• Aucun résultat trouvé

Introduction de la première partie

Chapitre 1 : Critique universitaire de Sophocle

1. Genèse d’une lecture idéologique

1.2. La tragédie originelle chez Friedrich Nietzsche

La Naissance de la tragédie (1872) constitue le document principal dans lequel Nietzsche expose sa pensée relative à la tragédie grecque. Mais, avant d’aborder cette réflexion, nous proposons de lever un préalable nécessaire à une meilleure saisie de celle-ci. Il s’agit de sa conception du christianisme. Cette précision nous est d’autant plus utile qu’elle permettra d’éclairer le fondement de la tragédie originelle chez Nietzsche.

Nietzsche part du principe que le christianisme n’est pas seulement une religion déterminée répondant à un dogmatisme rigoureux. Il est aussi un certain esprit, une certaine idéologie qui l’autorise à identifier : chrétiens et juifs, chrétiens et socialistes, chrétiens et démocrates21. Cette observation sur le christianisme pose les jalons de l’existence d’une quelconque transcendance. Elle vengerait l’injustice du monde actuel et indiquerait la nécessité d’un sauveur. Cette nécessité et le sentiment de devoir être sauvé seraient liés à celui de la mauvaise conscience (Kessler, Mathieu, 1998, p. 1). Pour mieux développer cette réflexion, il importe de préciser si oui ou non Nietzsche partage l’idée du christianisme. Nous nous référerons à Mathieu Kessler pour répondre à cette question. Il convoque le romantisme pour déterminer l’appartenance de Nietzsche. À ce propos, il écrivait : « Nietzsche ne s’est

20Klimis, Sophie, 2003, p. 51. Il semble que selon l’analyse de Sophie Klimis, cette philosophie de Hegel, en redécouvrant la positivité inhérente à la négativité au sein de la dialectique, aurait malgré lui constitué la réactivation la plus authentique de la logique de l’ambivalence, caractéristique de la pensée archaïque grecque. Il s’agit d’une pensée qui se définit et s’appréhende dans ses contradictions et ses différences.

21 Kessler, Mathieu, L’esthétique de Nietzsche, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 1.

jamais posé au présent romantique, mais il s’est rétrospectivement déclaré comme romantique dans l’Essai d’autocritique (§ 7). S’il est vrai que romantique est en principe synonyme de chrétien comme chez Hegel et Schelling, il n’en résulte pas pour autant que Nietzsche n’ait jamais été romantique et donc chrétien dans une certaine mesure » (Kessler, Mathieu, p. 1). Le rapprochement qu’il établit entre le romantisme et le christianisme montre que Nietzsche appartient à ces deux sphères. Le romantisme dont il est question fera l’objet d’une définition plus large qui appréhende le christianisme comme son achèvement, son

« final » (p. 1). Dans l’« Essai d’autocritique ». , s’adressant aux jeunes romantiques, Nietzsche écrivait : « Mais selon toute vraisemblance, cela finira ainsi, vous finirez – c’est-à-dire « consolés », comme il est écrit, et malgré toute votre éducation au sérieux et à la peur,

« métaphysiquement consolés » ; bref, comme finissent tous les romantiques, chrétiennement […] Non ! »22 Si telle se présente la fin des jeunes romantiques, le christianisme deviendra leur idéal. Il est vrai que Nietzsche fait partie des jeunes romantiques, mais après La naissance de la tragédie, quelle a été son attitude ? Sur cette question, Mathieu Kessler convoque une fois de plus l’« Essai d’autocritique ». Il évoque, à cet effet, deux voies (Kessler, Mathieu, 1998, p. 2) : la « consolation métaphysique » (Nietzsche, Friedrich, 1977, p. 34) et la « consolation de l’ici-bas » (p. 34). Selon Mathieu Kessler, Nietzsche serait en quête d’une consolation par l’intermédiaire de sa métaphysique d’artiste. Sur ce point, Mathieu Kessler fait la précision suivante : « le jeune Nietzsche relevait d’une idéologie chrétienne au sens large, ressemblance suffisante pour qu’il se détermine comme entièrement romantique. » (Kessler, Mathieu, 1998, p. 2).Il n’aurait pas hésité à compromettre la tragédie grecque avec la messe romaine et la musique dionysiaque avec la liturgie protestante (p. 2).

