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Au moment de leur recomposition sous le Premier Empire, les facultés de droit entretiennent un rapport paradoxal avec le pouvoir politique. En effet, succédant aux écoles centrales créées par les révolutionnaires163, elles ont pour mission de former les futures élites juridiques, administratives, mais aussi politiques du pays. Néanmoins, en raison de l’importance sociale de leur tâche, elles sont également réduites au contrôle le plus strict des autorités politiques, à la tête desquels l’Empereur se montre particulièrement méfiant à l’égard des juristes. Ce dernier de déclarer à Cambacérès : « Je veux qu’on puisse couper la langue à un avocat qui s’en servirait contre le Gouvernement »164. Les rédacteurs du Code Civil, promulgué en 1804, ont tenté de dégager un corps de règles de droit cohérentes et conformes au bon sens165. Le prétendu apolitisme du texte maître du droit français est en réalité à l’origine d’une « idéologie de l’apolitisme » qui justifie un contrôle politique presque total de l’enseignement du droit. Tout comme celui du roi babylonien Hammourabi, le Code napoléonien apparaîtrait comme une sorte de vérité révélée, destinée à vivre « éternellement »166. Cela n’est pas 163 Sur ce point, cf. Jean Imbert, « L’enseignement du droit dans les écoles centrales sous la Révolution »,

art. cit.

164 Il s’agit d’une expression écrite par l’empereur dans une lettre datée du mois de vendémiaire, an XIII. Cf. notamment Gustave Duchaine, Edmont Picard, Manuel pratique de la profession d’avocat en

Belgique, A. Durand et Pedone Lauriel, 1869, p. 14.

165 Cf. Jean-Louis Halpérin, « La fabrication du Code : Napoléon ? », Pouvoirs, n°107 (2003), pp. 11-21. Le positionnement du Code par rapport à la foi catholique en est un exemple tout à fait parlant. Cf. Yves Bruley, « Mariage et famille sous Napoléon : le droit entre religion et laïcité », Napoleonica. La

Revue, n°14 (2012), pp. 111-126.

166 « Ma gloire n’est pas d’avoir gagné 40 batailles et d’avoir fait la loi aux rois qui osèrent défendre au peuple français de changer la forme de son gouvernement.Waterloo effacera le souvenir de tant de

sans incidence sur les Universités rétablies en 1806167 où la surveillance de l’autorité politique est assurée notamment par le biais du contrôle inlassable des plans de cours par les inspecteurs généraux des facultés de droit168, puis par les recteurs d’académie169.

La suite du XIXe siècle n’apparaît pas davantage propice au développement des libertés universitaires170. L’avènement de la République et l’irruption de son idéal démocratique sont cependant de nature à faire espérer une évolution notable en ce domaine. Ce bouleversement politique pose en effet la question du possible redéploiement des forces juridiques dans la société, qui passe notamment par la redéfinition du programme des études. En effet, si conformément à leur étiquette de « facultés professionnelles », les facultés de droit affirment encore former les futures élites juridiques et administratives du pays, cette prétention semble de plus en plus contestée. La crête la plus brillante de leurs auditoires peut certes encore espérer intégrer les grands corps administratifs ainsi que pour une autre part plus importante des diplômés, embrasser une carrière juridique, mais une portion significative de ces derniers s’oriente aussi vers des professions extra-juridiques comme celles du commerce ou

victoires, c’est comme le dernier acte qui fait oublier les premiers. Mais ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil ». Ce propos est rapporté par le biographe de l’empereur. Cf. Charles-Tristan de Montholon, Récits de la captivité de l’empereur Napoléon à Sainte Hélène, t. 1er, Paulin, 1848, p. 401.

167 Pour revenir sur la fondation de l’Université napoléonienne, cf. Jacques-Olivier Boudon, « Napoléon et l’Université », art. cit.

168 Cf. Guy Caplat, Bernadette Lebedeff-Chopin, L’inspection générale de l’enseignement supérieur au

XIXe siècle, Institut national de recherche pédagogique, 2002.

169 Sur le personnel assurant le contrôle politique de l’Université au-dessus des doyens, qui l’assurent à l’échelle d’une faculté, cf. Jean-François Condette, « Les recteurs d’académie sous l’Empire », in Jacques-Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées. Enseignement et société en Europe au début du

XIXe siècle, Nouveau Monde éditions/ Fondation Napoléon, 2004, pp. 327-378 ; Thierry Lentz, « Les

directeurs généraux de l’enseignement », in ibid., pp. 241-254.

