• Aucun résultat trouvé

Introduction de la première partie

5. L’Antigone de Jean Anouilh

1.4. La philosophie de l’Antigone de Jean Anouilh

Est-il possible de passer sous silence la pensée philosophique sous-tendant les sensibilités politiques élucidées plus haut ? Même si Anouilh réfute le jugement selon lequel son œuvre serait un théâtre à thèse, il n’empêche qu’il écrit une pièce avec une philosophie manifeste, difficile à occulter. Jean Anouilh s’érige en diffuseur d’idées.

Sur certains aspects l’Antigone de Jean Anouilh peut être perçue comme une pièce existentialiste. Son héroïne, incarnation de la pureté devant la souillure de la vie, est aussi en partie celle de l’absurde. Pour sa génération, depuis Nietzsche, Dieu est mort. La cité n’a plus la grandeur nécessaire à la formation d’une obligation morale. Antigone a l’âge de l’angoisse.

139 L’Humanité du 12. 10. 1944.

140 Morin, Edgar, Action du 6. 10. 1944.

Elle ne comprend pas que le monde soit gris. Elle le voudrait blanc. Elle refuse la transformation de son angoisse en espoir.

La vie telle que l’entrevoit Antigone semble faite de réalités trop basses. On y est trop seul. En effet, la solitude que vit la fille d’Œdipe est un vrai drame. Elle constate que la solitude est à son comble, dans la mesure où dialoguer avec autrui, c’est se heurter à un mur d’indifférence. L’interlocuteur ne songe qu’à lui. Elle refuse l’absurdité de cette vie. Son arrêt de mort, qu’elle décide elle-même, peut être considéré comme une démission. Elle a opté pour l’absolu et se retrouve dans l’impossibilité d’y parvenir. Ainsi, décide-t-elle de mourir. Cette solution nihiliste, bien plus qu’anarchiste, est porteuse de pessimisme. Antigone a lutté et si cette lutte était le fruit du désespoir, elle n’en témoigne pas moins de la volonté d’un être à n’accepter de personne une vie qu’elle n’aurait pas choisie. Fort de cette lecture, Jean Anouilh ne met-il pas en œuvre un refus de la démission devant la vie ? Sur cette question, son héroïne rejette le pacte consacrant la médiocrité afin d’éviter la tentation du bonheur facile. La préservation de la pureté a du prix à ses yeux. Elle lui permettra d’accéder à la plénitude de l’absolu. Son héroïne préfère mourir plutôt que de renoncer à son idéal. La question qui nous préoccupe, à ce stade de notre analyse, relève du contenu de cet idéal. De fait, le suicide d’Antigone n’est pas un acte de vaincu. Elle meurt au nom d’un idéal, parce qu’elle ne supporte plus la société dans laquelle elle aurait dû vivre. Elle meurt également au comble du bonheur, pour éviter la décrépitude de ce bonheur. Accepter le monde tel qu’il s’offrait à elle, c’était renoncer à vivre en accord avec la nature, à rester fidèle aux mots d’ordre de l’enfance.

Ce n’était que survivre. Dans l’excès de son geste, Antigone dénonce l’expérience, la sagesse, la complaisance, le mensonge et surtout l’habitude, pire ennemie de la pureté. Elle pose un acte qui suscite une mauvaise conscience en chacun. La scène du garde, bien que mettant à nu la faiblesse humaine, ne peut être considérée totalement comme négative. Elle est stimulante, dans la mesure où elle invite à se défaire de telles lâchetés. L’Antigone de Jean Anouilh se présente comme le lieu géométrique des inquiétudes de ses contemporains face aux incertitudes de la vie.

Au regard de ce qui précède, Anouilh s’écarte radicalement de la pensée grecque. Il n’a cependant pas effectué une « caricature du drame antique ». Il réalise une tragédie moderne plutôt qu’une œuvre sophocléenne, une œuvre philosophiquement plus complexe. Le plus important dans cette satire, c’est l’expression de l’angoisse moderne des années quarante. Le moyen d’y parvenir réside dans l’absence totale des dieux. Cette suppression fait place à la méditation, à la réflexion et à la pensée.

Avant Antigone, les thèmes d'Anouilh étaient le déterminisme, l’aristocratisme et l’impossibilité de l’amour. Il montrait le poids de l’hérédité, du carcan social. Tous ses personnages étaient rigoureusement enfermés dans leur destin, mais ils appartenaient à une petite minorité d’élus qui, adolescents plus ou moins attardés, restaient fidèles au monde pur des rêves de leur enfance. Même s'ils constataient qu’ils ne correspondaient pas à l’existence réelle, refusaient les compromissions, s’en prenaient à la médiocrité de ce que les hommes appellent le bonheur. L’aristocratisme de Jean Anouilh, qui se manifeste aussi chez Sophocle, se traduit par le dégoût pour le peuple qui étale sa sottise et sa cruauté inconsciente lorsqu'un semblant d’autorité le lui permet. Enfin, chez Jean Anouilh, le drame commence lorsque les héros, voués par définition à la solitude, croient pouvoir demander à l’amour la réalisation de leur idéal. Justement, cet amour n'est réalisable que dans un rêve. Il s’agit d’une conception très romantique de l'amour et de la mort. Les valeurs idéales doivent-elles l'emporter sur les nécessités de l'existence ? C’est avec les personnages d'Antigone et de Créon que ces deux conceptions antinomiques s'affrontent pour la première fois. Il s’agit d’une opposition plurielle : droits de la conscience contre raison d’État ; intransigeance et concessions ; passion et raison ; individualisme (et même solipsisme) et humanisme ; absolutisme et relativisme ; idéalisme (romantisme. mysticisme et même utopisme, idée trop parfaite et trop pure du bonheur) et réalisme ; révolte et soumission à la condition humaine qui est de subir le temps, stoïcisme. C’est à ce niveau que nous situons la lecture philosophique de cette œuvre.

L’épisode de l’histoire d’Antigone dans le cycle thébain a donc donné du relief à des idéologies politiques et philosophiques. Ce que nous constatons de récurrent, c’est la subsistance de la tragédie athénienne grecque dans la crise politique et sociale du XXe siècle.

La question du néoclassicisme que nous venons d’achever consacre la pérennité de l’antiquité grecque classique dans ses aspects culturels et politiques. Ces exemples témoignent de la volonté des auteurs contemporains de lire, dans le théâtre de Sophocle, le fondement de la raison occidentale. Notre prochain chantier se trouve dans la continuité du panorama de la critique de Sophocle au XXe siècle. De fait, nous voulons aborder la question de la matérialité du théâtre de Sophocle sur la scène moderne. Il ne s’agira pas de dresser un répertoire des mises en scène effectuées sur la tragédie grecque : nous voulons traiter un chapitre s’inscrivant dans une perspective critique des différentes interprétations, bien entendu, scéniques de l’œuvre de Sophocle.

Chapitre 3 : La Tragédie de Sophocle sur la scène moderne