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Introduction de la première partie

Chapitre 1 : Critique universitaire de Sophocle

1. Genèse d’une lecture idéologique

2.2. Les méandres d’André Bonnard (1888-1960)

2.2.1. Tragédie et condition humaine

Nous mettrons au centre de son interprétation la lecture idéologique qu’André Bonnard fait du rapport tragédie-condition humaine. Ce rapport est d’autant plus capital que dans la définition qu’il donne à la tragédie, à savoir : « une tragédie est, premièrement, et de

59 Cette interprétation hégélienne est largement abordée dans « Le monde éthique, la loi humaine et la divine, l’homme et la femme » in Phénoménologie de l’Esprit, vol. 2, p. 14-30.

naissance une œuvre dramatique, c’est-à-dire le lieu d’une action qui, opposant le héros aux circonstances adverses, l’isole des autres personnages, amis ou ennemis, parfois relâche le nœud au cours de péripéties où se détend notre angoisse »60, apparaît des réflexions sur la condition de l’homme. Ici, la tragédie présente un héros dont la condition nous concernerait dans la mesure où son angoisse serait la nôtre, en raison du processus d’identification qui a lieu entre le personnage et le lecteur-spectateur, selon André Bonnard. Ainsi, le monde tragique est-il, pour lui, un monde en partie imaginaire que les poètes d’Athènes fabriquent pour leur peuple à partir de la dure expérience qu’il (ce peuple) a vécue depuis deux siècles.

De fait, au temps de Solon, le peuple athénien aurait connu, selon André Bonnard, la domination des Eupatrides, après celle des riches, toutes deux difficiles : il s’en fallut alors de peu que, dépouillé de ses terres et de ses droits, ce peuple n’ait été rejeté hors de la cité dans l’exil ou l’esclavage.

Ensuite, est venue, au début du Ve siècle, à la naissance de la tragédie, l’invasion des Mèdes et des Perses, qui, pour se nourrir, emportaient sur leur passage, les réserves de grains, abattaient les troupeaux. La tragédie serait la traduction en verbe poétique de ce douloureux passé du peuple athénien. C’est cette douleur évoquée par la tragédie qu’André Bonnard assimile à celle de l’homme en ces termes : « connaissance de douleur, et cette douleur nous emplit de joie. Car il y a toujours joie à connaître, fût-ce notre douleur – joie à répondre, par la connaissance, à la douleur » (Bonnard, André, 1992, p. 20). À travers le plaisir que la tragédie procure, elle exercerait une influence sur l’homme, notamment par une prise de conscience de ses capacités, n’y a-t-il pas ici une redéfinition de la catharsis aristotélicienne via le plaisir pris à la connaissance et non plus à l’épuration des passions :

« Le plaisir tragique, c’est ici, fondé sur une opération de connaissance, le plaisir que nous tirons de la prise de conscience de notre force : c’est tout ensemble le plaisir que prend l’intelligence à lire dans le jeu secret de l’univers et la joie bien plus exaltante d’être mis en état de répondre aux coups qu’il nous destine » (Bonnard, André, p. 25).

André Bonnard développe la théorie de la connaissance par la douleur, source de progrès de l’humanité. Il situe ce plaisir dans la personne du héros tragique qu’il confond avec l’homme en général, se référant : « à la condition et à la conquête de pouvoir » (p. 25).

L’identification qu’il relève ici, tient de façon successive et concurrente à tous les personnages du drame et aux événements eux-mêmes. Au regard de ce qui précède, André

60 Bonnard, André, La tragédie et l’homme, Lausanne, Éditions de L’Aire, 1992, p. 22.

Bonnard parvient à la conclusion suivante : « Nous sommes en vérité – et c’est le troisième degré de notre plaisir – la tragédie tout entière » (p. 25). Dans son analyse, l’homme constitue : « les antagonismes de nature qui existaient en la personne du poète et qui l’ont contraint, pour les résoudre, à écrire cette tragédie-là » (p. 25). Ainsi s’établit, dans la critique de Bonnard, le lien entre la tragédie et la condition humaine. Ce qu’il convient de décrire en détail, reste le degré d’implication de cet art dans différents aspects de la vie humaine. Il ne se limite pas seulement au contexte grec, mais il analyse l’œuvre de Sophocle comme le creuset des sentiments et de la morale de façon générale.

André Bonnard, dans l’analyse qu’il fait de l’œuvre de Sophocle, dépeint notre image cachée en ces termes : « Antigone est en nous vivante et radieuse » (p. 25). La question qui mérite d’être posée est la suivante : qu’est-ce qui justifie une telle affirmation ? Il estime que la condition du héros de Sophocle est semblable à la nôtre. Et, le conflit intérieur qui le ronge est la réalité de notre être. Désormais, c’est ce conflit qui définit l’existence d’Antigone. De fait, il constitue ses plus essentielles raisons de vivre et de mourir, ce qu’André Bonnard entend comme l’amour de son frère et l’obéissance aux dieux (Bonnard, André, p. 33). Pour illustrer cet amour, André Bonnard rappelle le prologue de l’Antigone de Sophocle :

« Moi je l’enterrerai. Il me sera beau de mourir ensuite. Je l’aime, et je resterai couchée auprès de celui qui m’aime… Toi, ne tremble pas pour ma vie : songe à la tienne… Si tu insistes, je te haïrai… Laisse-moi, avec ma folie, souffrir le pire.

