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Introduction de la première partie

Chapitre 1 : Critique universitaire de Sophocle

1. Genèse d’une lecture idéologique

2.4. La vision politique de Christian Meier

2.4.1. Regard sur l’Ajax de Sophocle

2.4.1.5. Pouvoir et savoir chez Christian Meier

La question du savoir, qui se dégage à la lecture du stasimon sur le prodige de l’homme, serait le reflet d’une prise de conscience générale. La mise en relation de ce chœur avec Créon laisserait entrevoir la nécessité de nuancer le pouvoir, le savoir de l’homme. De fait, le chœur en question mettrait en relief l’orgueil dans lequel la pensée humaine se complait. Il est bien vrai, l’homme peut avoir des qualités exceptionnelles, mais il reste à savoir à quels usages ses facultés sont destinées ? Christian Meier estime que cela dépend, d’une part, de l’attitude de l’individu devant le droit et, d’autre part, de la témérité qui peut le conduire à dépasser les limites fixées à sa situation (p. 244). C’est à ce niveau qu’il situe le danger d’Athènes, une cité connue pour son audace. Indubitablement, les Athéniens pouvaient percevoir une allusion à leur propre cité dans les vers où l’homme sort de sa condition et cherche à atteindre la puissance de Zeus (p. 244). Christian Meier observe, dans cette œuvre, la conscience du pouvoir humain, décrite de façon impressionnante. Cette nouvelle conscience, qui suscite une fierté chez l’homme, constituerait en réalité un danger pour sa propre vie, ce qui pourrait mettre en péril la cité. Meier ne manque pas de relever cette cause : « déclenchée par le « polycentrisme » opiniâtre, « autocratique » de Périclès » (Meier, Christian, p. 245). Sophocle, à travers le personnage de Créon, entendait porter sur la scène les innovations audacieuses entreprises par Périclès au Ve siècle avant Jésus-Christ.

Dans ce contexte, l’homme politique peut-il se donner la latitude de prendre des décisions importantes, même quand il s’enfonce dans son erreur en se refusant toute objection ? Et même le conseil de vieillards riches et puissants, en ce qui concerne l’œuvre de Sophocle, ne peut donner d’opinion, bien qu’épris de pitié pour Antigone. Il ne voit que sa gloire d’une part et, d’autre part, l’insoumission par laquelle elle s’est attiré le châtiment.

Christian Meier perçoit dans cette attitude : « un attachement intérieur au monarque, et aux anciens principes proclamant la nécessité de la soumission en le mal qu’est l’absence d’autorité » (p. 245). Le peuple semble plaindre Antigone. Il est cependant difficile de savoir s’il le fait pour son courage, l’indépendance de son acte, ou parce qu’il juge les funérailles nécessaires. Il est aussi probable que Sophocle veuille montrer le sens de l’équité, de la justice et de la sagesse du peuple, malgré le fait qu’il n’ait aucun pouvoir. Face à l’obstination de Créon, ni le devin Tirésias, et encore moins Hémon n’ont réussi à infléchir le roi déterminé à faire appliquer sa loi. Cette attitude ne reflète pas les principes de la démocratie.

Selon Christian Meier, dans une telle situation l’absence d’arbitre ne garantira pas le bien-fondé des décisions émanant du pouvoir. La résolution de ce problème est loin d’être le résultat d’un choix constitutionnel, dans la mesure où il se présentait probablement avec la même acuité dans le régime démocratique pour les décisions de l’assemblée du peuple. À ce

niveau, la démocratie ne pouvait se vanter d’une quelconque supériorité sur la tyrannie. C’est à ce degré que Christian Meier trouve une réponse dans l’œuvre de Sophocle : « il faut faire grand cas des lois du pays et des droits jurés devant les dieux ; les lois écrites mais, aussi, et surtout les non écrites » (p. 245). C’est une exhortation à l’équilibre. Ce que Créon ignore totalement. En revanche, Christian Meier encourage l’attitude d’Ulysse dans Ajax, à laquelle il invite Créon. Ce dernier n’a pu accepter les remarques d’autrui et a fait montre de son incapacité à céder face aux pressions de son entourage. Créon refuse la divergence de points de vue et l’idée de voir la vérité jaillir de leurs confrontations. N’est-ce pas là une invitation au débat contradictoire qui permettra, bien entendu, aux meilleurs arguments de l’emporter sur l’unilatéralité ? Christian Meier emprunte cette voie dans sa lecture de Sophocle :

« Il faut que le poète ait été nourri de démocratie, et qu’il ait subi intérieurement l’épreuve de ses difficultés, pour l’idée que celui qui croit à l’unicité de l’opinion est un être vide ! Parce qu’il ne sait pas porter en lui la multiplicité des opinions possibles, parce que son espace intérieur ne correspond pas à celui de la démocratie » (Meier, Christian, p. 246).

