• Aucun résultat trouvé

Section seconde : La construction d’une frontière difficilement franchissable entre le savant et le politique

A. La construction progressive de l’indépendance fonctionnelle du corps enseignant

Le personnel enseignant des facultés de droit dans les années 1870, passe sous silence les influences qu’il peut subir du pouvoir politique. La tradition d’indépendance affichée s’était déjà accommodée de l’étroit contrôle de l’Empire681. Les facultés de droit 679 Sur la relativisation nécessaire de l’influence de Napoléon Bonaparte sur la rédaction du Code civil, cf. Jean-Louis Halpérin, « L’histoire de la fabrication du code : le code Napoléon ? », Pouvoirs, n°107 (2003), pp. 11-21.

680 Afin d’envisager pleinement la mesure du contrôle politique des facultés de droit au XIXe siècle, il sera utile de se reporter à l’ouvrage de Mathieu Touzeil-Divina, Éléments d’histoire de l’enseignement du

droit public : la contribution du doyen Foucart (1799-1860), LGDJ, 2007.

681 Celui-ci refond en l’occurrence l’Inspection générale de l’Enseignement supérieur et en fait une véritable instance de contrôle par le décret du 9 mars 1852. Sur ce point, cf. Guy Caplat, Bernadette Lebedeff-Chopin, L’inspection générale de l’Enseignement supérieur au XIXe siècle, op. cit.Au sein de ce service, est d’ailleurs reformée une Inspection des facultés de droit, disparue depuis 1848. Elle est confiée à un inspecteur unique, que sera Firmin Laferrière jusqu’en 1861, puis Charles Giraud jusqu’en 1881. Sur ce point particulier, se référer au travail d’Alain Laquièze, « L’inspection générale des facultés de droit dans la seconde moitié du XIXe siècle (1852-1888) », Revue d’histoire des facultés de

droit et de la science juridique, n°9 (1989), pp. 7-43. Le contrôle opéré par le régime se faisait par

ailleurs de manière homogène, les établissements de province y étant également largement soumis. Cf. Monique Puzzo, « La Faculté de droit de Toulouse et le ministère durant le Second Empire »,

s’étaient en effet convaincues de la nécessité d’un tel contrôle après la « grande peur » des possédants, provoquée par la Révolution de 1848682. L’influence du gouvernement sur les facultés était donc réputé avoir pour principal objectif de faire face aux dérives consistant à faire de la chaire une tribune683. En outre, l’amour manifesté par les autorités pour le Code ne pouvait que séduire un corps professoral versé davantage dans « le culte de la loi que dans la culture des droits »684. Cette inclination des établissements universitaires devant les exigences du pouvoir politique n’étaient cependant pas dénuée de toute contrepartie : les professeurs détenaient ainsi la prééminence sur le choix de leurs nouveaux collègues, puisque les présentations à la nomination effectuées par les facultés n’étaient que très rarement contournées par le ministère. Mieux qu’une inféodation, le rapport instauré entre facultés de droit et pouvoir politique était donc fondé sur une confiance réciproque : le recrutement d’individus politiquement sûrs était la contrepartie d’une certaine maîtrise du corps sur son renouvellement. Les professeurs de droit ne se révèlent pas pour autant spécialement attachés à l’Empire après la défaite de 1870, et ils acceptent sans grande difficulté la République, qui parvient à mettre en déroute les idéaux, jugés dangereux, de la Commune685. Après son entrée au Ministère de l’instruction publique en 1879, le républicain Jules Ferry tâche dans un premier temps d’agir avec douceur en désignant un républicain modéré, Charles Beudant, au poste de doyen de la Faculté de droit de Paris. La prudence de ce choix lui permet de remporter l’assentiment des professeurs et en toute logique, la nomination est annoncée le plus

682 Cf. Catherine Lecomte, « La Faculté de droit de Paris dans la tourmente politique, 1830-1848 », Revue

d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, n°10-11 (1990), pp. 59-98.