Nietzsche allait jusqu’à inscrire les fêtes religieuses chrétiennes de la Saint-Jean et de la Saint-Guy dans la continuité de ce qu’il qualifie de « chaos tournoyant »23. Malgré son appartenance à ce christianisme, Nietzsche entend le surmonter. Le christianisme le torturait en permanence jusqu’au plus profond de son humanité24. Nous nous référons aux Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887 pour expliquer ce sentiment. Il écrivait sur ce point : « De même, nous ne sommes plus chrétiens : en grandissant nous sommes sortis du

22 Nietzsche, Friedrich, « Essai d’autocritique », La naissance de la tragédie, Paris, Éditions Gallimard, 1977, p. 34.

23 La naissance de la tragédie de Nietzsche, p. 44, citée par Mathieu Kessler dans L’esthétique de Nietzsche, p. 3.

24 Kessler, Mathieu, 1998, p. 3.

christianisme, non parce que nous avons séjourné trop loin, mais trop près de lui, et plus encore parce que nous avons grandi à partir de racines chrétiennes – c’est précisément une piété plus sévère et plus exigeante qui nous interdit aujourd’hui d’être encore chrétien »25. Il affirme, en ce sens, qu’être Homme, c’est être chrétien d’une manière ou d’une autre. Selon lui, seul le surhomme peut être considéré comme exempt de toute compromission avec le christianisme (Kessler, Mathieu, p. 3).C’est dans cette mesure qu’il appréhende la décadence de l’homme en raison de son christianisme et de son romantisme : un être qu’il qualifie

« d’animal malade »26. Nietzsche se serait affranchi du christianisme. C’est dans l’opposition du classicisme au romantisme que l’on retrouve les déterminations culturelles les plus significatives aux yeux de Nietzsche (Kessler, Mathieu, p. 4). Selon Mathieu Kessler, le classicisme désigne des civilisations les plus aristocratiques, tandis que le romantisme fait référence à toutes les époques de décadence (p. 4). Aussi le romantisme se définit-il, dans ce contexte, comme synonyme de crise et de nihilisme, quand le classicisme est l’affirmation de la volonté de puissance la plus haute27.

Mais, malgré de bien nombreux malentendus et compromissions, Nietzsche entend montrer que La naissance de la tragédie aurait tout de même permis de redéfinir l’Antiquité classique. Et ce, d’une manière plus exacte et donc moins dépendante de la vision contemporaine qu’il combat avec la plus grande fermeté. Il s’intéresse à l’idéal classique dans son œuvre. Il opère une simplification de cet idéal et ne retient que la maîtrise formelle. Il n’a jamais abordé le difficile problème de sa relation avec la vérité, pourtant au centre de toutes les querelles esthétiques à propos de ce style, en rapport étroit avec la notion d’imitation.

Nietzsche entend le classicisme comme représentant exclusivement : « un mythe qu’il choisit de déterminer comme critère qualitatif de la volonté de puissance » (Kessler, Mathieu, p. 6).

Il ne s’agirait pas d’une force brutale et massive, mais plutôt d’un pouvoir d’organisation et donc de simplification du chaos de l’univers. Au regard de ce qui précède, le classicisme ne

25 Nietzsche, Friedrich, Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, Paris, Gallimard, 1978, p. 164.

26 Cité par Mathieu Kessler dans : Friedrich Nietzsche, « Que signifie les idéaux ascétiques », La généalogie de

la morale, quatrième partie, § 13, p. 310

27 Cité par Kessler Mathieu : « […] le plus haut sentiment de puisance se concentre dans le style classique », in Fragment, début 1888-début janvier 1889, fgt 14 (46), p. 43.

« Le style suprême : l’idéal classique – comme expression d’une réussite prospère de tous les instincts capitaux – en quoi derechef le style suprême : le grand style expression de la « volonté de puissance » même (l’instinct le plus redouté ose s’avouer) », in Fragments posthumes, automne 1887-mars 1888, fgt 11 (138), p. 256.

signifie rien d’autre pour Nietzsche que cette définition minimale au service de ses propres catégories philosophiques et esthétiques.

C’est dans cette optique que, dans La naissance de la tragédie, Nietzsche oppose et associe les figures opposées de l’ivresse : dionysiaque et apollinienne. La première est l’ivresse de l’instinct, la puissance primitive de l’absence de raison contrôlant les actes, l’innocence de la liberté et de l’émotion. La seconde figure l’œuvre de la raison et tente de masquer la nature par la culture en inventant des normes et des symétries. En cela, elle entend célébrer l’idée du beau par une transformation esthétique des actes et du monde en fonction de sa vision. Sur ce point, notons l’idée d’une opposition de Nietzsche à l’attitude de ses contemporains face aux Grecs. Il dénonce, en effet, ce qu’il appellera dans la Seconde Considération Intempestive : de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, « l’histoire pour antiquaires », l’étude théorique de l’antiquité grecque réifiée en curiosité d’un passé sans nul doute révolu28.