170 L’évolution des universités témoigne d’ailleurs de cette volonté du pouvoir politique d’en limiter le potentiel de nuisance. Cf. Guy Antonetti, « La Faculté de droit de Paris à l’époque où Boissonade y faisait ses études », Revue internationale de de droit comparé, Vol. 43, n°2 (1991), pp. 333-356 ; Madeleine Ventre-Denis, « La Faculté de droit de Paris et la vie politique sous la Restauration. L’affaire Bavoux, Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, n°5 (1987), pp. 33-64.

encore du journalisme. Tendance d’ailleurs accentuée par la fonction de distinction sociale assurée par les diplômes juridiques, qui ne sont donc pas forcément recherchés en vue de l’exercice d’une profession particulière. En outre l’émergence de nouvelles institutions de formation, telles que l’École libre des sciences politiques ouverte en 1872, menace de les déposséder d’une part de leurs attributions historiques171.

Après l’instauration de la République, le 4 septembre 1870, les facultés de droit sont précipitées avec le reste de la société française, dans une période de profonds bouleversements172. Le Code Civil adopté près de sept décennies plus tôt est jusqu’alors demeuré le principal ordonnateur des relations sociales, et ceci dans sa matière originelle, demeurée quasi-intacte. La France sous l’empire du Code173 est donc fondamentalement individualiste et fait de la propriété privée une valeur cardinale. Toutefois les droits collectifs connaissent déjà de premiers développements prometteurs. Ils sont sollicités par la reconfiguration des rapports sociaux à l’heure du développement de la société industrielle, qui appelle également à la révision de l’égalité contractuelle civiliste, à travers le développement de la législation ouvrière et le vote du Code du travail en 1910174. La période qui s’étend de 1870 à 1914 est celle de l’« enracinement de la

171 Sur les origines de cette création, cf. notamment Dominique Dammamme, « Genèse sociale d’une institution scolaire : l’École libre des sciences politiques », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 70, n°1 (1987), pp. 31-46 et Pierre Favre, « Les sciences d’État entre déterminisme et libéralisme. Emile Boutmy (1835-1906) et la création de l’École libre des sciences politiques », Revue française de

sociologie, vol. 22, n°3 (1981), pp. 429-465. Pour exemple de l’originalité de l’enseignement dispensé

au sein de l’École, cf. Corrine Delmas, « La place de l’enseignement historique dans la formation des élites politiques françaises à la fin du XIXe siècle », Politix, n°35 (1996), pp. 43-68.

172 Pour une histoire claire et synthétique, mais non simplificatrice de la Troisième République jusqu’en 1914, cf. Jean-Jacques Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de

1789 à 1958, 9e édition, Dalloz, 2001, pp. 277-517.

173 Sur la dimension matricielle de celui-ci, cf. Jean-Louis Halpérin, Histoire du droit privé français

depuis 1804, op. cit.

174 Sur les développements de ce droit protecteur, cf. Gérard Aubin, Jacques Bouveresse, Introduction

historique au droit du travail, Presses Universitaires de France, 1995 ; Claude Willard, La France ouvrière, 2 tomes, Éditions de l’Atelier, 1994. Pour un point de vue sociologique sur le sujet, cf. Claude

Troisième République »175. Ce dernier est pour le moins incertain jusqu’en 1879 avec la République conservatrice, pendant laquelle les Républicains sont mis en minorité face aux partisans du rétablissement de la monarchie. La crise du 16 mai 1877176, qui exacerbe les rivalités entre camps républicain et monarchiste tout en entraînant le délitement de ce dernier, trouve bientôt un écho à travers l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République au mois de janvier 1879, qui ouvre la période de la République opportuniste177. Jusqu’en 1899, les républicains modérés entreprennent de faire croître la République par une politique des « petits pas ». Dans le secteur de l’éducation, la loi du 28 mars 1882 associée au nom de Jules Ferry178 met notamment en place l’obligation scolaire pour l’enseignement primaire et le principe de « neutralité » de celui-ci179. Résistant aux assauts du général Georges Boulanger, qui parvient à rassembler monarchistes ainsi que partisans de l’extrême gauche derrière un projet de césarisme nationaliste mâtiné de socialisme180, la République se trouve renforcée et les adversaires de l’opportunisme affaiblis, tant à droite qu’à gauche. Cependant, dans les années qui suivent, le Ralliement181 prôné par le Pape à la République modérée nourrit à nouveau les oppositions aux opportunistes. Droite catholique et antiparlementaire d’un côté, et socialistes de l’autre, ne tardent pas d’ailleurs à ordonner le grand clivage de la société

175 Jean-Jacques Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à

1958, op. cit., p. 277.

176 Pour une immersion dans cette importante crise de la Troisième République, cf. Carlos Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877 : édition critique des principaux débats constitutionnels, Dalloz, 2017.

177 Cf. Léo Hamon, Les opportunistes. Les débuts de la République aux républicains, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 1991.

178 Cf. Jean-Michel Gaillard, Jules Ferry, Fayard, 1989.

179 Sur les répercussions considérables de cette loi dans le système français d’enseignement et au-delà, dans la société française, cf. Yves Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules

Ferry à Vichy, Presses de Sciences Po, 1994, pp. 37-86.

180 Parmi une littérature abondante et à la qualité souvent fluctuante, cf. Odile Roynette, « Les casernes de Boulanger : pédagogie nationale et républicaine dans l’espace public septentrional », Revue du Nord, n°350 (2003), pp. 379-392.