683 Les cours dispensés par Jules Michelet au Collège de France, interdits en 1851, incarnent ce que les professeurs de droit s’efforcent alors de repousser avec la plus grande vigueur. Cf. Claire Gaspard, « Les cours de Michelet au Collège de France (1838-1851) », Histoire de l’éducation, n°120 (2008), pp. 99-112.

684 L’expression est empruntée à Frédéric Audren et Jean-Louis Halpérin, La culture juridique française.

Entre mythes et réalités XIXe-XXe siècles, op. cit., p. 95. Pour une peinture de cette période de grande

connivence entre les facultés de droit et le pouvoir politique, voir ibid., pp. 47-57.

685 Sur la réception de l’épisode communard au sein de la Faculté de droit de Paris, voir Frédéric Danos, « La Faculté de droit de Paris et Émile Accolas », op. cit. et loc. cit.

naturellement du monde dans toute la presse686. Celle qui suit, faisant du doyen nancéien Philippe Jalabert le titulaire de la nouvelle chaire de droit constitutionnel à la Faculté de droit de Paris, est quant à elle teintée d’un peu plus de défiance. Les idées républicaines fortement affirmées de l’impétrant, ainsi que son adhésion au culte réformé, en font un candidat pour le moins controversé pour cet enseignement à caractère hautement politique687. Nul doute que cette nomination provoque alors des crispations au sein du corps enseignant, mais aucune ne percera pourtant jusqu’à la presse. Si certains titres (très minoritaires), accusent l’obédience protestante du nouveau professeur688, l’information passe la plupart du temps inaperçue689. Enfin, la nomination à la suite de Charles Giraud690, de Calixte Accarias, révoqué de l’École normale supérieure sous l’Empire pour son sentiment républicain, au poste d’inspecteur général du droit, ne soulève pas non plus la moindre polémique691.

Alors que la presse d’opinion est à l’affût de la moindre information susceptible de déstabiliser ses adversaires, aucun grief particulier n’est formulé à l’encontre de ces nominations politiques. Cela tient à la cohésion qui est à l’œuvre au sein du corps 686 Le Figaro, qui fait figure de titre critique à l’égard du gouvernement, informe la nomination du doyen par un simple entrefilet dans la rubrique consacrée aux « avis ». La décision du ministre est simplement relayée sans aucun commentaire appréciatif (Le Figaro, 1879/10/22 (n°295), p. 6). Le même choix est opéré chez son confrère l’Univers, pourtant réputé pour son ton plus offensif (L’Univers, 1879/10/23 (n°4383), p. 3).

687 Yves Déloye, « La construction politique d’une « science électorale » en France sous la Troisième République. Facteurs et acteurs d’un métissage politico-scientifique », Revue internationale de

politique comparée, vol. 19 (2012), p. 45.

688 L’Univers, 1879/08/15 (n°4315), p. 2.

689 La plupart des titres n’y font pas même référence dans leur rubrique consacrée au Journal Officiel. C’est par exemple le cas du Temps, pourtant prompt d’ordinaire à annoncer les mouvements du personnel universitaire.

690 Cf. Jacques Bouineau, « Charles Giraud (1802-1881) », Revue d’histoire des facultés de droit et de la

science juridique, n°20 (1999), pp. 121-145.

691 Celui-ci reçoit même un hommage appuyé dans les colonnes du quotidien conservateur Le Gaulois. Le dynamisme du nouvel inspecteur semble en effet de bonne augure après la carrière finissante de son prédécesseur, en proie à d’importants soucis de santé. D’autre part l’opposition affichée par Accarias aux réformes récentes de la licence en droit est vue comme un signe positif par le journaliste. Cf. A. Lawyer, « M. Accarias : le nouvel inspecteur général », Le Gaulois, 1881/10/13 (n°761), p. 1.

