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Section première : Le public à la recherche d’une faculté de droit incarnant un génie juridique national

A. Le cérémonial universitaire : un correctif médiatique inusité

Réalité au demeurant fort abstraite, l’institution universitaire devient une réalité physique auprès du public, notamment par l’entretien d’un cérémonial, c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques formalisées ayant pour but de mettre en relation ses acteurs282. En dehors de leur vocation à incarner, ces pratiques ont une fonction sociale, qui consiste en la perpétuation des habitus de l’institution283, mais aussi de son mythe284. Le cérémonial enveloppe la plupart des gestes des acteurs au sein de l’institution. La manière de saluer, celle d’enseigner, sont rigoureusement définies. Néanmoins si le cérémonial guide la vie sociale au sein de l’institution, la cérémonie, qu’elle soit de rentrée, de remise de prix, ou encore la soutenance de thèse, est une véritable mise en scène. Son but n’est cependant pas d’ouvrir une fenêtre d’où l’institution, habituellement maintenue dans le secret de ses murs, pourrait être vue de l’extérieur. Si certains participants, les orateurs notamment, peuvent personnellement s’y voir reconnaître un rôle, il n’en demeure pas moins que tous ou presque, peuvent être qualifiés d’acteurs de l’institution. Cela ne fait aucun doute pour ceux qui enfilent pour l’occasion le vêtement officiel : professeurs, revêtant la robe, appariteurs, la livrée. Même si l’action se trouve surtout dans leurs mains, ainsi que dans celles du recteur, du ministre de l’Instruction publique, du préfet ou de leurs représentants, ce serait une erreur que de qualifier l’assistance de « public ». L’on ne peut assurément pas considérer comme extérieurs à l’institution les étudiants, seule assistance vraiment requise en pareille occasion285. Prenant part à l’institution, ils en attendent en effet une rémunération symbolique sous forme de capital intellectuel, et la solennité qui se dégage de l’événement ne fait qu’en renforcer la valeur. Il en est d’ailleurs de même pour les proches de ces étudiants, membres de leurs familles qui convoitent eux aussi ce 282 Cet élément peut d’ailleurs permettre de distinguer la cérémonie du rite, qui a quant à lui pour objectif de mettre en contact les êtres humains avec d’autres, qui ne sont pas de ce monde. Pour plus de précision, cf. Jean Cuisenier, Penser le rituel, Presses universitaires de France, 2006, pp. 26-28.

283 C’est ce que démontre avec force l’ensemble des travaux du sociologue. Cf. notamment Pierre Bourdieu, homo academicus, op. cit., 1984.

284 Pour un aperçu systémique du phénomène mythique, cf. Hans Blumemberg, La raison du mythe, Gallimard, 2005.

285 Le ministre de l’Instruction publique, apprenant la décision du recteur Dareste de la Chavanne, chahuté par les étudiants de la faculté de droit, de procéder à la cérémonie de rentrée de l’Université en leur absence, le somme de revenir sur sa décision. Cf. Le Temps, 1878/12/02 (n°6434), p. 2.

profit, mais de manière médiatisée. Le rôle de ce cérémonial universitaire est surtout d’auto-légitimation. Les officiels non-universitaires, enfin, participent également de ce mouvement : en assurant la présence de l’institution dont ils dépendent, ils participent plus largement à la légitimation des institutions de la République toute entière. La cérémonie de rentrée, bien qu’officiellement ouverte au public, réunit ainsi de manière quasi-exclusive des acteurs de l’institution que l’on redistribue ensuite, mais de manière assez artificielle, entre les deux catégories d’acteur et de public, fonction de leur degré d’implication. La solennité fonctionne donc à l’intérieur même de l’institution, qui se met en scène pour elle-même, et la présence du badaud, seule entité véritablement extérieure, si elle n’est pas interdite, n’est qu’accidentelle.