181 Cf. Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français aux lendemains

française qui se forme autour de l’affaire dont est victime le capitaine juif Alfred Dreyfus182. C’est alors que se forment deux blocs, l’un regroupant les antidreyfusards et l’autre les dreyfusards, qui aménage une nouvelle coopération entre les diverses forces républicaines, y-compris socialistes, et ouvrent la période de la République radicale183. D’abord construite autour du « Bloc », celle-ci consolide la République laïque, notamment par la séparation des Églises et de l’État par la loi du 9 décembre 1905184, dans une ambiance de stabilité ministérielle. Mais la chute de la figure tutélaire de Georges Clemenceau185, auquel succède Aristide Briand186 en 1909 après la dissolution du Bloc, ouvre une nouvelle période d’instabilité qui conserve pourtant au radicalisme sa place prépondérante. A l’aube de 1914, la France est celle de cette République enracinée patiemment par un républicanisme modéré. Ce dernier parvient en effet à aménager une sorte de concorde dans un climat pourtant hautement conflictuel, alimenté par des réformes aux ambitions élevées et fragilisé par les scandales, poussant les forces sociales à un réajustement perpétuel.

Voici donc l’institution facultaire en elle-même, mais aussi son corps enseignant et ses étudiants, placés face au défi de la modernité. La réponse affichée par la presse à celui-ci apparaît souvent en contradiction avec les éclairages apportés par l’histoire des institutions. Par exemple, les questions du rétablissement des Universités187 ou bien du sectionnement de l’agrégation de droit188 apparaissent ici totalement occultées en dehors 182 Parmi des travaux pléthoriques, cf. Bertrand Joly, Histoire politique de l’affaire Dreyfus, Fayard, 2014.

183 Cf. Madeleine Rebérioux, Nouvelle histoire de la France contemporaine, tome 11, « La République radicale ? », Seuil, 1975.

184 Parmi d’abondants travaux, cf. Patrick Weil (dir.), Politiques de la laïcité au XXe siècle, Presses

Universitaires de France, 2007.

185 Cf. Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Fayard, 2012.

186 Cf. Christophe Bellon, La République apaisée, Aristide Briand et les leçons politiques de la laïcité

(1902-1919), Cerf, 2016.

187 Même du point de vue institutionnel, la loi du 18 juillet 1896 portant création des Universités « n’est pas une grande loi ». Cf. Antoine Prost, « Les universités françaises de 1808 à 1968 », Commentaire, n°137 (2012), pp. 156-160.

188 Cf. « Documents : la question du sectionnement de l’agrégation des facultés de droit », Annales

du cercle des concernés. Ces questions qui apparaissent à l’intérieur de l’institution, comme fondamentales pour ne pas dire fondatrices, témoignent bien d’un isolement des établissements universitaires par rapport au reste de la société. En effet, l’image des facultés de droit auprès du public des cinq premières décennies de la Troisième République est celle d’une institution qui se replie. Au lieu d’un redéploiement complet des matières juridiques au profit d’une société en marche vers la modernité, celles-ci se concentrent à la consolidation d’une sphère voulue quasiment autonome. C’est comme si le triptyque institution, professeurs, étudiants s’attachait à clôturer leur espace propre, tant par rapport au reste de l’Université que par rapport au pouvoir politique. Ce repli n’est pas cependant alimenté par la seule volonté corporatiste. Il est en effet révélateur d’un projet d’ordonnancement de la société par les juristes, dont la constitution d’une espace de formation autonome est la condition. Ainsi, l’institution facultaire, malgré de nombreuses tentatives de révision de la formation juridique, se replie vers la défense de sa tradition élitiste (Chapitre premier). Les professeurs, véritables porteurs de l’idée d’influence des spécialistes du droit dans la société, se heurtent quant à eux à deux écueils. D’une part, les expressions du pouvoir politique, qu’ils perçoivent souvent comme excessives, rend celui-ci incompatible avec l’idéologie de l’apolitisme érigée en réflexe du corps. D’autre part, les réticences des détenteurs légitimes du pouvoir à leur concéder un véritable champ d’action même lorsque ceux-ci sont disposés à agir, fait germer chez les enseignants juristes un sentiment d’impuissance qui retarde inexorablement leur projet. Ainsi, les professeurs s’aménagent un espace politique distinct où ils espèrent détenir le monopole sur les affaires universitaires (Chapitre deuxième). Ces derniers apportent par ailleurs une caution à l’action des étudiants en faveur de l’affirmation du monopole des classes dominantes sur les diplômes juridiques ainsi que les métiers du droit. Les apprentis adoptent en effet des réflexes sécuritaires qui ont vocation à freiner l’évolution du profil estudiantin, ce qui semble concourir avec la volonté de maintenir la position sociale dominante des facultés de droit (Chapitre troisième).

Chapitre I

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L’institution face aux enjeux contemporains, ou la