C’est dans l’Introduction aux leçons sur L’Œdipe-roi de Sophocle que Nietzsche exprime clairement son hostilité à la conception moderne de la tragédie. Parue durant l’été 1870, deux ans avant la publication de La naissance de la tragédie, sous forme de cours destinés à ses étudiants de Bâle29, cet ouvrage constitue un avant-goût de ce qu’allait devenir la Naissance de la tragédie. Il évoque même l’idée de la décadence de la tragédie à l’époque moderne. Selon Nietzsche, si la tragédie culmine avec Eschyle et Sophocle, elle emprunte un autre chemin. Celui du rationalisme avec les deux décadents que sont Euripide chez les anciens et Socrate chez les Modernes. Comment Nietzsche aborde-t-il la question de la décadence de la tragédie à partir d’Euripide et Socrate ?

28 Dans ce passage, Sophie klimis se réfère à la Naissance de la tragédie où il critique le « jugement relatif à la valeur culturelle des Grecs » de ses contemporains, qui s’emploieraient pour ce faire à des expressions de supériorité apitoyée, tout en faisant l’éloge de la prétendue sérénité des Grecs, de leur harmonie, et de leur beauté (Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1977, p. 135). L’opposition de Nietzsche est en effet une mutation de l’idée que l’esprit allemand se faisait de la Grèce. Il s’agit d’opposer à l’observation passive la récréation active des Grecs, condition nécessaire à la revivification à venir de l’esprit allemand, une activité que Nietzsche pense plus précisément en terme de « bataille », n’hésitant pas à qualifier Goethe et Schiller de « lutteur » et même de « héros » (Nietzsche cité par Sophie Klimis dans Archéologie du sujet tragique, p. 48). Pour Nietzsche, ces lutteurs héroïques auraient échoué dans leur entreprise, et comme le note Sophie Klimis, la conception de la Grèce idéalisée qui survit à son époque n’en serait plus qu’un reflet dégénéré. Et, justement l’œuvre de Nietzsche vise cette dégénérescence du temps présent, en s’efforçant de revivifier le projet classique de Goethe et Schiller.

29 Nietzsche, Friedrich, Introduction aux leçons sur l’Œdipe-roi de Sophocle, La Versanne, Encre marine, 1994, p. 15.

Pour répondre à cette interrogation, précisons que Nietzsche tient Euripide pour responsable de la mort de la philosophie du tragique. Dans le même temps, il considère Sophocle comme le restaurateur de ce concept :

« Le seul à être véritablement tragique. L’essence de son tragique est définie ici comme une transfiguration de la souffrance : cci est transfigurée par elle-même et non point par la cause idéale à laquelle le héros s’identifie ; la souffrance est comprise comme quelque chose de sanctifiant » (Nietzsche, Friedrich, 1994 p. 17-18).

Le tragique dont il est question ici est : « pessimiste » (Nietzsche, Friedrich, p. 19).

Nietzsche définit ce pessimisme comme un pessimisme de la force, capable d’affirmer l’existence et le monde tels qu’ils sont (p. 19-20). Le pessimisme, que Nietzsche évoque, affirmerait l’existence d’un « ordre cosmique supérieur et transcendant ». Il s’agit d’un ordre sacré qui échapperait à l’esprit humain, voulu par les dieux, et auquel l’homme devrait pourtant se soumettre. La tragédie de Sophocle se révélerait fidèle à ce principe selon Nietzsche. C’est ce qu’il explique en ces termes : « Le fond de la pensée de Sophocle est qu’il faut se soumettre sans raison à cet ordre secret du monde » (p. 20). Chez Nietzsche, Sophocle incarne le poète tragique par excellence, comparé à Euripide qui s’illustre comme un raisonneur et affiche un optimisme à l’égard des dieux. Dans son analyse, il compare le rôle du chœur chez les dramaturges et montre que Sophocle a atteint la perfection en créant une véritable distanciation qui parvient à éviter le naturalisme et l’excès de psychologie. Cela a été possible en séparant, grâce au chœur, la réflexion sur l’action, de l’action proprement dite (Nietzsche, Friedrich, p. 17-18) comme l’a observé Schiller dans sa préface de La Fiancée de Messine : « il épure le poème dramatique ».