Cette fermeture se manifeste à travers la presse, où le sujet de la cérémonie de rentrée est très peu présent, voire invisible la plupart du temps. Quand il apparaît néanmoins, c’est subrepticement, noyé parmi les événements récents, sans commentaire particulier sur son déroulement, si ce n’est un constat : « le discours d’usage a été prononcé »286. La fixité du cérémonial ne préside certes pas à sa popularité, mais certains de ses semblables suscitent davantage d’intérêt de la part du public. C’est le cas de la rentrée des cours et tribunaux, la « messe du Saint Esprit », qui à Paris, se déroule tous les ans à la Sainte Chapelle287. Dite « messe rouge »288, elle réunit le monde judiciaire à travers toutes les grandes villes du pays où elle précède systématiquement une audience solennelle dans les tribunaux289. Cet événement prend d’ailleurs une importance particulière à Paris, en raison de la présence des magistrats de la Cour de cassation et les billets pour y assister se font chers290. Son succès ne semble pas démenti malgré la fin de 286 Le Temps, 1881/11/18 (n° 7514), p. 2.

287 Cf. Jean-Claude Farcy, Magistrats en majesté. Les discours de rentrée aux audiences solennelles des

cours d’appel (XIXe-XXe siècles), CNRS Éditions, 1998.

288 Pour un bref aperçu des origines de cette cérémonie, cf. François Lormant, « Les messes rouges : une tradition judiciaire française exportée en Lorraine au XVIIIe siècle ? », in La parole publique des

Réformes en ville à la Révolution, Presses universitaires du Septentrion, pp. 123-132.

289 Maître X… , « La messe rouge », Le Gaulois, 1877/11/05 (n°3302), p. 2.

l’obligation pour le personnel judiciaire d’y assister, dès le début de la République291. Les critiques formulées à son encontre sont nombreuses292, mais son succès demeure jusqu’à sa suppression définitive en 1901293, qui restera d’ailleurs regrettée jusqu’à la Grande Guerre294. La messe du Saint-Esprit a une vocation démonstratrice que n’a pas la rentrée solennelle des Universités en province, ni celle de la Faculté de droit à Paris, où l’habitude du huis-clos se perpétue malgré l’expansion de la société de l’information. L’absence de volonté des facultés de droit de rendre publique cette célébration qui pourtant pourrait être vue comme leur emblème, trahit l’inutilité que l’on prête à la communication en dehors du champ académique. Cette attitude, justifiée dans un premier XIXe siècle fidèle au modèle de la notabilité, ne l’est plus tout autant à une époque de valorisation des compétences techniques, qui gagnent à être étalées aux yeux de tous. En outre l’émergence d’un enseignement juridique libre et de son corollaire à tout le moins potentiel, la concurrence, devrait permettre une importante évolution sur ce point. Rendez-vous annuel, la cérémonie de rentrée serait ainsi le moyen pour les établissements, d’établir un lien avec la société civile, au moyen d’une communication dont les éléments seraient soigneusement sélectionnés par l’institution, c’est-à-dire sous leur contrôle. Elle deviendrait ainsi un moyen de rétablir une vérité calibrée par l’institution elle-même, en contrepoint du discours journalistique habituel focalisé sur la perturbation de l’enseignement universitaire.

291 Malgré une circulaire du garde des sceaux laissant aux cours d’appel le choix de continuer ou d’abandonner leur participation à la messe rouge en 1883, l’on fait remarquer qu’une seule, celle de Pau a décidé de s’en retirer. Cf. El Cadi, « Chronique de l’audience », Gil Blas, 1883/11/09 (n°1452), p. 3. De plus en plus contestée, la célébration héritée des Parlements d’Ancien Régime connaît un désaveu fort ténu de la part des cours. Cf. El Cadi, « Chronique de l’audience », Gil Blas, 1884/11/09 (n°1818), p. 3.

292 Cf. notamment G. Clemenceau, « La colombe », La justice, 1894/10/18 (n°5390), p. 1.

293 « L’interdiction de la messe rouge », Gil Blas, 1901/01/11 (n°7725), p. 2. L’archevêque de Paris tente d’ailleurs d’y substituer un « messe noire », célébrée en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, et qui doit son nom au costume civil que le personnel judiciaire y porte désormais à la place du costume officiel. Cf. M.e Pierre, « La messe noire », Gil Blas, 1902/11/07 (n°8393), p. 3.

294 Chaque année, à l’époque de la rentrée des tribunaux, qui se résume désormais par la seule audience d’ouverture solennelle, les journaux se souviennent invariablement de cette disparition. Le Temps ne s’y conforme que jusqu’en jusqu’en 1907, mais le plus conservateur Gaulois le fait jusqu’à sa disparition, en 1924.

