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Introduction de la première partie

Chapitre 1 : Critique universitaire de Sophocle

1. Genèse d’une lecture idéologique

2.1. La lecture de Charles Maurras

Charles Maurras se rend à Athènes en 1896, convaincu que l’art et l’esprit grecs ne sont pas morts avec le Ve siècle, mais ont poursuivi leur chemin jusqu’à nous. Il veut restaurer l’hellénisme. Mais, comme il le souligne dans Anthinéa (1901), il ne peut séparer sa vision esthétique de sa pensée politique et sociale. Aussi lorsque plus tard, en 1944, il donnera en détail sa vision de Sophocle, il le fera en politicien et en tant qu’homme de lettres. Pour l’heure, dans le récit qu’il fait de son voyage en Grèce, il est davantage question d’Homère que de Sophocle, à l’instar des occidentaux qui avaient fait de la surenchère à propos du poète de l’époque classique. Allusion est néanmoins faite à une représentation d’Antigone qui devait être donnée en grec, dans le grand théâtre d’Athènes, lors de son arrivée en Attique. Dès le début de la représentation, Maurras est stupéfait de découvrir non point un décor « dorique, noble, fort » où la base des colonnades « conformément à la nature et à la raison fournit un support spacieux, « mais des colonnades » à cette mode d’Égypte ou d’Assyrie où les bases sont plus étroites que les sommets ». Furieux, il quitte les lieux : « que l’histoire du théâtre ou que le milieu légendaire de la fable thébaine justifie cette ordonnance, je me regardai, comme une insulte à Sophocle d’en faire le moindre examen, mais je me retirai … « convaincu, ajoute-t-il, que la représentation ne pourrait avoir lieu. « Aucun vers du poète de la logique naturelle ne pouvant se résoudre à sonner sous les colonnades inversées sens dessus dessous »53.

Pour anecdotique que soit cet épisode, et en dépit de la légère ironie avec laquelle il est conté, il n’est pas moins révélateur d’une foi inébranlable en la logique et en la raison issues en droite ligne des Grecs classiques. Caractéristiques aussi de cette intransigeance vis-à-vis d’un décor qui n’est pas exactement identique à l’image de l’Antiquité. Il s’agit d’une véritable désillusion sous le regard de Charles Maurras

Dans son article Antigone vierge, mère de l’Ordre, Charles Maurras mène sa réflexion sur la pièce de Sophocle, désireux qu’il est de rétablir les données qui sont, selon lui, immuablement attachées au mythe. Il résume sa position en ces termes : « l’anarchiste, c’est

53 Maurras, Charles, Anthinéa, Paris, Éditions champion, 1923, p. 39-40.

Créon, ce n’est que lui »54, après quoi il s’efforce de la démontrer : la tyrannie du roi de Thèbes se heurte aux dieux de la religion, aux lois fondamentales de la cité, aux sentiments de la cité vivante, en un mot aux lois divines et aux lois humaines. Les raisons invoquées par Créon en justification de son acte ne peuvent procéder que de l’identification d’un jugement particulier aux nécessités du salut public. Le dénouement, qui lui est infligé, se chargera d’insister sur le mépris de Créon, puisque s’écroulent la cité et l’autorité que prétendait sauver le monarque. Dans son analyse Charles Maurras fustige la critique hégélienne en ces termes :

« On s’accorde généralement à comprendre cette révolte comme la voix de la conscience humaine, universelle et éternelle, élevée au nom d’un impératif stoïcien et kantien. C’est la protestation moderne de l’Un contre toutes les formes de la communauté. C’est l’énonciation du droit de la Personne contre la Cité, c’est le conflit de la politique et de la morale : on va même jusqu’à dire l’hostilité de l’Âme au corps de la Société, la sédition de l’individu contre l’Espèce. Ainsi fait-on d’Antigone une Ennemie de la Loi sociale et comme l’incarnation sublime de l’Anarchie. Je n’ose compter tous les bons humanistes et tous les hommes d’ordre qui ont adopté et recommandé cette interprétation » (Maurras, Charles, 1948, n° 4, p. 20).

La lecture de Hegel qui transparaît dans ces propos est un contresens au regard de la critique de Maurras, d’autant qu’après sa relecture de l’Antigone de Sophocle, il conclut :

« Il n’y a pas de doute : l’anarchiste de la pièce n’est pas elle, c’est Créon.