C’est à ce niveau que Nietzsche admet Socrate comme : « le promoteur du rationalisme » et de l’optimisme qui finiront par détruire la vision tragique (Nietzsche, Friedrich, p. 16). En revanche, chez Nietzsche, la tragédie est l’expression de deux pulsions artistiques enchevêtrées, l’apollinienne et la dionysiaque30. Il n’envisage pas d'exclure de la tragédie l’élément dionysiaque originel et tout-puissant pour ensuite la reconstruire de fond en comble sur la base d’un art, d’une morale et d’une conception du monde loin de Dionysos (Nietzsche, Friedrich, 1977, p. 92). Comparé à Sophocle, il reproche à Euripide son manque de poétique ou de la régression qui résulterait du caractère envahissant de son rationalisme indiscret (p. 92). Chez Euripide, l’effet de la tragédie ne reposait pas sur la tension épique, l’incertitude fascinante de ce qui doit arriver dans l’immédiat ou plus tard, mais bien plutôt

30 Nietzsche, Friedrich, Naissance de la tragédie, Paris, Éditions Gallimard, 1977, p. 92.

sur ces grandes scènes rhétoriques et lyriques. Cet intérêt pour la rhétorique était nécessaire au principe que nous relevions plus haut : « tout, pour être beau, doit être rationnel, et doit se comprendre pour Euripide, en parallèle au principe socratique selon lequel « tout, pour être bon, doit être conscient » (p. 92). Ce qui permet de considérer Euripide comme le poète du socratisme esthétique. Ce socratisme esthétique serait, d’après Nietzsche, un principe meurtrier. C’est par lui que la tragédie aurait péri. Dans cette dynamique, il s’oppose à l’élément dionysiaque tant défendu par Nietzsche. L’hostilité de Socrate à la tragédie s’explique, selon Nietzsche, par son irrationalité, un compromis de causes paraissant sans effets et d’effets qui paraissent sans causes, ce qui serait de nature à inspirer de l’aversion à tout esprit sensé. Socrate n’aurait jamais pensé un instant que la tragédie pût dire la vérité à l’origine, sans compter qu’elle s’adressait aux gens « sans trop d’esprit », et non aux philosophes (Nietzsche, Friedrich, 1977, p. 101). Si la tragédie ne s’adresse pas aux philosophes, selon Socrate, elle se range du côté des arts flatteurs, lesquels représenteraient l’agréable et non l’utile. Ainsi, à travers l’attitude d’Euripide et de Socrate, la tragédie perd son essence.

Au regard de ce qui précède, on pourrait se demander comment procède Nietzsche pour restaurer cette tragédie ? À partir de cette interrogation, nous montrerons comment Nietzsche construit l’essence de la tragédie autour de l’élément dionysiaque. Avant toute chose, il est bon de savoir que Nietzsche prend des distances face au : « préjugé moderne selon lequel la tragédie antique mettait en scène « la justice poétique », c’est-à-dire la justice immanente, celle qui se produit d’elle-même » (p. 101). Une interprétation qu’il qualifie de platement rationaliste, morale et selon laquelle, la souffrance ou la mort du héros tragique est comprise comme le châtiment d’une faute.31 Dans cette optique, et relativement au personnage d’Œdipe de Sophocle, il indique que la critique cherchera la faute qu’il a commise. Il s’agirait, selon Nietzsche, d’ : «orgueil insensé, « illusion folle » […], qui lui font croire qu’il pourra échapper au destin prédit par l’oracle, ou bien cet accès de fureur qui le pousse à tuer un inconnu qu’il trouve en travers de sa route » (Nietzsche, Friedrich, 1977, p. 101). Pour Nietzsche, Œdipe devait manquer de douceur chrétienne32. Dans ses Écrits posthumes, il ironisait : « Soyez doux ! Voilà ce que peut-être Sophocle voulait enseigner,

31 Nietzsche, Friedrich, 1977, p. 101.

32 Cf. Troisième conférence « sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », Écrits posthumes, Gallimard, 1975, p. 122.

sinon il vous faudra épouser vos mères et tuer vos pères ! »33. Cette attitude revient, selon Nietzsche, à effectuer une transformation du théâtre en un lieu d’édification moralisatrice. Le spectateur serait donc un exécuteur de la loi morale, à partir de laquelle il remercierait Dieu de n’être pas comme cet Œdipe (Nietzsche, Friedrich, 1994, p. 19). C’est d’ailleurs cette décadence que Socrate et Euripide ont représentée.