enseignant des facultés de droit. Ce dernier a pendant longtemps composé avec le pouvoir impérial dont il partageait le traditionalisme religieux et social, ainsi que le libéralisme (plus ou moins nuancé) sur le plan économique. Cette proximité idéologique rendait alors tolérables l’intervention politique ponctuelle, notamment lors de la nomination de professeurs, ainsi que l’obéissance à une forme d’autocensure consistant à prendre en amont les mesures nécessaires pour ne pas contraindre le politique à intervenir. Avec l’avènement, puis la consolidation de la République, le professorat des facultés juridiques perd peu à peu ses affinités avec le pouvoir : son catholicisme conservateur se heurte au républicanisme montant qui, même opportuniste, puise ses principes d’action dans les valeurs de la gauche692. Plus que jamais, il devient donc nécessaire pour les professeurs d’affirmer leur indépendance, y-compris par rapport à la religion. Ainsi, que lors de la rentrée de la nouvelle Faculté de droit de Lyon en 1875 créée en toute hâte avant l'ouverture d'une faculté libre dans cette ville, le doyen Exupère Caillemer résume la tâche qui sera la sienne ainsi que celle de ses collègues : « nous enseignerons simplement le droit (…). Nous ne sommes ni des gens qui veulent tout démolir, ni des gens qui ne veulent rien changer. Nous sommes des modérés, nous croyons au progrès, mais nous détestons la révolution »693. Or si Jules Ferry, lorsqu’il accède au ministère de l’Instruction publique, use du mode de nomination alors en vigueur au profit de son camp, il ne tarde pas à adopter des mesures profitables au renforcement de la souveraineté interne à l’Université, qu’il souhaite voir redevenir « un corps vivant, organisé et libre »694. La loi du 27 février 1880 portant sur le Conseil supérieur de l’instruction publique, fait élire les conseillers par leurs pairs695 et met en place, en 692 Cf. François Ewald, « La politique sociale des opportunistes 1879-1885 », in Serge Berstein, Odile Rudelle (dir.), Le modèle républicain, Presses Universitaires de France, 1992, pp. 173-187. Sur la continuité de la vision de la société au sein des formes successives de républicanisme, voir Serge Berstein, « La politique sociale des républicains », in ibid., pp. 189-208.

693 Le Temps, 1875/11/29 (n°5339), p. 2.

694 Paul Robiquet, Discours et opinions politiques de Jules Ferry, Armand Colin & Cie, 1893-1898, t. 3, p. 505.

695 Sur l’évolution de la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique, voir Yves Verneuil, « Corporation universitaire et société civile : les débats sur la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique pendant la Troisième République », op. cit. et loc. cit.

matière de nomination à une chaire vacante, la règle de la double présentation au ministre, par le Conseil de faculté et le Conseil supérieur. Cette mesure a pour effet de diminuer considérablement l’emprise ministérielle. D’autre part, dans le contexte concurrentiel lié à la libéralisation de l’enseignement supérieur, la prédominance donnée par la loi aux représentants de l’enseignement public n’est pas pour déplaire aux professeurs des facultés de l’État, restés dubitatifs face à la fin du monopole étatique. La discipline du corps, qui consiste à contenir au sein du groupe les dissensions provoquées par les nominations républicaines, est l’assurance d’un gain autrement supérieur : celui de l’autonomie dans le renouvellement, en dehors de toute correspondance politique. L’autonomie facultaire est en outre renforcée par la loi de 1885 dotant les établissements de la personnalité juridique, qui leur permet donc de bénéficier de leurs propres ressources financières696. L’ascendant du corps des professeurs sur le recrutement est d’ailleurs tel, qu’il confine parfois à la raillerie. La décision se fonde alors davantage sur le rejet d’un candidat aux penchants politiques qualifiés de « douteux », que sur un choix entre les candidats en fonction de leurs aptitudes scientifiques. La Faculté de droit de Paris fait ainsi montre de son conservatisme lorsqu’elle repousse, en 1914, la candidature d’Emmanuel Lévy, reconnu par la communauté scientifique pour la qualité de ses travaux, mais décrié chez les juristes universitaires pour son engagement socialiste697. De cette défiance découle le portrait des professeurs de droit brossé quelques années auparavant par le journaliste Marcel Huart dans l’Aurore : des « ennemis de la

696 Cf. notamment sur ce point Antonin Durand, « L’odeur de l’argent. Dons et legs dans le financement de l’Université de Paris (1885-années 1930) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°63-3 (2016), pp. 64-87.

