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Introduction de la première partie

Chapitre 1 : Critique universitaire de Sophocle

1. Genèse d’une lecture idéologique

1.3. Sophocle entre Freud et Lacan ?

Y a-t-il une véritable polémique entre Freud et Lacan ? Cette interrogation nous permettra d’éclairer la critique de Lacan sur les travaux de Freud. En effet, dans cet exercice,

après la lecture freudienne de Sophocle, il sera question d’effectuer l’interprétation de cette dernière par Lacan.

Freud s’appuie sur l’Œdipe-roi de Sophocle pour construire sa théorie psychanalytique. Ce médecin neurologue autrichien s’est engagé dans une réinterprétation de la version de la tragédie antique de Sophocle, en substituant au mythe d’Œdipe le complexe dit d’Œdipe.

C’est en 1897 que Freud s’approche des rives œdipiennes42. Extrêmement éprouvé par la mort de son père, le 23 octobre 1896, il engage lui-même son auto-analyse. À cet effet, Freud témoigne des émotions qu’il a endurées durant son enfance à l’égard des acteurs de son histoire familiale. Il était question, dans cette initiative, de réflexions d’ordre personnel, mais les choses se déroulent autrement après la lecture d’un mythe. Il prend conscience de la portée universelle de l’Œdipe-roi de Sophocle (Freud, p. 198). C’est cette tragédie qui impulse l’étude de sa psychanalyse. Nous n’entendons pas dans cet examen traiter la psychanalyse. Le travail que nous réalisons tient à mettre en lumière son interprétation de Sophocle.

Nous dirons que le lexique de la psychanalyse est marqué au début du XXe siècle par

« Le complexe d’Œdipe ». Ce concept est emprunté au XIVe siècle et désigne ce qui est compliqué. L’histoire en elle-même du complexe d’Œdipe est coextensive de celle de la théorie freudienne et de la psychanalyse dans son ensemble. Tout au long de sa vie, il s’est penché sur ce sujet en ne proposant jamais de sujet qui l’aborde de façon systématique. C’est dans sa première topique que Sigmund Freud théorise le complexe d’Œdipe. En 1910, dans son texte intitulé : « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », que le terme

« complexe d’Œdipe » est utilisé par Freud. Mais auparavant, il a évoqué le complexe, pour la première fois, dans une lettre à Wilhelm Fliess du 15 octobre 1897. L’« Œdipe », quant à lui, est entré totalement dans sa pensée clinique, dès 1912. Freud s’attache à en étudier l’universalité, dans l’ouvrage Totem et Tabou. Comment se construit cette pensée chez Freud ?

Il le définit comme le désir inconscient d’entretenir des relations sexuelles avec le parent du sexe opposé et celui d’éliminer le parent rival du même sexe. Il écrit en 1897 : « J’ai trouvé en moi comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont je pense, communs à tous les jeunes ».

Ainsi, Freud entend se fonder sur son propre témoignage pour construire sa pensée. C’est fort

42 Freud, Sigmund, La naissance de la psychanalyse, Paris, Bibliothèque de Psychanalyse, PUF, 1969, p. 182-186.

de cette singularité qu’il peut affirmer que chaque individu fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe. Ce dernier s’épouvanterait devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité. Il frémirait suivant la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel (Freud, 1969, p. 198). Comment l’Œdipe de Sophocle s’est-il invité dans les travaux de Freud ?

Tout a débuté dans l’ivresse de la fin d’un repas, lorsqu’un homme qualifie, abruptement, Œdipe d’« enfant supposé ». C’est ce mot qui a heurté la sensibilité d’Œdipe.

Dans le texte grec, il ne peut passer outre, d’autant que cette appellation ne cesse de hanter son esprit. Il y aurait donc, comme l’indique la langue grecque à travers le terme de plastos, de la simulation (προσποιηση), de la feinte, de la contrefaçon dans ses origines. C’est à ce niveau que tout se déclenche. Confus, Œdipe court interroger ses « parents » qui se déclarent outrés et indignés par ces allégations. Cette réaction des siens ne parvient pas à le rassurer, dissiper son angoisse et penser sa blessure engendrée par le terme « supposé ». Dès lors, les jeux sont faits. Il décide de partir lorsqu’il entend la double prédiction du parricide et de l’inceste. Ironie du sort, cette fuite le mène sur le chemin de son destin, et la suite du récit de Sophocle confirmera l’accomplissement des prédictions des dieux. Il assassine son père et épouse sa mère sans le savoir. C’est aidé de cette histoire que Freud construit son complexe d’Œdipe. Il le définit comme le désir inconscient d’entretenir un rapport sexuel avec le parent de sexe opposé (l’inceste) et celui d’éliminer le parent rival du même sexe (le parricide).

