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Introduction de la première partie

Chapitre 1 : Critique universitaire de Sophocle

3. Autres vulgates universitaires de Sophocle

3.1. Tragédie ou apologie de la démocratie

Mogens H. Hanson fait remarquer l’omniprésence de la démocratie directe dans les activités artistiques des Grecs. Il la définit comme une démocratie dans laquelle le peuple se gouverne effectivement lui-même, où chaque citoyen a le droit de participer à la prise de décisions devant conduire la destinée de l’État. C’est le cas de Thucydide qui, dans son Histoire, cite l’oraison funèbre de Périclès, en 430, lors de la cérémonie annuelle des funérailles publiques offertes à ceux qui sont morts en combattant pour Athènes. De fait, le noyau de l’oraison est un éloge à des disparus, des ancêtres de la polis d’Athènes et de sa constitution. Elle porte l’appellation de démocratie. Et si c’est la majorité qui gouverne, tous ont des droits égaux devant la loi. Le théâtre ne serait pas en reste selon Mogens :

« L’intrigue des tragédies est le plus souvent mythique, mais les héros anciens qui sont les personnages parlent en langage contemporain de ces pièces ; aussi n’est-il pas surprenant qu’on puisse trouver chez les trois grands tragiques des scènes dans lesquelles, sous un déguisement mythique, les personnages louent la démocratie athénienne »86.

Il poursuit avec l’interprétation de certains historiens : « pour ce qui est de Sophocle, certains historiens pensent que les résonances politiques de ses tragédies reflètent son inquiétude devant la conduite tyrannique à certains égards de Périclès » (Mogens, H.

Hanson, p. 39). Cette critique se rapproche de celle de Christian Meier. Elle met à jour une parenté entre Créon et Périclès. Le rapport de la tragédie à la politique est toujours présent dans la critique contemporaine. Par conséquent, l’œuvre de Sophocle retracerait les problèmes intérieurs de la démocratie. Elle servirait de tribune à la réflexion du citoyen face à ses devoirs, et du chef face à ses responsabilités morales. Aussi Mogens évoque-t-il des différences entre les jugements de valeur émis par les occidentaux sur la démocratie et ceux des anciens Grecs. De nos jours, la liberté et l’égalité (principes de la démocratie) sont devenues des cris de ralliement. Il s’agit de valeurs que tout le monde juge de façon positive en public. Dans l’Antiquité, la démocratie faisait l’objet de dispute entre ceux qui y adhéraient et ses opposants. Il était, par conséquent, possible d’affirmer sans choquer que la démocratie était une mauvaise forme de gouvernement. Nous faisons cette ouverture pour montrer l’ampleur du débat autour du théâtre démocratique chez Sophocle.

La multiplicité des sources nécessaires à l’étude des idéaux démocratiques est une preuve de la manifestation de ce régime dans toutes les activités humaines. Lorsque l’on considère la démocratie non comme un système, mais comme une idéologie politique, la plupart de la documentation revêt un tout autre aspect. Ici, les discours seront plus importants que les inscriptions. On peut aussi faire intervenir d’importantes sources littéraires qui apportent peu de lumière sur les institutions démocratiques (les œuvres tragiques, les dialogues philosophiques et les traités). Nous préciserons que les critiques de la tragédie sont à l’origine de plusieurs discours à partir de 355 : ceux d’Isocrate, de Démosthène, d’Eschine, de Lycurgue, d’Hypéride, de Périclès et de Dinarque, des tragédies d’Euripide, d’Eschyle et de Sophocle. L’objectif était de faire lire la démocratie dans la création de l’homme et, par conséquent, établir un lien étroit entre ce régime et les éléments constitutifs et significatifs de la cité d’Athènes. De fait, aucune réalité de la société n’échappe au vent de la démocratie.