Le potentiel de communication de la cérémonie de rentrée semble à l’opposé sérieusement exploité par les facultés libres. Réunissant dans les villes où il est organisé, l’ensemble de l’enseignement supérieur chrétien295 à travers les différentes facultés, sa composante principale est, faculté catholique oblige, une messe de rentrée, également appelée « messe du Saint-Esprit ». Les facultés libres, de création nouvelle, en profitent pour s’envelopper à cette occasion d’un manteau vénérable, celui de l’Église catholique. Les établissements libres font ainsi oublier leur jeunesse, contrastant avec la sagesse attendue d’un enseignement dispensé par l’Église. Par sa théâtralité, cette rentrée solennelle parvient à attirer la presse, ou tout du moins une partie de celle-ci, puisque son impact reste circonscrit à la seule presse catholique, à travers son organe dominant créé en 1881 : le journal La Croix. Ce cérémonial se rencontre déjà à travers les journaux au moment de l’apparition de l’enseignement libre296 et à partir de l’année 1894, la Croix s’y intéresse chaque année297. Résumant la cérémonie, décrivant son succès, souvent de manière assez emphatique, rapportant des morceaux choisis des discours des orateurs, l’article est parfois précédé d’une annonce dans les jours qui précèdent l’événement. Cela ne remet pas en cause la célébration de l’entre-soi constatée dans la faculté d’État. Les seuls journalistes visiblement autorisés à y assister sont ceux de la presse catholique, prompts à écrire des articles favorables. Il s’agit en effet pour l’institution religieuse de s’éviter les critiques d’une fréquentation ridicule par rapport aux facultés de l’État, comme celle d’un journaliste du quotidien républicain Le Rappel, qui prétend que les étudiants n’auraient pas été bien plus nombreux que les professeurs lors de la cérémonie de rentrée 1875 de la faculté libre de droit de Paris298. Ainsi la seule presse autorisée 295 Bien qu’un enseignement supérieur protestant ait été mis en place, notamment à travers la Faculté de

droit protestante de Montauban, le phénomène ne semble pas pouvoir lui être appliqué.

296 Pour une des mentions les plus anciennes, cf. par exemple Auguste Marcade, Sans titre, Le Figaro, 1877/11/26 (n°330), p. 2.

297 L’on rencontre la cérémonie lilloise dès 1884. Cf. « Assemblée générale des catholiques du Nord et du Pas-de-Calais à Lille », La Croix, 1884/09/30 (n°399), p. 4. Mais il semble que la Croix ne la relate chaque année qu’à partir de 1894.

relaye l’événement. Les discours dithyrambiques pleuvent, les effectifs se renforcent d’année en année, tout comme la qualité du corps professoral et l’excellence des étudiants, qui concurrencent sans rougir leurs camarades des facultés de l’État299. Cette tentative de noyautage de l’information sur la cérémonie de rentrée porte en un sens ses fruits : elle fait rarement l’objet de ligne déshonorantes, notamment dans une presse républicaine où les journalistes ne se font pas prier pour dérouler toute la haine qu’ils ont du curé. Entreprise d’assainissement du discours, l’opération témoigne d’une volonté de faire de la cérémonie officielle une vitrine, une promotion de l’enseignement catholique. Le prix d’une telle stratégie est cependant une visibilité limitée à la seule presse catholique, tel qu’en témoignent les faibles occurrences du thème dans les autres quotidiens300.

L’invisibilité de la cérémonie de rentrée de la faculté de droit de l’État ne se vérifie pas localement, dans les villes où la fin du XIXe siècle a vu fleurir de nouveaux établissements301. Ouverte en 1871, la Faculté de droit de Bordeaux bénéficie ainsi chaque année d’un article assez détaillé sur ses solennités dans le plus grand quotidien local, La Gironde302. Le cérémonial de rentrée n’est cependant pas complètement absent

299 Même si les deux types de facultés juridiques semblent se livrer un combat sans merci aux yeux de leurs observateurs, la foi catholique qui anime la plus grande part des juristes des facultés de l’État barre en effet la route à tout antagonisme drastique entre les deux milieux. La correspondance écrite par Raymond Saleilles est sur ce point tout à fait éclairante. Cf. Christophe Jamin, Frédéric Audren, Sylvain Bloquet (dir.), Lettres de François Gény à Raymond Saleilles. Une trajectoire intellectuelle

1892-1912, LGDJ, 2015 ; Patrice Rolland, « Deux catholiques dans l’Église et dans la République.

