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Les trafiquants de cocaïne sont des entrepreneurs illégaux qui font commerce de denrées illégales en innovant, en investissant des capitaux et en choisissant parmi divers moyens à leur disposition afin de maximiser leurs bénéfices tout en minimisant les risques [Arlacchi, 1986 ; Haller, 1990 ; Van Duyne et al., 1990 ; Krauthausen, Sarmiento, 1991]. Ils sont également en quête de statut et de recon- naissance sociale et tendent à utiliser les ressources symboliques et matérielles de façon rationnelle. On peut dire que c’est aussi le cas de leurs employés : bien que soumis à beaucoup plus de contraintes, leur comportement

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(1) Environ 10 000 immi- grants colombiens vivent aux Pays-Bas, dont deux tiers de femmes. Ces immi- grants sont dispersés, désor- ganisés et ils n’ont dévelop- pé aucune forme visible « d’économie ethnique » caractéristique d’autres minorités ethniques plus nombreuses.

reflète les tensions qui existent entre les compétences et les opportunités, les revenus potentiels et les grands risques auxquels leurs actes les exposent [Gruter, Van de Mheen, 2005].

Ainsi, en tant qu’acteurs rationnels, leurs perceptions de telle ou telle ressource ou place commerciale – ici le port de Rotterdam – peuvent, dans une certaine mesure, être comprises comme de l’évaluation de risques [Cornish, Clarke, 1986 ; Bruinsma, Van de Bunt 1993]. Même lorsqu’ils ne disposent que d’informations partielles ou fausses les entraînant à prendre de « mauvaises » décisions, et même lorsqu’ils assument les risques encourus à certains moments cruciaux en en appelant à la fortuna [Giddens, 1991, p. 113], les entrepreneurs de la cocaïne et leurs employés calculent bel et bien leurs chances de réussite et d’échec et déploient des stratégies visant à minimiser les risques. La manière dont ils perçoivent certains sujets peut contribuer à expliquer leurs actes.

Toutefois, il serait simpliste de postuler l’existence d’une relation mécanique entre perceptions et actions, surtout dans le cadre d’une recherche s’appuyant sur un matériau ethnographique périphérique collecté en majorité lors d’entretiens et de conversations où les trafiquants colombiens se remémoraient des opérations passées et des personnes tierces. Lorsque nous avons interrogé ces traquetos à propos du port de Rotterdam, nous avons été confrontés à au moins trois dilemmes qui témoignent de la complexité de la relation entre les opinions des trafiquants et leurs actions. Premièrement, dans de nombreux cas ces opinions constituaient des rationalisations post hoc (inventions, justifications, mise en avant de soi, exagérations) et non de véritables motifs participant d’un processus de prise de décision [Sykes, Matza, 1957]. Comme nous le verrons, cela est particulièrement évident dans les points de vue exprimés par des trafiquants preneurs de risques à propos des contrôles et de la répression. Deuxièmement, certaines des opinions sur le port que nous avons consignées provenaient d’informateurs disposant d’une marge de manœuvre réduite ou inexistante, si bien que leurs avis n’ont pu influer, au mieux, que très modestement sur les actions qu’ils ont dû effectivement mettre en œuvre.

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C’est, par exemple, le cas des employés non qualifiés qui se contentent d’obéir aux ordres et n’ont pas leur mot à dire sur les décisions opérationnelles. Enfin, nous avons été confrontés à quelques cas où la perception de la présence d’un grand risque était connotée positivement, les actes traduisant alors à la fois un goût du risque et des stratégies de minimisation de celui-ci. Afin de restituer de manière plus complète le monde social des trafiquants, nous présenterons autant que possible les perceptions dans leurs interactions avec les actes.

La diversité des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus pose un problème supplémentaire. Les Colombiens impliqués dans le business de la drogue aux Pays-Bas ne constituent pas un groupe social ou culturel unique ni homogène. Qu’ils agissent en tant qu’entrepre- neurs, intermédiaires ou employés, une grande diversité les caractérise en termes d’extraction sociale, de ressources économiques et de degré d’implication, sans parler des grandes différences entre les risques personnels et finan- ciers encourus par chacun2.

Leurs points de vue sur le port reflètent, dans une certaine mesure, cette diversité. Certains trafiquants, tels les mulas (courriers aériens), les boleros (transporteurs in corpore) ou encore les importateurs de cocaïne n’utilisant que la voie aérienne, connaissent mal le port et nous n’avons pas pris leurs opinions en compte ici. D’autres, agissant en tant que grossistes locaux ou hommes de main, avaient des avis à émettre sur Rotterdam même si leur expérience du port n’était que superficielle ou indirecte. D’autres encore, restés en Colombie, ont évoqué le port mais n’y ont, en fait, jamais mis les pieds.

D’une manière générale, et d’accord, en partie, avec des résultats de recherches obtenus précédemment en Grande-Bretagne [Dorn et al., 1998, p. 547], on peut distinguer trois groupes de trafiquants colombiens forte- ment contrastés en termes de perceptions des risques :

a) Les exportateurs détenteurs de capitaux (les numéros 1 « planqués »)

Il s’agit d’entrepreneurs de la cocaïne colombiens qui prennent des décisions logistiques et opérationnelles

(2) Cf. Zaitch [2002] pour une description détaillée des divers types de trafi- quants de drogues.

cruciales (dont le choix des destinations des cargaisons de drogue) ; qui ne se rendent jamais aux Pays-Bas ; et dont les importantes ressources financières leur permettent de payer des tiers pour effectuer les tâches les plus risquées et de supporter les coûts de pertes éventuelles. On peut donc considérer que ces trafiquants n’aiment pas prendre des risques et les qualifier de « planqués ».

b) Les exportateurs non détenteurs de capitaux (les numéros 1 « mouillés »)

Ces entrepreneurs prennent des risques mais ne possèdent ni les capitaux ni les contacts qui leur permettraient de rester « planqués ». Ils sont décision- naires et résident aux Pays-Bas (de façon temporaire ou permanente). Ils parviennent à transférer la prise de certains risques à des employés ou des subordonnés plus vulnérables, mais doivent néanmoins rester assez proches des cargaisons de cocaïne. Ils sont donc « mouillés » puisqu’ils s’exposent à des poursuites judiciaires en cas de succès policier à l’encontre d’une de leurs opérations.

c) Les employés à hauts risques (les numéros 2 et 3 « mouillés »)

Il s’agit d’employés, au besoin remplaçables ou « jetables », qui accomplissent les tâches les plus risquées, telles que traverser une frontière avec une cargaison de drogues, en assurer le déchargement ou la garde rapprochée, ou encore manipuler de l’argent aux Pays-Bas. Ils ne prennent aucune décision concernant les destinations, courent de très grands risques personnels et n’ont droit ni à l’erreur ni à l’échec. Ils sont totalement dépendants, souvent mal informés et vivent en permanence sur le fil du rasoir.

Tous les informateurs dont les points de vue sont pris en compte dans cet article appartiennent aux groupes b et c ; en outre, nous présenterons, chaque fois que possible, des informations secondaires ou de nature plus générale concernant le port, que nous avons collectées en Colombie.

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