Créon a contre lui les dieux de la Religion, les lois fondamentales de la Cité, les sentiments de la Cité vivante. C’est l’esprit même de la pièce. C’est la leçon qui en ressort : Sophocle n’a pas voulu nous peindre seulement le sursaut de l’amour fraternel ni même dans le personnage de Hémon, fiancé d’Antigone, celui de l’Amour tout court. Ce qu’il veut montrer aussi c’est le châtiment du tyran qui a voulu s’affranchir des Lois divines et humaines » (p. 20).

C’est une analyse purement humaniste, dans la mesure où Charles Maurras crie à l’injustice au regard de la disproportion qu’il établit entre la faute de Polynice (il fut coupable d’avoir combattu contre sa patrie) et la peine de privation de sépulture qui serait le châtiment le plus sévère, le plus violent qui pût être infligé dans la Cité thébaine55. Antigone s’éleva contre cette interdiction, acte qui matérialise la désobéissance à Créon, garant de l’autorité de l’État dans la critique hégélienne. Selon Charles Maurras, Créon aurait pu exercer sa

54 Maurras, Charles, « Antigone vierge, mère de l’ordre », Les trois anneaux, 1948, n° 4, p20.

55 Maurras, Charles, « Antigone vierge, mère de l’ordre », 1948, n° 4, p20.

puissance autrement, plus précisément en outrageant le cadavre, en le couvrant d’opprobre.

Charles Maurras estime qu’il a outrepassé son droit lorsqu’il prétend livrer la chair de son neveu coupable aux chiens et aux vautours (p. 20). Il commettrait ainsi un acte inconstitutionnel :

« Celui d’un roi de France s’avisant de désigner son successeur au détriment de son fils aîné, ou léguant sa couronne à une fille ! L’usurpation du Droit ainsi commise par le Souverain est si formelle qu’elle est d’abord sentie par les craintifs vieillards du chœur quand ils lui concèdent, mais en tremblant, la faculté de se servir de toutes les lois à sa guise envers les morts et les vivants : ils se doutent de l’illégalité monstrueuse ! Sous la menace, ils lui promettent de lui obéir, mais, disent-ils, de peur d’être mis à mort… Et quand la mauvaise nouvelle arrive, quand le garde vient dire que les rites interdits ont été mystérieusement décernés au corps de Polynice, les premiers mots du chœur sont pour demander au roi si cela ne vient pas des dieux, ainsi que les vieillards ne pouvaient s’empêcher de le penser d’abord en silence. Cela met Créon en fureur. Cet énergumène prétend qu’il est inadmissible de vouloir supposer que les dieux se soient mis en peine de Polynice. Il traite le Chœur de Vieux et de fol, il l’accuse de rébellion contre son pouvoir, de jalousie, de perfide… Ce n’est pas un Chef que fait parler Sophocle, ce n’est pas un homme d’État, c’est le tyran au sens moderne, le despote, égaré par le vertige du pouvoir. Sur quoi, le Chœur, demeuré seul, se plaint que l’homme soit sujet à toujours confondre les lois issues de frêles mains humaines avec les lois des dieux qui sont inébranlables. Il va jusqu’à conclure que le gouvernement d’un homme ainsi fait n’est pas bienfaisant pour la ville, pour la Patrie. Ainsi ce personnage impersonnel manifeste l’esprit de l’ouvrage […] » (p. 20).

C’est à ce niveau que Charles Maurras défend son hostilité à la philosophie politique de Hegel. Dans son analyse, il manifeste une adhésion sans pareil à la polarisation du sentiment moral mais privé d’Antigone, qui serait au-dessus des lois issues des frêles mains humaines, lesquelles réuniraient la communauté autour d’un grand intérêt, selon Hegel.

À partir de cette opposition à Hegel, nous comprenons le fait que Charles Maurras achève son article par des propos traduisant son antipathie à l’égard de Créon : « Créon n’est pas un chef, le garant d’une loi civile, c’est un tyran, un despote, anarchiste, " un possédé ", un " illégitime ". Le droit, c’est Thèbes, Hémon, Tirésias et Antigone qui l’incarnent, ils représentent les lois divines, humaines mais aussi celles de la cité » (p. 20). Antigone n’est

pas en lutte contre sa patrie, elle en est la préservatrice, elle est garante d’une société menacée par l’édit de Créon.

La réalité de ces principes est, pour Charles Maurras, non point seulement antique, universelle, mais aussi moderne, politique ; il voit en la fille d’Œdipe une « légitimiste héroïque et farouche »56.

Après les travaux de Charles Maurras, il nous apparaît nécessaire d’aborder le commentaire d’André Bonnard, très étranger à l’engagement maurrassien.