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Le XIXe siècle fait des étudiants un véritable groupe social724. Ce phénomène est une nouveauté car avant la suppression révolutionnaire des universités d’Ancien Régime, ceux-ci formaient un ensemble bien trop disparate pour parvenir à s’agréger et à former une communauté sociale spécifique725. La pratique tenait alors un rôle majeur dans la formation, si bien que les étudiants en droit apparaissaient davantage comme les apprentis d’une profession juridique, telle que le barreau ou le notariat, que comme des étudiants juristes ayant pour point commun d’être engagés dans une même formation théorique726. Selon Pierre Moulinier, les étudiants de l’Université française sont perçus différemment par leurs contemporains au fil du siècle. L’auteur distingue ainsi trois phases successives727. Sous l’Empire et la Restauration, période qu’il qualifie d’« épique », le monde étudiant connaît une certaine mixité sociale. Le jeune homme en études est souvent en proie à la pauvreté, mais semble pour autant se réaliser dans et par son travail. Survient alors la période « critique » du Second Empire, où les études sont progressivement réservées aux couches sociales les plus aisées et où l’étudiant se met à jouir de la vacuité de son existence, celle d’un bourgeois en puissance. La Troisième 724 Sur ce point, cf. Pierre Moulinier, La naissance de l’étudiant moderne (XIXe siècle), Belin, 2002.

725 Cf. Dominique Julia, Jacques Revel, Les universités européennes du XVIe au XVIIIe siècle. Histoire sociale des populations étudiantes, t. 2, op. cit.

726 Cf. Olivier Galland, Marco Oberti, Les étudiants, La Découverte, 1996, pp. 5-9.

727 Cf. Pierre Moulinier, « Genèse d’une jeunesse au XIXe siècle. Quand les étudiants devaient rendre des comptes », in Ludivine Bantigny, Yvan Jablonka (dir), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France

XIXe-XXIe siècle, Le Noeud Gordien, 2009, pp. 37-50. L’auteur dégage cette évolution de l’étude de la

littérature contemporaine sur la « jeunesse des écoles », et notamment des trois auteurs qu’il considère comme les plus représentatifs de chacun de ces mouvements que sont Alfred de Musset, Jules Michelet et Ernest Lavisse.

République s’inscrit enfin dans la dernière phase, dite « corporative », au cours de laquelle les étudiants tentent de se structurer comme un corps, par la constitution d’associations qui leur sont spécialement dédiées. L’identification corporative devient alors de plus en plus aisée, puisque la double politique universitaire consistant à rejeter les auditeurs libres de la plupart des facultés d’un côté, et tâchant d’inculquer l’assiduité aux inscrits de l’autre, fait émerger un profil normalisé de l’étudiant, dont les besoins sont également homogénéisés.

L’expansion, même relative du corps, conjuguée à l’enracinement du suffrage universel masculin mis en place en 1848 et aux progrès de la démocratie, attirent désormais l’attention grandissante de la France vieillissante des notables728 sur ce groupe. Les journaux quotidiens sont porteurs de cette conception bourgeoise du groupe, tantôt sévère par la maturité qu’elle revendique, tantôt paternelle en raison de la proximité sociale qui les réunit. En dépit du regard jugeant porté par leurs aînés, la jeunesse trouve parfois à s’y exprimer directement. C’est l’objet des « adresses », dont la publication peut être sollicitée auprès des rédactions par le biais de ses diverses organisations, lors des temps forts de la vie publique ou universitaire. La vision des étudiants répercutée par la presse quotidienne demeure néanmoins fortement tributaire de filtres imposés. Pourtant, derrière ces contraintes apparentes, la construction de l’image des étudiants par l’entremise des générations plus âgées qui dominent le système de l’information leur confère une importance sociale assez inédite. La moindre agitation étudiante est ainsi perçue comme une convulsion de la jeunesse toute entière ; une fraction minoritaire, pour ne pas dire insignifiante d’une classe d’âge, est ainsi désignée comme la représentante d’une génération toute entière. Depuis le début du XIXe siècle, la « jeunesse des écoles » se voit ainsi promue au rang de « jeunesse française ». C’est en effet la seule à allier aussi parfaitement à la verdeur de l’âge, une situation pseudo-professionnelle à travers le statut social de l’étudiant, et une autonomie, même incomplète, vis-à-vis des générations 728 Cf. Jean-Claude Caron, « La jeunesse dans la France des notables. Sur la construction politique d’une

précédentes. De surcroît, l’assimilation de la jeunesse à cette minorité s’avère d’une grande utilité pour le maintien de l’ordre bourgeois. En effet cette « jeunesse des écoles », qui a été de tous les combats pour la liberté, des journées sanglantes de 1830 à la Commune de 1871, en passant par le printemps 1848, fait l’exemple saisissant de l’existence d’un conflit générationnel qui phagocyte prodigieusement toute hypothèse de lutte des classes729.

L’affirmation des étudiants comme groupe social est indissociable de leur densification. La population étudiante connaît en effet une croissance inédite du début de la Troisième République au premier conflit mondial, qui façonne une figure de plus en plus précise de l’étudiant. Celui-ci doit ainsi se conformer à des critères invariants qui rendent difficile l’évolution même de son propre groupe. Concernée par cette augmentation des effectifs par son peuplement important dès la fin de l’Empire, la faculté de droit devient un terrain où se développe cette résistance à l’évolution de la composition sociale du groupe estudiantin (Section première). L’affermissement de ce dernier le place le situe par ailleurs en plein cœur de l’arène politique. Le rôle de « jeunesse française » qui lui est confié par ses aînés a pour effet de gonfler l’importance de son implication politique. Cela incite donc les étudiants abandonner les revendications strictement corporatives, ou plutôt à politiser, parfois à l’extrême, ces dernières. Néanmoins, ce mouvement échappe pour beaucoup aux observateurs, bien trop accoutumés à l’infantilisation d’une jeunesse considérée comme instable, voire inconséquente. Malgré son invisibilité, la politisation des étudiants en droit est bien réelle, et préfigure d’ailleurs son intensification pendant l’entre-deux-guerres (Section seconde).

Section première : L’émergence d’un groupe social estudiantin