La réflexion sous-jacente à ces propos demeure le danger que constitue l’isolement, l’obstination à l’attachement à son opinion personnelle. Il assimile cet isolement à la cité d’Athènes qui se renferme et explique son autonomie.

La situation d’Antigone, malgré sa haute naissance, s’apparente à celle que vit un simple citoyen athénien. Le jugement de Christian Meier à l’égard de l’acte d’Antigone est partisan. Nous le percevons à travers la légitimation de l’acte : « ce n’est pas une rebelle : d’une manière générale, elle s’insère parfaitement dans l’ordre de la cité » (p. 246). Il estime qu’elle désobéit sur un seul point, sur la loi de Créon. De fait, elle reconnaît une loi plus haute à laquelle elle entend se soumettre. Cette attitude lui donne tort et raison à la fois. La pensée politique qui prend forme dans cette analyse d’Antigone est la nécessité d’une pensée indépendante solitaire, s’écartant de toutes les autres, sans laquelle il est impossible de faire entendre certaines visions. Généralement, il est difficile à un moment donné de son histoire, pour une cité, de se passer de ce type de personnes en dépit de la partialité, de l’intransigeance, inséparables de leur nature. Christian Meier estime que rien ne peut être réalisé sans eux. Aucune transformation politique de type révolutionnaire ne peut s’effectuer en dehors de ces personnes. L’admiration que le peuple et les vieillards affichent pour Antigone n’exprime-t-elle pas ce besoin ?

L’interprétation politique de Christian Meier est la suivante : « ce serait l’annonce d’une conception toute nouvelle de la responsabilité civique » (Meier, Christian, p. 247), à

cette période de la cité d’Athènes. Cette responsabilité marquerait le début de la libération de l’individu. De même, l’incarnation de cette prise de conscience par une femme, privée de citoyenneté, accentue la colère des dirigeants, notamment celle de Créon. Antigone serait, dans cette perspective, un appel à l’égalité de tous devant la loi et la liberté. Cette liberté se situe dans la logique de la philosophie politique contemporaine de Christian Meier qui, lorsqu’il reprend la figure libératrice d’Antigone évoquée par André Bonnard, la transpose dans un univers plus moderne, loin d’Athènes.

En dernier ressort, l’Antigone et l’Ajax de Sophocle seraient des tragédies politiques selon Christian Meier, voire le champ où s’affrontent les opinions. Cet avis est loin de refléter la conception politique de Créon qui s’isole du reste. Il existe cependant des limites que le politique doit respecter. Selon Meier : « il est et demeure imbriqué dans le monde des dieux, ceux d’en haut comme ceux d’en bas » (Meier, Christian, p. 248). Le politique n’a, en quelque sorte, pas le droit d’ignorer le sacré et toute la tradition qui fonde une cité. Dans Antigone, comme le note Meier, Sophocle a confronté le corps civique avec lui-même, sa réalité et surtout ses possibilités. De façon très réaliste, il lui montre où se cache le tyran qui sommeille en lui ; il lui montre quel risque court la raison et combien lourdes seraient les conséquences s’il succombait à la tentation de passer les bornes.

Il est vrai que Christian Meier ne perd pas de vue le fait que Sophocle situe toute cette histoire dans un passé mythique, mais son analyse renferme une actualisation de la situation politique d’Athènes. Il tente d'exprimer le besoin réel du corps civique. Meier a mené une étude politique qui transforme Antigone et Ajax en deux œuvres politiques. Ce choix est fondé sur une idéologie révolutionnaire. Pour mieux situer son interprétation politique dans le XXe siècle, il importe de convoquer son ouvrage La naissance du politique (édition originale allemande, 1980, trad. Gallimard, 1995). En effet, il interprète ce qui s’est passé en Grèce à partir du Ve siècle av. J.-C. comme la période d’apparition d’un nouveau type de comportements. Il se réfère à une présence à soi-même du corps civique, qui fait de l’activité politique le moyen d’une action collective, et qui donne, ainsi, l’espoir d’agir sur la destinée historique. Il s’inscrit dans la dernière grande période de l’Histoire, plus précisément le XXe siècle. Au regard de ce qui précède, notons que Christian Meier désigne moins l’activité législative et gouvernementale, qu’une certaine intensité dans les rapports collectifs qui, en dernier ressort, constitue une présence des individus aux orientations et fins collectives. Pour mieux saisir l’idée principale à partir de laquelle Christian Meier construit son discours relatif à la politique, il convient de se référer à François de Polignac qui disait :