Jamais assez pour priver ma mort de beauté »61.

La force de cet amour manifesté par Antigone traduit, en effet, son conflit intérieur. En employant le « nous » pour désigner la condition humaine, André Bonnard présente, par la même occasion, avec l’exemple d’Antigone, l’expression d’un amour qui serait universel.

C’est dans le personnage d’Antigone que la puissance d’Éros se perçoit, et le critique suisse ne manque pas de l’affirmer : « le chœur chemine avec nous, ses chants qui célèbrent "éros invincible" » (Bonnard, André, 1992, p. 61) s’avançant en tâtonnant vers d’exaltantes vérités.

C’est à ce moment qu’Antigone se présenterait pour la dernière fois devant nous, comme le note André Bonnard. Les gardes la conduisent au lieu où elle accomplit sa mort, aveugle et terreuse. Il suggère en ce même instant : « Nous la voyons dans cette scène livrer le dernier combat promis à chacun d’entre nous. Nous la voyons, sa cuirasse d’orgueil déposée, seule et nue, comme il convient d’être adossée au mur où le destin aligne ses otages » (Bonnard, André, p. 63). C’est ainsi qu’il traduit les sentiments de l’homme en de pareilles

61 Prologue de l’Antigone de Sophocle cité dans La tragédie et l’homme d’André Bonnard.

circonstances, lorsqu’il sent sa fin très imminente. De fait, les hommes, par le choc de leurs passions opposées, auraient construit un engrenage de fatalité, un destin dont Antigone, selon André Bonnard, serait le symbole, l’artisane. L’homme lutte donc contre un destin dont Antigone serait l’image parfaite.

Selon André Bonnard : « Créon peut ne pas entendre, il peut ne pas ordonner la grâce d’Antigone ou plutôt que, s’il peut entendre encore, il est déjà trop tard pour se sauver » (Bonnard, André, p. 65-66). Il estime que c’est le cas très souvent à la fin du conflit tragique, lorsqu’il dit : « l’homme et le destin, sur la dernière ligne droite de la course, luttent de vitesse, volonté tendue, muscles bandés » (p. 66). Et, les deux derniers chants du chœur disent le contraire de l’écartèlement de « notre être » en la suprême minute qui précède l’éclatement du drame, comme le note Bonnard. Le critique suisse rappelle : « soudain la minute est close : l’homme a buté contre le « trop tard ». Le malheur déferle en vagues énormes » (Bonnard, André, p. 67). À ce moment précis, un messager annonce la pendaison d’Antigone et la mort d’Hémon. On assiste ainsi au comble du malheur, André Bonnard l’exprime bien en ces termes : « ce n’est pas seulement le malheur, c’est l’horreur qui s’abat sur nous » (p. 67).

Cette situation est assimilée à notre condition. Pour lui, la tragédie grecque consisterait en l’horreur, un des visages permanents de la vie. Elle serait le miroir de la condition humaine.

La conséquence de cette tragédie est catastrophique pour Créon qui se trouve non seulement entouré des corps de son fils et de sa fiancée, mais également de celui de son épouse. Il semble, qu’à ce niveau, le roi se retrouve dans un état dépressif et n’a plus qu’à hurler. Une créature pitoyable qui sanglote et qui perd ainsi tout ce qu’elle a de plus chers (p. 67-68). Ce désespoir de Créon ne nous rendrait pas indifférent, selon André Bonnard : « commence à s’allumer en notre cœur, comme une autre lumière fraternelle » (p. 67-68). Il soutient que nous partageons le supplice de Créon, et notre sensibilité bouleversée jusqu’aux racines de notre entendement nous oblige à pleurer avec lui, à ressentir sa douleur. La tragédie nous concerne ; elle ne laisse personne indifférent, selon le critique suisse.

André Bonnard estime que le poète installe en nous, non seulement un avertissement, mais également un être fraternel, cette figure de l’erreur humaine qu’est Créon :

« Tout au long du drame, et en cette dernière minute avec une extrême intensité, Créon a vécu en nous comme une portion authentique de notre personne.

Coupable certes, il l’est. Mais trop proche de nos propres erreurs pour que nous

songions à le condamner du haut de quelque principe abstrait. Créon fait partie de notre expérience tragique ».62

Selon la critique d’André Bonnard, nous sommes à la fois Antigone et Créon et leur conflit. À chacun d’eux, nous adhérons comme à un être vrai et d’une vérité par nous-mêmes éprouvée.

En définitive, André Bonnard fait une analyse dans laquelle il relève le conflit intérieur de l’homme à travers les héros de Sophocle. Il le dit sans détour : « Sophocle éveille les figures endormies de notre être » (Bonnard, André, 1992, p. 102). Il indique, par ailleurs, un conflit dont les motivations opposent deux principes.