S’agissant de la tragédie proprement dite, Nietzsche la perçoit comme l‘expression d’un aspect essentiel de la culture : le pessimisme de la force (p. 19). Elle témoigne d’une culture réussie jusqu’à un certain point, comme le notent les philosophes présocratiques. La tragédie naît, selon lui, de l’orgiasme dionysiaque, autrement dit de l’extériorisation incompréhensible des pulsions populaires (p. 19). Cet orgiasme met en scène des hommes en extase, influencés par un dieu qui les auraient ensorcelés. Aussi la tragédie serait-elle l’accouplement de deux impulsions symbolisées par les dieux Apollon et Dionysos qui se combattent sans cesse. Il s’agit de deux dieux qui s’expriment primitivement comme des forces de la nature, qui se passent du travail de l’artiste. Dans les dernières œuvres de Nietzsche, ces forces semblent même être absorbées seulement dans leur aspect dionysiaque, au point que certains commentateurs ont pu soutenir qu’il était l’élément originel dont l’apollinien est dérivé. Apollon est perçu comme un prophète qui présente les arts plastiques, le rêve, la belle apparence, le plaisir des formes. Le caractère esthétique qui s’en dégage embellirait la vie, et encouragerait les hommes à vivre. C’est là, pour Nietzsche, son aspect nécessaire. Il estime que, sans Apollon, la vie ne serait pas digne d’être vécue. Dionysos serait l’ivresse, ivresse des narcotiques, du printemps. Il est considéré comme la volupté de la nature et de l’humanité, le mystère de l’union originaire qui ensorcelle tous les êtres et les font danser tous ensemble.

En plus des deux personnages que sont Dionysos et Apollon, Nietzsche évoque la question du formalisme classique qu’il explique à partir de son esthétique. On distingue chez Nietzsche deux esthétiques : la métaphysique artistique et la physiologie de l’art, comme le fait remarquer Mathieu Kessler qui retrace l’évolution effective de Nietzsche dans un domaine qui est la philosophie fondamentale. En effet, à partir de La naissance de la tragédie, l’auteur traite la question de la genèse du formalisme classique qui lui semble définitivement décider quant à la vocation artistique et esthétique de Nietzsche. De l’esthétique de Nietzsche, il ressort une unité qui repose sur l’intuition philosophique et vitale d’une affirmation absolue de la vie. Et, selon Mathieu Kessler : « elle s’effectue ici selon deux méthodes différentes en

33 Nietzsche, Friedrich, Écrits posthumes, 1975, p. 122.

art et en philosophie : en art, il s’agit d’une divinisation de l’apparence qui agit comme un baume salutaire rêvé, en philosophie, il s’agit de la pensée de l’amor fati, c’est-à-dire de

l’amour inconditionné de la réalité mise au pire. » (Kessler, Mathieu, 1998, p. 14).

Si nous nous intéressons à l’art dionysien (nous entendons ici la tragédie qui servait de cadre aux performances de Sophocle), il comprend le contenu de l’événement tragique et la forme musicale dissonante comme équivalents esthétiques de la destinée tragique dans La naissance de la tragédie. Mais la figure de Dionysos qui, initialement, selon Nietzsche, ne pouvait s’opposer au christianisme avec lequel il possédait des affinités ouvertement professées par ce dernier, s’oppose contradictoirement à Jésus. Dionysos rejoindrait donc tardivement Apollon dans cette opposition au christianisme. Dans La naissance de la tragédie, poursuit Mathieu Kessler, l’indépendance, sinon l’attitude païenne d’Apollon aurait inspiré le paganisme antichrétien d’un Dionysos différent du premier. En clair, ce nouveau Dionysos se départirait de toutes compromissions avec le christianisme et deviendrait l’élément mythologique fondateur d’une esthétique classique, tandis que dans sa première, il serait le meilleur représentant d’une esthétique romantique compromise avec le christianisme. Avec ce renouveau de Dionysos, l’homme dionysiaque ou le surhomme s’affirme de plus en plus, ce qui fonde l’esthétique de Nietzsche. Elle se perçoit à travers sa suprématie dans tous les domaines. De fait, en plus de l’esthétique dionysiaque, une morale, une politique et une philosophie dionysiaques se dégagent, lesquelles deviennent de véritables références en esthétique.

Par ailleurs, dans La naissance de la tragédie, le concept de connaissance tragique permettait de confondre la fonction philosophique et artistique dans une figure cohérente et identique de Dionysos. Cette lecture n’avait plus cette même connotation depuis 1885-1886.

Par ailleurs, dans La naissance de la tragédie, le concept de connaissance tragique permettait de confondre la fonction philosophique et artistique dans une figure cohérente et identique de Dionysos. Cette lecture n’avait plus cette même connotation depuis 1885-1886.