« L’idée centrale de Meier, réaffirmée avec constance dans l’ensemble de son œuvre, est que le politique au sens grec n’apparaît vraiment réalisé que dans la démocratie athénienne du Ve siècle qui en incarne la substance même et représente de ce fait une innovation radicale dans l’histoire universelle. Le politique est en effet définie comme le champ d’action où l’individu s’identifie totalement au statut de citoyen, le moment existentiel où le fait de se projeter entièrement dans l’instance politique suffit à définir l’identité personnelle et communautaire, toutes les autres formes (sociales, religieuses, économiques) d’association et de solidarité étant secondes ou subordonnées à cette forme de représentation. Or, c’est essentiellement dans l’Athènes du Ve siècle que l’instance politique se présente non plus comme un domaine d’activité spécifique mais, pour reprendre les termes de Meier, comme un véritable « champ d’apparence » collectif, une manière d’être et de vivre représentant la « valeur centrale, fondamentale et fondatrice de sens dans l’économie des personnes et des sociétés », où toutes les contraintes de la structure sociale se trouvaient abolies au sein d’une « sphère particulière que [les citoyens] constituaient eux-mêmes et dans laquelle ils étaient égaux ». La démarche de Christian Meir est donc celle d’un historien qui, pour comprendre l’émergence de cette situation sans précédent où la participation à la décision politique recouvre si complètement le champ social qu’elle rend subsidiaire ses distinctions propres et suffit à définir l’identité individuelle en même temps que l’unité communautaire, retrace comment, de Solon à Périclès, la formation de la « pensée politique » fournit le modèle auquel les aspirations et les intérêts de larges couches de la société s’identifièrent de plus en plus étroitement. »85 Christian Meier perçoit le politique comme un lieu où se définit l’identité individuelle nécessaire à la communauté. Ainsi, l’individu en tant qu’acteur du jeu politique a besoin de l’existence de la communauté pour donner un sens collectif et concerté à son action. C’est ce qu’Athènes aurait réussi au Ve siècle avec l’instauration de la démocratie qui se place au-dessus des autres formes d’association. Elle est la substance qui fait vivre le citoyen et traduit son appartenance à un collectif et à une cité. C’est justement cette appartenance qui imprime une valeur à ses actes en tant que citoyen. Ici, les valeurs les plus importantes seraient sociales d’autant que l’égalité que procure la démocratie annule toute forme de stratification de la société devant l’intérêt commun que représente la cité.

85Polignac (de), François, « Anthropologie du politique en Grèce ancienne » (note critique) in Annales, Histoire, Sciences sociales, 52e Année, n° 1, jan.-fév. 1997, p. 32-33

Il faut dire, comme le note François de Polignac, que l’ouvrage de Christian Meier se place à la croisée de toute une série de récits. Les historiographies françaises et anglo-saxonnes l’auraient abordé ou renouvelé, chacune à partir de ses propres affinités et traditions intellectuelles dans les années quatre-vingt (Polignac, François de, p. 35). Sur ce point, François de Polignac citait l’Introduction à l’anthropologie politique de l’Antiquité classique, en 1984, de Paul Veyne. En effet, ce dernier indique dans son ouvrage que l’approche de Christian Meier rompt avec la tradition française, qui pense d’abord la constitution de la société dans le temps long, en laissant de côté l’événementiel, afin de concilier l’anthropologie et l’histoire (p. 35). Le problème d’une telle conciliation réside, selon François de Polignac, dans son fonctionnement. De fait, elle fonctionne dans le sens d’une articulation de l’histoire politique sur un concept anthropologique du politique, mais non dans la perspective d’une articulation de l’anthropologie de la cité et des pratiques sociales sur l’histoire du politique. Dans la critique de Christian Meir, l’anthropologie spécifique à une cité ne définit pas l’histoire du politique. Autrement dit, l’exemple d’Athènes ne doit pas constituer l’origine de l’histoire du politique. Pour entrer dans le champ historique du politique chez Meier, les autres domaines de la vie sociale et culturelle, tels que la tragédie à Athènes, doivent l’intégrer dans leur pratique.

Faut-il limiter la lecture politique de Sophocle à Christian Meier ? En effet, bien d’autres critiques ont abondé dans ce sens.