L’impératif de sa théorie tient donc au fait que le garçon tombe amoureux de sa mère et désire tuer son père43. Mais, c’est dans son ouvrage Totem et Tabou44 que Freud étudie l’universalité du complexe d’Œdipe. Il y soutient qu’il a « une vocation civilisatrice »45. Cette thèse est résumée par Roger Perron comme suit : « en des temps très anciens les humains étaient organisés en une horde primitive dominée par un grand mâle despotique qui monopolisait les femmes et en écartait les fils, fût-ce au prix de la castration »46. Il fallait donc que se crée une structure de la personnalité. Et, dans le complexe d‘Œdipe, cette dernière est en rapport avec la fonction paternelle. C’est au stade phallique, chez l’enfant de trois à six ans, qu’apparaissent des sensations voluptueuses spontanées et/ou voulues. Elles se traduisent par

43 Erich, Fromm, Grandeur et limites de la pensée freudienne, Paris, Laffont, 1980, p. 51-52.

44 Sigmund, Freud, Totem et Tabou, Paris, Payot, 1976, 325 p.

45 Le Guen Claude, Dictionnaire freudien, Paris, Presses Universitaires française, 2008.

46 Mijolla (de), Alain, Dictionnaire international de la psychanalyse, Calmann-Lévy, 2002, p. 335.

la masturbation. À ce stade, l’enfant a l’intuition des jeux sexuels susceptibles de générer des sensations en présence d’un partenaire, comme il imagine que cela se produit entre le père et la mère. Chez le garçon, cette période s’achève par l’association entre la quête du plaisir et une personne extérieure, la mère. Le père devient donc le rival de l’enfant qui craint d’être puni en conséquence de son désir pour sa mère par la castration. Pour y échapper, l’enfant est conduit à refouler ses désirs avec la naissance en lui de sentiment de culpabilité et de pudeur, entre autres, et par l’intermédiaire du complexe de castration. C’est ce concept que Freud a développé en une théorie générale de la phylogenèse de l’histoire de l’humanité comme espèce.

En 1895, Freud mène des réflexions sur le thème du « complexe nucléaire » ou

« complexe maternel », notamment dans son Étude sur l’hystérie. Selon lui, l’élaboration de ce complexe s’inscrit dans l’étude de la sexualité, des perversions et des névroses de l’adulte qui remontent à l’enfance. Et l’origine du héros de Sophocle serait liée à l’évolution sexuelle de l’enfant, ce qui fonde également tout l’édifice de la psychanalyse « […] quel que soit le sens dans lequel on se décide, le psychanalyste prend le mot de sexualité dans une acception totale, à laquelle il a été conduit par la constatation de la sexualité infantile »47. Au sujet de la pièce de Sophocle, il écrivait : « Le « mythe du roi Œdipe » qui tue son père et prend sa mère pour femme est une manifestation peu modifiée du désir infantile contre lequel se dresse plus tard, pour le repousser, la « barrière de l’inceste » » (Sigmund Freud, 1966, p. 55). Par l’observation directe et par l’étude analytique, il constate que l’enfant se tourne d’abord vers ceux qui s’occupent de lui, ses parents. Ils entretiennent des rapports qui ne sont nullement dépourvus d’éléments sexuels. En effet, l’enfant comme nous l’avons décrit prend ses parents pour des objets de désir (p. 55).

Par ailleurs, Freud explique que le rêve fait souvent référence à ce qui est l’un des désirs d’enfance. Il suppose que le rêve a un pied dans le présent et un autre dans l’enfance et explique que le cas des névrosés permet d’observer des désirs affectueux ou hostiles pour les parents. C’est dans essai fondateur de la science des rêves, L’interprétation des rêves, en 1900, que Freud rend publics ses travaux. À partir de ce texte, il se réfère explicitement à Sophocle. Ce qui lui vaut d’affirmer, en 1911, que le complexe de castration est profondément lié à Œdipe dont l’aveuglement opère comme substitut de la castration. Dès lors, le mythe œdipien constitue la mise en récit, pour Freud, d’un complexe psychique universel.

