’est lorsqu’elle retranscrit les actes de nomination parus au Journal Officiel. Le « professeur de droit » est donc celui qui dispense un cours magistral, qui demeure la modalité-phare de l’enseignement du droit532. Les simples chargés de conférences, qui ne

de sorte que les « clients » potentiels des scientifiques sont aussi leurs « rivaux » – la profession est plutôt caractérisée par le fait que les agents circulent dans un marché ouvert où les clients ne sont pas eux-mêmes des producteurs de savoir ». Cf. Yves Gingras, « L’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire et ses effets », op. cit., pp. 42-43, d’après Magali Sarfatti-Larson, The Rise of

professionnalism. A Sociological Analysis, University of California Press, 1977, p. 33. Pour un

éclaircissement des phénomènes de professionnalisation, cf. Raymond Bourdoncle, « Professionnalisation, formes et dispositifs », Recherche & Formation, n°35 (2000), pp. 117-132 et pour un aperçu plus spécifique de la production scientifique sur la question plus spécifique de la professionnalisation des enseignants, largement abordée par la recherche anglo-saxonne, cf. Raymond Bourdoncle, « Note de synthèse. La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines », Revue française de pédagogie, vol. 94 (1991), pp. 73-91.

532 Ces trois catégories statutaires d’enseignants peuvent en effet être qualifiées de « chargés de cours ». Néanmoins, lorsqu’elle est employée seule, cette dénomination qualifie bien souvent les simples docteurs en droit, qui se consacrent à l’enseignement tout en briguant généralement le concours de l’agrégation. Ce statut est donc provisoire, tout comme celui d’agrégé d’ailleurs, car si celui-ci a obtenu le succès lors du concours de l’agrégation, il n’est institué que pour une période de dix années renouvelable, pendant laquelle il doit logiquement se voir attribuer une chaire, ce qui fait de lui un titulaire. Il faut enfin rajouter à cette liste des dénominations administratives celle de « professeur adjoint ». Mise en place par décret du 28 décembre 1885, ce titre correspond à une titularisation dans une fonction auxiliaire d’enseignement. Il peut donc s’appliquer aux chargés de cours, agrégés, mais aussi chargés de conférences. Cf. Joseph Delpech, Statut du personnel enseignant et scientifique de

l’enseignement supérieur, Presses Universitaires de France, 1922 ; Françoise Mayeur, « L’évolution

des corps universitaires (1877-1968) », in Christophe Charle, Régine Ferré (éd.), Le personnel de

l’enseignement supérieur en France aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1985, pp. 11-28. Il faut enfin

ajouter que les professeurs des écoles de droit à l’étranger bénéficient par ailleurs d’un statut spécifique. Cf. Catherine Fillon, « L’enseignement du droit, instrument de diplomatie culturelle.

dispensent leurs enseignements qu’à de petits groupes d’étudiants, demeurent pour leur part tout à fait inconnus533. La période 1870-1914 est donc, pour le professorat en droit, celle d’une révision intense de son intégration sociale. Non que cette période marque un véritable revirement dans le comportement de la majorité des universitaires, mais l’attitude d’une minorité d’entre eux534 suffit à en changer la perception de leurs contemporains. Alors que les caractéristiques traditionnelles du corps professoral tendent à s’estomper, la presse quotidienne reflète l’hésitation de ses membres entre réaffirmation, même artificielle, de ses caractéristiques traditionnelles, et conquête d’une place privilégiée dans le tissu social, avec un influence accrue à la clef (section première). La spécialisation scientifique de la fonction de professeur de droit impose enfin la distanciation avec le pouvoir politique. Cette herméticité entre ces deux sphères qui communiquaient jusqu’à présent fort aisément relève en réalité d’une double exigence, de la part de l’opinion ainsi que du corps lui-même (section seconde).

Section première : La presse quotidienne : reflet de la