86 Mogens, H. Hanson, La démocratie athénienne, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p.39.

Dans cette perspective, Paul Demont et Anne Lebeau établissent un lien entre la politique et la tragédie au sujet de l’espace qui les abritait. D’après leurs observations, dans beaucoup de cités, comme Athènes, le même lieu servit longtemps à la fois pour la politique et pour le théâtre. Ce qui amène Paul Demont à écrire que : « le lien organique entre le théâtre et la cité, qui est l’une des caractéristiques majeures de la Grèce antique, apparaît dans sa pleine lumière à propos de l’Athènes du Ve et du IVe siècle »87. Et les débats politiques et judiciaires de la démocratie athénienne avec leurs antilogies soigneusement codifiées ont, pour ces critiques, leurs équivalents au théâtre. Ils se trouveraient dans les scènes de débat qui dramatisent les affrontements avec une grande efficacité rhétorique. Il ressort de ce constat que le théâtre imite le jeu politique.

Selon Paul Demont et Anne Lebeau, rien ne fait aussi clairement apparaître le caractère profondément politique du théâtre que l’organisation et le déroulement des concours dramatiques. Ils soutiennent que le théâtre est, à l’évidence, l’affaire de la communauté civique tout entière (Demont, Paul & Lebeau, Anne, p. 37). De même, la preuve de l’existence du lien du théâtre et de la politique réside dans les relations des grands poètes avec les hommes politiques. Selon cette analyse, Sophocle serait proche de Cimon et de Périclès (p. 37).

Dans l’œuvre de Sophocle, quelle que soit la volonté des dieux, c’est l’homme qui mène l’action avec ses seules forces, sa seule volonté, luttant jusqu’à mourir pour rester fidèle à ses propres exigences morales. Il assume pleinement et librement la responsabilité de ses actes. Paul Demont évoque l’exemple d’Antigone. Elle a choisi d’obéir aux lois non écrites des dieux plutôt qu’au décret de Créon. Les hautes exigences morales qui fondent la conduite des personnages de Sophocle et leur inébranlable volonté les rendent différents de ceux qui les entourent. Il s’agit aussi bien des proches, moins intransigeants qu’eux, moins forts, portés à accepter la compromission, à pactiser avec ceux qui sont au pouvoir. Ils seraient plus humains que la collectivité civique incarnée par le chœur, dont la sagesse, toute traditionnelle, est faite de modération et condamne tout excès, si glorieuse qu’en puisse être l’issue. Le prologue d’Antigone consacre, selon Paul Demont, la rupture entre l’héroïne décidée à passer outre le décret de Créon par amour pour son frère Polynice et par devoir envers la faiblesse des femmes. Cette faiblesse incarnée par Ismène, sœur d’Antigone, être doux et craintif qui n’envisage pas d’autre conduite que la seule qu’elle trouve normale : la soumission à l’autorité du chef du pays. C’est cet aspect de l’œuvre de Sophocle qui a été mis en rapport

87 Demont, Paul & Lebeau, Anne, Introduction au théâtre grec, Paris, Librairie Générale de France, 1996 p. 34.

avec le contexte politique du Ve siècle avant Jésus-Christ. On ne peut donc pas nier, à travers ces quelques illustrations, la volonté des critiques de mener une lecture politique de Sophocle.

Contrairement à la lecture politique évoquée plus haut, Jean Bollack effectue une lecture à partir de la philologie. Elle lui permet de répondre à une série de questions : qu’est-ce qu’un écrit ? Comment est-il lu ? La lecture atteint-elle le texte ou manque-t-elle le but ? Comment l’a-t-on fait parler ; selon sa visée et contre elle ? À cela, il faut ajouter une réflexion sur l’art de la compréhension et du déchiffrement. Il s’agit de l’herméneutique dont se sert Jean-Bollack pour effectuer son interprétation de Sophocle. Ainsi, aborderons-nous la lecture de Pierre-Vidal Naquet et Jean-Pierre Vernant fondée sur le marxisme, l’anthropologie et le structuralisme.