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Introduction de la première partie

Chapitre 3 : La Tragédie de Sophocle sur la scène moderne Introduction Introduction

1. Naissance de la mise en scène au XIX e siècle

Avant d’aborder cette question, notons qu’à l’origine, dans le théâtre grec antique, c’est bien la représentation qui fonde le fait théâtral144. Il s’agissait de la présence des acteurs et des spectateurs dans un même espace. Ce qui sous-entend que le texte du théâtre de Sophocle conservé aujourd’hui n’avait aucune existence autonome. Dans le contexte antique, la dissociation du texte et de sa mise en scène était un non-sens. De fait, la désignation de la tragédie signifiait la coexistence de ces deux. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’Evelyne Ertel écrivait :

« L’auteur écrit sa pièce en tenant compte des conditions de représentation de son temps (architecture scénique, plein air, règle des trois acteurs, etc.). Il en conçoit même la

« mise en scène », selon les conventions et les rituels propres aux genres (tragédie, comédie, drame satyrique). Il compose la musique des chants, laquelle ne peut être dissociée de leur prosodie ; il « instruit » les chœurs et choisit sans doute costumes, décors et masques » (Ertel, Evelyne, 2005, p. 56)

La question que nous poserons est de savoir à quel moment la mise en scène est devenue une création autonome. Pour ce faire, Evelyne Ertel notait que l’attitude d’humilité et de soumission par rapport à la pièce de théâtre avait été contredite par toute l’histoire du théâtre du XXe siècle et par le travail des metteurs en scène qui s’en réclame (p. 60). L’autonomie de la mise en scène par rapport au texte dramatique serait le fait des metteurs en scène eux-mêmes. C’est à travers une réflexion théorique que l’autonomie de la mise en scène s’est affirmée et pour suivre son évolution, qui en dernier ressort a rendu possible la représentation des pièces de Sophocle, nous nous référerons à une série de communications : Les révolutions scéniques du XXe siècle, sous la direction de Jean-Pierre Sarrazac.

C’est à partir de sa contribution à cette étude que nous suivrons les origines de la mise en scène en France. Il estime que la mise en scène moderne doit son invention à André Antoine, en 1887. Il s’agit de la mise en scène à l’époque du naturalisme. Sarrazac précise bien qu’André Antoine est le premier metteur en scène, au sens moderne du terme. C’est depuis la fin du premier tiers du XIXe siècle que l’expression « mise en scène » s’est vulgarisée. Par conséquent, c’est en 1887 que cette dernière atteint sa plénitude et il effectue alors l’historique de la mise en scène à partir du romantisme. À cette époque, le metteur en scène s’occupait des questions de décor, d’harmonies, de costumes et du jeu des acteurs sans devenir le co-auteur de la pièce, mais de la représentation. Il n’assurait que la partie matérielle au sens romantique

144 Ertel, Evelyne, « L’ère de la mise en scène », Théâtre aujourd’hui, n° 10, 2005, p. 56.

et pas véritablement l’interprétation. Ce que l’on appelle aujourd’hui la lecture selon un style de la mise en scène de la pièce. Les poètes de l’Antiquité étaient à la fois auteurs et metteurs en scène. Mais au XIXe siècle, l'on assiste à une tentative d’invention du métier de metteur en scène et c’est grâce à André Antoine qu'il acquiert son autonomie. Il se lance dans une aventure de coréalisateur du spectacle, le véritable intermédiaire entre l’œuvre dramatique et le public. Ces rappels sont d’autant plus importants qu’ils nous permettront de mieux appréhender le rituel grec sur la scène du XXe siècle.