47 Freud, Sigmund, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque, 1966, réimprimé en 2001, p. 55.

Il voit dans le récit d’Œdipe l’illustration idéale de désirs extrêmes infantiles : « nous donnons le nom de « complexe d’Œdipe » parce que la légende qui a pour héros Œdipe réalise, en leur imprimant qu’une très légère atténuation, les deux désirs extrêmes découlant de la situation du fils : le désir de tuer le père et celui d’épouser la mère »48. Dans la pratique, il part de la libido comme une énergie sexuelle aux fondements de la dynamique psychique qui tend à se projeter sur un objet extérieur. Il insiste, ensuite, sur les vicissitudes du choix de l’objet d’amour dont la source est le complexe d’Œdipe49. Il indique donc que la réalité de la sexualité infantile est induite par la mère et que la tétée est le premier rapport sexuel. De cette sexualité archaïque dépend le complexe d’Œdipe, déterminant à son tour le tabou de l’inceste (Le Guen, Claude, 2008, p. 277-278). Freud poursuit sa théorie en expliquant que la libido donne naissance à des perversions sexuelles diverses lorsque le schéma originel œdipien subit des altérations. Elle s’incarne, enfin, dans un symbolisme sexuel consistant, notamment, dans les rêves.

Dès sa formalisation, la théorie de Freud a fait l’objet de plusieurs critiques. Parmi ces dernières, nous retiendrons celle de Jacques Lacan. Il prend certaines distances par rapport à la doxa freudienne sur Œdipe. Lorsqu’il reprend les élaborations freudiennes, il en dégage le ressort structural. En effet, cette convocation des mythes et à une « fantaisie historique »50 est, selon Lacan, le raccommodage trouvé par Freud pour relier le désir à la loi en passant par le père. Au premier abord, Lacan se situe dans le sillage de Freud. Mais il se pose en lecteur critique qui interroge la fonction du père dans le complexe d’Œdipe. Cette réflexion s’adresse aux analystes postfreudiens qui modifient l’Œdipe et concentrent tout sur la mère. La réalité est tout autre chez Freud, pour qui la finalité du héros de Sophocle est d’introduire le sujet à la castration. C’est au père qu’il revient d’interdire l’inceste avec la mère. L’une des difficultés chez Freud vient de ce que les figures du père sont multiples et variées : il y a le père terrible et menaçant, le père législateur et séducteur… Les versions divergent en fonction de la sensibilité des critiques. C’est autour de cette problématique du père que des voix s’élèvent pour désigner un père puissant qui remplirait sa fonction sans faillir. En cela, Anne-Marie Devaux, lors du discours d’ouverture du quatrième colloque de psychanalyse de l’Association

48 Freud, Sigmund, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1916 (réimpr. 1960), p. 168.

49 Ellenberger, F. Henri, Histoire de la découverte de l’inconscient, Paris, Fayard, 2008, p. 535-536.

50 Sepel, Colette, « Fantaisie freudienne », Trauma et fantasme, Revue des Collèges Cliniques du Champ Freudien, 7 mars, 2008, p. 37-41.

des Forums du Champ Lacanien de Wallonie (Belgique) sur le thème « Que reste-t-il de l’Œdipe ? », évoquait la voie dégagée à ce qu’elle appelle une « psychanalyse sociale ».

Laquelle confond le père réel avec le père de la réalité.

C’est ce qui se produit avec le thème de loi. Devaux s’interroge sur la nature de la loi :

« De quelle loi s’agit-il quand on parle de la loi du père ? De la loi œdipienne ? Qu’est-ce que la loi dans le champ de la psychanalyse ? ». Ce sont ces questions laissées ouvertes par Freud que Lacan reprendra. Il rappelle l’importance du père dans la constitution de la réalité psychique et l’ancrage de cette question dans les fictions du mythe. Quelle fonction paternelle est convoquée ? Est-ce la haine du père rival ou comme illégitime ? Est-ce plutôt celui qui porte l’interdit incestueux ? Ou celui dont il est attendu qu’il se lève et qu’il puisse répondre d’un enfant ? À moins que tout cela ne voile l’inconnu du désir, l’inconvenance de la jouissance phallique en jeu dans ce type de rapport. Lacan propose une décomposition de trois dimensions du père : réel, symbolique et imaginaire. En faisant jouer ces trois éléments, il entend révéler ce que le complexe d’Œdipe homogénéise et recouvre partiellement :

« Le père réel, nous dit Freud, est castrateur. En quoi ? Pour sa présence de père réel comme effectivement besognant le personnage vis-à-vis de quoi l’enfant est en rivalité avec lui : la mère. Que ce soit comme ça ou non dans l’expérience, dans la théorie ça ne fait aucun doute, le père réel est promis comme grand fouteur, et pas devant l’Éternel, croyez-moi, qui n’est même pas là pour compter les coups.