697 Sa mise à l’écart par les membres de la Faculté de droit de Paris est rapportée par Marc Milet, Les

professeurs de droit citoyens. Entre ordre juridique et espace public, contribution à l’étude des interactions entre les débats et les engagements des juristes français (1914-1995), op. cit., pp. 71-73.

L’engagement politique d’Emmanuel Lévy le pousse d’ailleurs à en tirer les conséquences juridiques. C’est pourquoi il est aujourd’hui la figure emblématique du courant minoritaire du socialisme juridique. Cf. Carlos Miguel Herrera, « Socialisme juridique et droit naturel. A propos d’Emmanuel Lévy », art. cit.

République [qui] se retranchent dans la Sorbonne comme en une suprême forteresse, s’évertuant à en faire leur dernière Bastille »698.

La souveraineté fonctionnelle acquise par le corps professoral à l’égard du ministère se trouve à nouveau menacée en 1896. Les universités redeviennent une réalité institutionnelle, et la crainte est alors de voir la corporation à nouveau dépouillée de l’autonomie récemment acquise. Le Conseil d’université vient couronner l’organisation locale de l’enseignement supérieur en opérant le consortium des facultés académiques ainsi que des grandes écoles présentes dans chaque pôle universitaire699. Le corps professoral des facultés de droit s’efforce donc dès cette époque d’empêcher toute délégation de sa souveraineté à l’organe supérieur700.

La souveraineté fonctionnelle jalousement défendue par la société universitaire, se double d’une souveraineté territoriale. Aucune intrusion d’une autorité extérieurs n’est possible, sans l’assentiment du doyen, qui en est d’ailleurs le garant. Habitant encore au sein même de l’établissement, le doyen de la Faculté de droit de Paris veille sur lui comme sur sa propre maison et sur ceux qui le peuplent comme sur sa propre famille. Tel un pater familias, il veille au respect de l’indépendance universitaire et assure l’ordre intérieur. La politique disciplinaire orchestrée par le doyen avec l’aide du Conseil de faculté est en effet la seule véritablement effective. Le Conseil d’Université ne l’exerce lui-même que très rarement. Le doyen de la faculté de droit est épaulé dans sa tâche par le personnel administratif, notamment les appariteurs, qui sont les premiers chargés de la 698 Ces mots viennent au publiciste au moment où la Faculté de droit de Paris repousse la candidature du professeur radical-socialiste Henri Lévy-Ullmann. Cf. Marcel Huart, « Les chaires en Sorbonne »,

L’Aurore, 1909/04/03 (n°4175), p. 1.

699 Cf. Alain Renaut, Les révolutions de l’université, op. cit., p. 155.

700 La politique du Conseil de l’Université lors de la nomination aux chaires vacantes est à ce titre tout à fait éclairante : bien que rien ne l’oblige à présenter les mêmes candidats que ceux issus du Conseil de faculté, les présentations effectuées par ses soins au ministre de l’instruction publique sont le scrupuleusement identiques, tant quant au nom que quant à l’ordre des candidats. L’autonomie des facultés de droit au sein de l’Université est ainsi assurée sauf cas particuliers, jusqu’en 1968. Cf. Frédéric Audren et Jean-Louis Halpérin, La culture juridique française. Entre mythes et réalités XIXe -XXe siècles, op. cit., pp. 120-121.

discipline dans les amphithéâtres701. La résistance des facultés de droit autour de leur indépendance se mène dans un premier temps sur un terrain principalement institutionnel. L’« affaire Lyon-Caen », de 1909 à 1910, la rend véritablement palpable depuis l’extérieur. Davantage qu’une simple réaffirmation du principe existant, ce moment médiatique constitue l’opportunité d’un approfondissement de l’autonomie facultaire.

B. L’affaire Charles Lyon-Caen (1909), ou la défense de l’indépendance politique de