De même, André Antoine distingue deux grandes dimensions de la mise en scène dans sa fameuse Causerie sur la mise en scène de 1963. C’est la complémentarité de ces deux dimensions qui permet l’identification d’un metteur en scène au sens moderne, un metteur en scène lecteur et co-auteur du spectacle. Il distingue la partie matérielle de l’immatérielle. La matière se perçoit dans la régie, le décor et les costumes. La dimension immatérielle, quant à elle, tient dans le mouvement du dialogue, la partie invisible au sens moderne, l’idée que le metteur en scène peut transmettre et imposer. C’est ce qui aurait permis à André Antoine de détecter deux types de metteur en scène : le metteur en scène socratique, c’est-à-dire accoucheur et le metteur en scène dompteur. Au regard de ce qui précède, le metteur en scène est celui qui se sent responsable du sens de l’œuvre. Selon lui, il faut éviter de penser qu’il y a un sens éternel de l’œuvre, un sens déposé pour toujours entre les pages du texte. Il estime que chaque époque doit découvrir le texte selon sa sensibilité. Ces aspects théoriques sont d’autant plus importants qu’ils permettent de mieux appréhender les motivations des changements intervenus dans le théâtre antique qui apparaissent au XIXe siècle.

Par ailleurs, Dort va plus loin. Bien que souscrivant à l’idée de cette invention de la mise en scène, il la trouve très réductrice. Il soutient que dans son étendue, elle ne rend compte que de l’aspect proprement esthétique. C’est à juste titre que Dort écrit qu’il n’y a pas eu seulement création d’une nouvelle activité technique, celle du metteur en scène par différenciation des fonctions antérieures (décorateur, directeur, acteur principal […]), il y a aussi une prise en compte de la signification esthétique de cette nouvelle activité, passage de la quantité à la qualité, un saut dialectique. Pour en mesurer l’ampleur, il faut s’efforcer de comprendre dans quelle mesure la situation théâtrale appelle la fonction nouvelle. Il convient de situer en quoi le non-théâtral surdétermine à un moment donné la pratique théâtrale au point d’y imposer la possibilité d’une fonction nouvelle. En effet, la plupart des explications relatives au surgissement de la mise en scène enferment curieusement le phénomène sur lui-même. Elles lui assignent les seuls éléments du champ théâtral comme possibilité d’existence.

Alors, on évoque un peu largement un faisceau de circonstances

économico-politico-culturelles qui ont, certes, de la valeur mais ont le niveau de généralité. Il jette ainsi sur l’événement moins une lumière explicative qu’une lueur contextuelle. Constater que la mise en scène se déploie dans la foulée d’une France qui vient de s’industrialiser est à la fois important et peu précis.

Repartons d’une autre constatation qui, elle, n’a rien de théâtrale. La fin du XIXe siècle ne voit pas seulement l’avènement de la mise en scène et du metteur en scène. Quelques années plus tôt, elle a vu une fonction nouvelle et un homme nouveau. Il s’agit de la critique et du critique, eux-mêmes consécutifs à une profonde mutation dans les formations discursives à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Un des effets les plus visibles de cette mutation est constitué par l’apparition de la littérature, au sens moderne où nous l’entendons.

Jusque-là, on avait écrit des textes – histoire, art moderne, poésie, éloquence, roman – dont la diversité était subsumée par la notion de « belles lettres ». À partir de la fin du XVIIIe siècle, cette catégorie se désarticule et des scissions se réalisent ou se profilent. Lesquelles, redistribuant les limites internes du champ discursif, vont faire apparaître un espace nouveau, celui de la littérature. Corollairement à la naissance de la littérature naît aussi l’auteur. De fait, l’écrivain de l’époque moderne ne serait plus le polygraphe de l’époque classique entretenu par le mécénat ou par le pouvoir. Il sera un professionnel dans sa discipline. Ses livres sont achetés par un public. Dès lors naît, au XIXe siècle, la notion fondamentale d’historicité, qu’une société s’inscrive dans un devenir, qu’elle ait un passé, un présent et un avenir, qu’il y ait de l’intérêt à retrouver un autre temps, du plaisir à faire revivre une autre époque et des enseignements à tirer de la vie des siècles passés. Et l’on sait qu’avec le développement industriel, c’est proprement l’Histoire qui va faire une entrée fracassante dans le champ idéologique.