Seulement, ce père réel et mythique ne s’efface-t-il pas au déclin de l’Œdipe derrière celui que l’enfant, à cet âge tout de même avancé de cinq ans, peut très bien avoir déjà découvert ? À savoir le père imaginaire, le père qui l’a, lui le gosse, si mal foutu […] N’est-ce pas autour de ce qui est pour lui privation, que se fomente et forge le deuil d’un père qui serait vraiment quelqu’un ? Telle est, je crois, la vraie structure de l’articulation du complexe d’Œdipe »51.

Ce travail de Lacan ne prend en compte que les deux nominations du réel et de l’imaginaire.

Par l’écho qu’il produit entre foutre et foutu, ce passage accentue le « réel » de la jouissance sexuelle et infléchit nettement la rivalité œdipienne vers une reconnaissance de dette et de limite castratrice d’une transmission.

Lacan ne remet pas en question les travaux de Freud. Il revisite l’œdipe freudien pour tenter d’en dépasser les impasses en le structurant. Le Nom-du-Père, identifié par Lacan au père symbolique et la métaphore paternelle donnent les clefs de la réduction de l’œdipe

51 Lacan, Jacques, L’éthique de la psychanalyse, séance du 29 juin 1960.

freudien à sa dimension signifiante. De fait, le père intervient en tant que signifiant. Dans cette métaphore, le Nom-du-Père se succède au désir de la mère qui est refoulé. Il recouvre tout autre chose que le père de la réalité. Cet acteur, anhistorique, est un principe symbolique qui soutient la loi de l’interdiction de l’inceste et du parricide. Mais l’auteur de la castration laisse un reste de jouissance qui alimente les symptômes du sujet.

Que reste-t-il de cette jouissance ? C’est cette question que Lacan traitera vers la fin de son enseignement avec les formules du formalisme du nœud borroméen et de la sexuation. La question du père est très présente dans le discours de Lacan. Dans le séminaire « Les psychoses », en 1956, il aborde la fonction du père eu égard à la place du signifiant père dans le système signifiant. C’est une persistance sur l’aspect métaphorique de la fonction paternelle qui se situe entre le symbolique et l’imaginaire. Le nœud borroméen trouve son sens dans ces propos de Lacan : « Si nous essayons de situer dans un schéma ce qui fait tenir debout la conception freudienne du complexe d’Œdipe, ce n’est pas d’un triangle père-mère-enfant dont il s’agit, c’est d’un triangle (père)-phallus-mère-enfant. Où est le père là-dedans ? Il est dans l’anneau qui fait tout tenir ensemble »52. En cela, le père constitue la quatrième pièce du puzzle.

Dans la clinique des névroses et des psychoses, c’est la question du nouage qui arrive en premier lieu, se substituant à celle du père et sur la métaphore paternelle. Cela fonde sa définition de la psychose. Nous retiendrons celle qui pose que la psychose n’est rien d’autre que le dénouement des trois circonstances. Aussi l’envisage-t-il comme un nouage qui ne tient pas sans un quatrième élément, lequel s’attelle à faire le nœud. Le Nom-du-Père hérité de l’œdipe freudien opère dans ce nouage comme cet acteur. Dès lors Lacan passe du triangle à un quatuor :

« Le système quaternaire si fondamental dans les impasses, les insolubilités de la situation vitale des névrosés, est d’une structure assez différente de celle qui est donnée traditionnellement – le désir incestueux de la mère, l’interdiction du père. Je crois que cette différence devrait nous conduire à discuter l’anthropologie générale qui se dégage de la doctrine analytique telle qu’elle est justement enseignée. En un mot, tout le schème de l’Œdipe est à critiquer ».

Ainsi, le complexe d’Œdipe se pose plutôt comme symptomatique que structurant pour l’enfant. La théorie de Freud ne peut donc pas être maintenue comme un dogme infaillible. Elle varie selon que l'on se trouve du côté de Freud ou de celui de Lacan. Ce qu’il

52 Lacan, Jacques, Les psychoses, Paris, Seuil, p. 359.

y a lieu de retenir, c’est l’étonnante référence au récit de Sophocle dans un exercice psychique. Sophocle a participé à l’élaboration d’une théorie qui constitue le fondement de la psychanalyse. Même si Lacan se place comme critique de cette thèse, il n’en demeure pas moins que ses travaux n’entament une véritable rupture avec Freud.

2. Sophocle dans le XXe siècle