Lettres de Raymond Saleilles à l’abbé Louis Birot », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n°34 (2016), pp. 169-231.

300 Le Temps n’en parle que dans un seul article sur la période de 1870 à 1918, en 1906. Encore, ce n’est pas l’événement en lui-même qui intéresse le quotidien mais l’occasion qu’elle présente pour une importante réunion de clercs. Celle-ci a pour objet le règlement des modalités de la sécularisation imminente d’un certain nombre de biens de l’Église, notamment des valeurs formant le patrimoine des fabriques, qui deviendront propriété de l’État à partir du 11 décembre suivant. Cf. « A l’archevêché »,

Le Temps, 1906/11/29 (n°16596), p. 4.

301 Cf. Frédéric Audren, « Qu’est-ce qu’une Faculté de droit de province au XIXe siècle ? », in Philippe Nélidoff (dir.), Les Facultés de droit de province au XIXe siècle, op. cit., pp. 17-60.

302 Cf. par exemple, « La rentrée des Facultés », La Gironde, 1874/11/09, p. 1 ; « La rentrée des Facultés », La Gironde, 1877/11/22, p. 1 ; « La Rentrée des Facultés », La Gironde, 1880/11/27, p. 1 ;

de la presse quotidienne, mais il est là encore indexé sur l’élément perturbateur. Il faut que la cérémonie soit troublée pour qu’elle soit relatée, et le discours se focalise uniquement sur la perturbation, au détriment des éléments maîtrisés par l’institution. Cérémonies de rentrée et soutenances de thèses sont soumis à cette loi, à l’exception peut-être des remises de prix, qui ne sont pas traitées de manière systématique, mais dont les résultats sont froidement reportés : noms des lauréats, et prix remportés303. Le reste du temps, c’est au rythme du chahut des étudiants ou de la partialité d’un jury de thèse304 que l’on aborde le cérémonial. Ainsi ce qui pourrait servir de façade devient un simple prétexte à l’amusement ou à l’indignation. La messe institutionnelle, jugée peu digne d’intérêt, cède le pas dans le discours journalistique à la fausse note. La faculté de droit ne prend ainsi aucunement part au portrait que l’on fait d’elle. Elle s’en remet complètement au jugement du « profane », indifférente à l’orienter, eu égard à un prestige qui n’est plus à prouver tant il produit d’attraction.

La difficulté que rencontre la faculté de droit à faire corps auprès du grand public s’explique principalement par une forme de réserve. Le déficit d’incarnation n’est cependant pas total. Il est malgré tout compensé par la tournure que prend l’Université grâce à l’action républicaine : à l’instar des écoles communales qui voient le jour dans tout le pays, les facultés se trouvent dotées de nouveaux locaux. Celles de droit ne sont pas en reste dans ce vaste chantier, prenant progressivement place dans de nouveaux palais de la République, ce qui n’a pas pour seul effet de satisfaire leurs besoins, mais aussi de les matérialiser aux yeux du public, pour lesquels l’institution devient palpable.

« La rentrée des facultés de Bordeaux », La Gironde, 1882/03/02 ; « La rentrée des Facultés », La

Gironde, 1883/11/24, p. 1.

303 Cf. par exemple Le Figaro, 1875/08/03 (n°214), p. 2 ; Le Figaro, 1876/08/02 (n°215), p. 2.

304 Le quotidien socialiste l’Humanité accuse par exemple les professeurs de la Faculté de droit de Paris d’antisémitisme pour le refus opposé par ceux-ci à un étudiant Léon Allemand, de soutenir sa thèse portant sur la « condition légale des juifs en Russie ». Cf. L’Humanité, 1906/04/10 (n°723), p. 1 ; « L’Affaire Allemand : une thèse refusée », L’Humanité, 1906/07/12 (n°816), p. 2.

B. L’institution peu à peu incarnée : les nouveaux locaux de l’Université