L’activité critique éclot dans ce contexte général. Mais la professionnalisation de la critique s’explique de manière plus précise encore par une autre caractéristique. Refusant le discours du goût et de l’impressionnisme, la critique se professionnalise, liant indéfectiblement son activité à l’exercice du savoir. Lorsque la critique s’institutionnalise comme activité autonome, la doctrine positiviste règne en maître. Cette doctrine domine alors l’Histoire en train de se constituer en discipline scientifique. Elle lui donne les fondements qui lui permettront de rejeter l’ambivalence littéraire. C’est du côté du positivisme historique que la critique, consacrée par l’université avec la renaissance de l’histoire littéraire comme discipline scientifique, va chercher ses titres de légitimité. Parler d’une œuvre n’est pas en dire n’importe quoi. Il est question d’articuler un savoir à son sujet. La mise en scène

s’inscrirait dans la logique de ce fonctionnement, autrement dit, elle procède exactement de la même démarche.

Il existerait une parenté entre l’activité critique et la mise en scène. Cela, pour nous en tenir au plus superficiel, mais pas nécessairement au moins signifiant. Sur ces deux pratiques flotte un même discours – commun ou sophistiqué. Dans ce dernier, il est question que le critique et le metteur en scène soient des intermédiaires entre l’œuvre et le public. Ne dit-on pas de l’un et de l’autre qu’ils ont pour tâche d’interpréter les œuvres ? N’ont-ils pas tous deux pour injonction première de « respecter au mieux de leur talent » le sacro-saint dogme de la fidélité au texte ? Ils cherchent sans relâche à mettre au goût du jour le sens juste. Et en l’occurrence la justesse a mille objets pour supports. Selon Sarrazac, le sens juste peut être ce que l’auteur a voulu dire. Ce qu’il a objectivement dit. La pensée qu’il aurait voulu énoncer derrière ce qu’il a dit. C’est ce que le critique aurait pour tâche de relever et le metteur en scène d’illustrer. À ce niveau intervient la sensibilité des interprètes qui aurait pour conséquence inéluctable la construction de multiples sens. Lesquels seraient le fruit de l’intention de l’auteur originel. Le critique théâtral – cet homme à la croisée des chemins critique et scénique – aurait traditionnellement pour fonction de jauger la pertinence du sens.

Pour dire les choses autrement, il vérifierait la différence de rendement ente deux savoirs : celui de la mise en scène et celui du texte.

De fait, s’il y a une parenté forte entre la critique et la mise en scène, c’est bien que toutes deux sont constituées par un savoir. Ce qui paraît clair pour la critique est moins évident pour la mise en scène.

Comment la tragédie a-t-elle été portée sur la scène dans un contexte où la mise en scène, de plus en plus autonome, s’apparente à une œuvre de création ? Avant de traiter cette préoccupation, notons que le XIXe siècle, bien qu’ayant vu naître selon la critique française la mise en scène, a suscité un engouement. On ne songe plus alors qu’à redécouvrir la culture antique, à exalter sa beauté et à s’en imprégner.

Les traductions de Sophocle se multiplient. Elles ont pour auteurs, entre autres, Delalain avant 1840, Bellaguet en 1843 dont la version d’Antigone connaît un tel succès qu’elle sera rééditée plus de dix fois jusqu’en 1909. En 1844, Meurice et Vacquerie tentent à leur tour d’adapter en français les vers grecs. Peu après, leur version est retenue par le théâtre de l’Odéon afin d’être jouée le 21 mai 1844.

Le but des deux traducteurs était de démontrer que les tragiques grecs, considérés jusqu’alors comme les solides piliers du classicisme, étaient au contraire les précurseurs du drame romantique. La critique très favorable qui accueillit la pièce ne sembla pas convaincue

par ce point de vue. En revanche, elle fut unanime sur deux points. Tout d’abord, elle admira la scène où l’on avait recherché systématiquement la couleur locale. Elle loua les décors antiques et la toile qui se baisse au lieu de se lever. En un mot, elle a été sublimée par l’exotisme qui semble avoir beaucoup contribué au succès de la pièce145. D’autre part, on s’émerveilla de l’universalité du drame sophocléen, quelques jours avant la représentation.

Gérard de Nerval écrivait déjà : « notre religion aussi refuse les honneurs funèbres aux corps des suicidés. Il y aurait chez nous des combinaisons possibles pour un drame presque identique »146. Convaincu par la représentation, il dira son enthousiasme pour « ce drame d’une vérité et d’une passion de tous les temps et de tous les lieux » (L’artiste, mai 1844, p. 61-62). Nous voulions montrer dans quelle mesure le XIXe siècle a été le siècle de la mise au point des traductions.

Le texte grec est destiné à être joué. Il peut être à l’origine de différentes représentations théâtrales à travers la liberté qu’il offre aux metteurs en scène. Ainsi, au regard des réactions que ces représentations éveillent dans la critique, elles peuvent révéler les mentalités et les sentiments d’une époque. Par ailleurs, ces différentes interprétations de ce siècle pouvaient-elles s’effectuer sans emprunter cette logique de liberté ?

Nous voulons illustrer la mise en scène de cette époque avec la représentation du 11 août 1984 d’Antigone, en plein air, au théâtre antique d’Orange.

Les années 1893-1894 marquent la reprise de l’Antigone de Sophocle, qui n’avait pas été rejouée depuis 1844. Face à l’imitation des Allemands, on avait essayé de reconstituer la scène grecque dans sa matérialité initiale. Le 21 novembre 1893, le théâtre français reprend la pièce. Meurice et Vacquerie, à qui l’on avait reproché des hardiesses de langage, remanient leur traduction, la dépouillant de toute sa verdeur romantique. Soin est confié à Saint-Saëns d’en écrire la musique. On désigne Mounet-Sully, qui avait fait salle comble dans le rôle d’Œdipe, pour jouer Créon. Il y eut également Julia Bartet, à qui Péguy voua un véritable culte, pour interpréter Antigone.

Les 11 et 12 août 1894, toute la troupe se transporte à Orange pour y jouer à nouveau la pièce d’Œdipe-roi. C’était l’aboutissement de tous les efforts entrepris depuis 1844 pour vivre l’espace de quelques heures à l’ère de Périclès. Les costumes étaient reproduits avec une grande exactitude, le sacrifice initial à Bacchus fut remplacé par un hymne à Apollon retrouvé peu de temps avant à Delphes. Les spectateurs vinrent de la France entière pour assister à ces

145 Journal des débats, 5 juin 1844, article de Jules Janin.

146 L’artiste, 12 mai 1844, p. 31-32.

représentations à l’ancienne dans le grand théâtre antique. Parmi eux, il y avait Péguy et la tragédie redevient ce qu’elle était autrefois, un acte religieux, une cérémonie sacrée, selon Simone Fraisse. Mais, Péguy reprocha avec véhémence à l’histoire et à la sociologie moderne de renier le passé, d’oublier tout un héritage gréco-latin, patrimoine de la France. Il invite au contraire à faire appel à la mémoire de la race dans la communion avec les « anciens ».

Aurait-il pu ne pas s’enthousiasmer pour une telle entreprise ? Il fut plus encore fidèle dans cette façon bien particulière qu’il avait de lire, relire et commenter les grands textes pour l’intégrer ensuite à sa pensée. Après en avoir fait la critique, Péguy s’imprégna de Sophocle au point de l’identifier à Antigone. Cet assoiffé de justice et de vérité, de la dignité de soi, de la fidélité à son idéal et de l’honneur ne pouvait que se reconnaître dans l’héroïne de Sophocle. Au-delà, on peut voir dans la mort d’Antigone la préfiguration du destin auquel il aspirait confusément. C’est donc un peu de lui-même que Péguy retrouvera dans la fille d’Œdipe. C’est aussi l’image de tout un passé qu’il brûlait d’envie, lui et ses contemporains, de voir revivre.

Ces quelques illustrations nous ont permis d’appréhender ce qu’était la mise en scène au XIXe siècle. Ainsi, cette époque donnait-elle de la voix à une série de mises en scène de la tragédie antique qui s’intensifierait au XXe siècle. Que pouvons-nous dire à propos de ce siècle des deux grandes guerres qui n’a cessé d’inspirer les créateurs de spectacle ?